577057805 59e0f0ced3 cTout système scolaire est constitué d’un grand nombre de contextes d’action (les cours et les classes). Pour que ceux-ci « tiennent ensemble » et remplissent leurs fonctions, ils doivent être mis en système. Jusqu’il y a peu, cette mise en système prenait une forme administrée, avec des normes définies centralement par le pouvoir politique et mises en œuvre par une administration hiérarchisée. Cette forme est en train de muter en une forme hybride, qui pourrait être qualifiée de contractuelle et annoncer une forme purement marchande. À moins que nous nous libérions de l’imaginaire social dominant... Explications.

Par Bernard DELVAUX, chercheur en sociologie de l’éducation (UCLouvain)

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L’École est une institution complexe, composée d’un très grand nombre de cours et de classes. Quand la forme du système scolaire était administrée, ces contextes d’action locaux étaient contrôlés centralement par le pouvoir politique et l’administration. Ils étaient aussi standardisés, se conformant à ce que l’on nomme la forme scolaire. Tous appliquaient peu ou prou les principes de programmation des apprentissages, de transmission verticale du maitre vers l’élève, d’indifférenciation du traitement des élèves d’une classe, et de séparation nette entre l’école et le monde extérieur. Cette forme de contexte d’action éducative s’était imposée. Elle était perçue comme une réponse adéquate aux attentes sociétales.

Comment faire tenir un système qui se fragmente ?

Or, nos sociétés ne ressemblent plus à celles qui ont enfanté ces systèmes scolaires. Les attentes sociétales ont changé. Les individus veulent dé- sormais être des sujets autonomes plutôt que des membres dociles d’un collectif intégré. Ils sont en conséquence davantage responsabilisés, ce qui les oblige à se mobiliser, entre autres en développant et adaptant sans cesse leurs compétences. Pour ce faire, ils multiplient et diversifient leurs demandes éducatives. En réponse, les offres éducatives extra-scolaires de tous types prolifèrent. Au sein même de l’École, de nouvelles pratiques éducatives émergent pour répondre à la singularisation des demandes.

Mais comment faire tenir un système dont les contextes d’action se diversifient à ce point? La forme administrée devient difficile à maintenir. Les autorités publiques recherchent dès lors de nouvelles formes d’organisation des systèmes scolaires. La plus courante peut être qualifiée de contractuelle, sorte de compromis entre la forme administrée traditionnellement adoptée par les systèmes scolaires et la forme marchande qui régit désormais les offres éducatives extra-scolaires.

La contractualisation du scolaire

Certes, la forme administrée des systèmes scolaires n’a pas disparu. Des acteurs nostalgiques d’une société unifiée la défendent. D’autres essaient de contenir le processus de fragmentation du système. Pourtant, les digues qu’ils érigent ne semblent pouvoir résister aux lames de fond sociétales qui sapent la forme administrée. Des usagers, qui jusqu’alors se soumettaient aux injonctions des concepteurs des systèmes scolaires ou les contestaient de l’intérieur en essayant de les faire changer, deviennent des clients adressant des demandes personnalisées qu’ils veulent voir rencontrées sous peine d’aller voir ailleurs. Et les opérateurs scolaires, qui jusqu’alors mettaient en œuvre un programme largement défini en dehors d’eux, deviennent des offreurs façonnant leur offre dans l’espoir de rencontrer une demande tout en se pliant (ou feignant de se plier) aux normes imposées par l’instance centrale.

Des usagers, qui jusqu’alors se soumettaient aux injonctions des concepteurs des systèmes scolaires ou les contestaient de l’intérieur en essayant de les faire changer, deviennent des clients adressant des demandes personnalisées qu’ils veulent voir rencontrées sous peine d’aller voir ailleurs.

Émerge ainsi un double processus de contractualisation : entre usagers et opérateurs, d’une part; entre pouvoirs publics et opérateurs, d’autre part. Sur le premier plan, les usagers se sentent moins tenus de rester fidèles à l’établissement où est scolarisé leur enfant. Ils réclament plus de liberté de choix, plus de droit de contester les décisions des équipes éducatives. Les évolutions législatives vont dans ce sens. La liberté de choix de l’école reste taboue (même lors de l’inscription en 1re secondaire) 1 et l’on renforce la possibilité pour les parents de contester les décisions de l’institution ou d’avoir le dernier mot en matière d’orientation. Sur le second plan, entre pouvoirs publics et opérateurs, ce qui prenait auparavant la forme de normes centrales tend à prendre la forme de contrats. L’imposition d’objectifs prend le pas sur l’imposition de pratiques. L’établissement a plus de latitude pour choisir les moyens d’atteindre les objectifs, voire, comme en Belgique francophone, de choisir ses objectifs dans une liste prédéfinie par l’autorité publique, avec l’obligation de s’engager dans ce qui s’appelle significativement un contrat d’objectifs. C’est alors sur la base de ces objectifs et des caractéristiques particulières de son public qu’il est ensuite évalué dans une logique de reddition de comptes.

