PhotoBSCPCanapeÀ l’occasion de la rentrée politique du MOC, sa présidente Ariane Estenne a convié Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe pour repenser plus profondément, plus globalement et plus radicalement les fondamentaux de la démocratie. Ils élaborent une histoire et une philosophie de la démocratie, pour mieux comprendre ses fondements historiques et ses (dys) fonctionnements contemporains. Une discussion féconde dans un contexte d’élections qui arrivent.

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Quelle est votre conception de la démocratie à partir de l’expérience athénienne ?

Christophe Pébarthe (C.P.) : Il y a une sorte de paradoxe à parler de démocratie pour qualifier un régime dans lequel l’