Ce faisant, les politiques publiques se focalisent sur l’établissement. On attend de ce dernier qu’il se mobilise et soit tenu pour responsable de ses «résultats », qu’on compare à ceux d’établissements au public similaire. On oblitère ainsi la question des interdépendances, souvent compétitives, entre l’établissement et les écoles proches. On masque aussi les facteurs macro et extra-scolaires qui contraignent ses marges de liberté. Ainsi laisse-t- on croire que tout peut être réglé au niveau local de l’établissement, auquel on délègue la responsabilité de choix politiques non assumés au niveau central. Or, une école ne peut maitriser les facteurs macro qui résultent de plus en plus de la combinaison de décisions prises par une multitude d’acteurs ne se référant plus à un même socle de valeurs. Cela d’au-tant plus que le politique a renoncé à définir démocratiquement les contours d’une quête collective.

La forme marchande d’un système se distingue clairement de la forme administrée, où la régulation est fondée d’abord sur des normes centralement définies, applicables à toutes et tous et où dominent les notions d’élève, de service public, d’établissement et d’obligation, au contraire d’un système marchand, où fleurissent les notions d’usager voire de client, de privatisation voire de financiarisation, d’entreprise voire d’industrie, de contractualisation voire de transaction.

Le Pacte pour un enseignement d’excellence, qui se veut portant ambitieux et systémique, manque cruellement d’un tel horizon commun qui puisse polariser les énergies. Il n’impose qu’une liste de savoirs et compétences dans des référentiels tatillons, tandis qu’il laisse aux écoles la « liberté » de définir la manière d’y parvenir et, surtout, d’opérer de facto le choix, souvent implicite, des valeurs et attitudes qu’elles privilégient. Cette forme contractuelle n’est-elle qu’une transition vers une forme marchande ? Il est trop tôt pour l’affirmer, mais on ne peut écarter un tel scénario. Pour éviter tout malentendu, soulignons que la forme marchande n’implique pas la monétarisation de toutes les transactions. Elle existe quand la régulation est principalement fondée sur l’ajustement réciproque des offres et des demandes. C’est alors ce processus d’ajustement qui oriente la forme des contextes d’action éducatifs et régule les flux d’individus entre ces contextes.

Dans un tel système, les usagers veulent peser sur la définition de l’action éducative ou, à tout le moins, exercer leur liberté de choix entre des offres éducatives diversifiées. Quant aux offreurs, ils cherchent à configurer leurs offres de telle manière qu’elles répondent (ou paraissent répondre) adéquatement à des demandes... qu’ils suscitent parfois eux-mêmes.

La forme marchande d’un système se distingue clairement de la forme administrée, où la régulation est fondée d’abord sur des normes centralement définies, applicables à toutes et tous et où dominent les notions d’élève, de service public, d’établissement et d’obligation, au contraire d’un système marchand, où fleurissent les notions d’usager voire de client, de privatisation voire de financiarisation, d’entreprise voire d’industrie, de contractualisation voire de transaction.

La marchandisation du non scolaire

Si la forme du système scolaire ne peut encore être qualifiée de marchande vu la place qu’y tient en- core l’autorité publique, on ne peut pas en dire au- tant du secteur éducatif non scolaire 2. Celui-ci est en effet passé d’une forme communautaire à une forme marchande. Longtemps, les opérateurs et usagers de ce secteur ont agi en s’inscrivant docilement dans le cadre d’institutions se référant à une confession (catholique, principalement) ou à une classe sociale (ouvrière, notamment). Au cours du 20e siècle, ces institutions ont développé dans le secteur éducatif et dans nombre d’autres secteurs des organisations accompagnant les individus du berceau à la tombe et les affiliant ainsi durablement à des systèmes dont la forme communautaire tient ensemble les contextes locaux en s’appuyant davantage sur des normes par- tagées par l’ensemble des acteurs que sur des dispo- sitifs hiérarchiques de gestion administrée.

Désormais, ce n’est plus d’abord en référence à ces confessions ou classes sociales que les parents choisissent les lieux éducatifs extra-scolaires. Même quand ils restent attachés à ces communautés, ils hésitent rarement à chercher hors de ces « mondes » l’offre adaptée au profil de leur enfant et à leurs objectifs éducatifs. Ils soutiennent ainsi une dynamique de pluralisation d’offres, également entretenue par les initiatives d’acteurs externes à ces communautés et jusqu’alors étrangers à l’éducation, qui investissent le secteur éducatif pour défendre une cause, une pédagogie particulière, leurs intérêts ou leurs profits. Ces offres et demandes se rencontrent et s’ajustent par le biais de dispositifs d’interfaçage qui fournissent aux usagers et offreurs des informations leur permettant d’agir en connaissance de cause, en fonction de ce qu’ils estiment être leurs besoins.

Vers un système marchand globalisé ?

Ces diverses évolutions pourraient conduire à l’émergence d’un système global marchandisé in- tégrant les offres scolaires et non scolaires. Un tel scénario est possible si la fragmentation des systèmes scolaires se poursuit, et si s’estompent les frontières entre les systèmes scolaires nationaux ainsi qu’entre ces systèmes scolaires et les offres éducatives non scolaires.

Or, force est de constater qu’à l’échelle des systèmes scolaires, la forme contractuelle encourage plus qu’elle ne freine la fragmentation. Et il y a bel et bien un estompement progressif des frontières nationales, de plus en plus souvent franchies par les apprenants et les offreurs des systèmes scolaires. Quant aux frontières entre secteurs scolaires et non scolaires, elles sont aussi de moins en moins étanches : les usagers élaborent davantage qu’avant des parcours combinant ces deux types d’offre et tendent à les mettre en balance ; un nombre croissant d’opérateurs extra-scolaires interviennent dans le cadre de l’école, tandis que se multiplient les dispositifs d’interfaçage communs au scolaire et au non scolaire; enfin, on assiste à une redistribution des pouvoirs entre acteurs étatiques et privés, de même qu’entre acteurs scolaires et non scolaires.

La contractualisation des systèmes scolaires et la marchandisation du secteur éducatif non scolaire, de même que leur possible intégration dans un système global marchandisé ont comme principale conséquence la perte de maitrise collective sur l’avenir, celui-ci devenant la résultante imprévisible des interactions entre des demandeurs et offreurs inégalement dotés de puissance et principalement agis par leurs désirs et intérêts.

Une alternative ?

Ceux qui regrettent les évolutions en cours accusent souvent les politiques publiques et les acteurs les plus puissants, tels que les organisations internationales ou les entreprises multinationales intervenant dans le secteur éducatif. On ne peut certes nier l’impact de ces acteurs et de ces facteurs structurels, mais on néglige trop souvent l’importance des fac- teurs culturels, et en particulier de ce que Cornelius Castoriadis nomme l’imaginaire social et considère comme l’institution centrale des sociétés. Cet imaginaire social est constitué d’un noyau de significations imaginaires partagées par les membres d’une société. Ces significations sont imaginaires, car le sens que les individus d’une société donnent aux choses, parmi tant d’autres sens possibles, ne peut être réduit à un choix rationnel ou fonctionnel, ni prétendre être l’exact reflet de la réalité. Ce noyau de significations oriente puissamment leur agir.

Il ne s’agit pas de soumettre à nouveau l’individu au groupe, mais de concevoir le collectif comme le garant d’une liberté qui ne soit pas en toc et soit accessible à toutes et tous, dans une logique d’égalité de pouvoir.

Or, la modernité a forgé peu à peu un imaginaire social centré sur une quête d’autonomie et de compréhension rationnelle du monde. Longtemps, cette quête a été celle d’une élite, la majorité de la population restant soumise à l’imaginaire d’un monde régi par l’ordre divin. Avec le capitalisme, le développement de la science et l’industrialisation, l’imaginaire de l’élite s’est démocratisé tout en mutant. La quête d’autonomie s’est transformée en quête de liberté sans limite : il importe désormais d’assouvir ses désirs, sans s’inquiéter de leur conditionnement.

Quant à la quête de compréhension rationnelle du monde, elle s’est muée en quête de mise à disposition du monde : il s’agit de repousser indéfiniment les limites du champ des possibles en accumulant des ressources indivi- duelles et collectives. Cette seconde quête, qui est recherche de puissance, est mise au service de la quête d’une liberté équivalant en fait à une soumission – en définitive peu libre – à ses désirs.

Ma thèse est que la marchandisation de l’école est fondamentalement liée à ce nouvel imaginaire partagé par chacun·e de nous, y compris par celles et ceux qui contestent les politiques publiques et les puissants. Si cette thèse est juste, il faut alors œuvrer sur le long terme à un changement d’imaginaire. En particulier, il importe de donner un nouveau sens au mot liberté et concevoir d’autres rapports entre individu et collectif. Il ne s’agit pas de soumettre à nouveau l’individu au groupe, mais de concevoir le collectif comme le garant d’une liberté qui ne soit pas en toc et soit accessible à toutes et tous, dans une logique d’égalité de pouvoir. Or, les objectifs que s’assigne le Pacte restent imprégnés de l’imaginaire dominant. Défendre, par exemple, l’égalité des chances d’accéder aux places inégalement dotées, tout comme faire de l’école le levier pour que la Belgique ne perde pas trop son rang dans la compétition entre nations, sont des objectifs qui restent profondément ancrés dans un paradigme de pensée faisant le lit d’une marchandisation des rapports humains. Comment, dès lors, un tel Pacte pourrait-il aider chacun·e à réellement s’émanciper ? #

1. Le Décret Inscription ne remet pas en cause la liberté de choix, mais établit des règles pour trier les demandes quand celles-ci sont plus nombreuses que les places disponibles dans une école.

2. Le concept de secteur éducatif non scolaire désigne l’ensemble des offres éducatives externes au système scolaire. Cet ensemble hétéroclite re- groupe aussi bien les offres d’opérateurs associatifs que celles d’organisations à but lucratif, y compris les multinationales de l’édition ou du numérique.

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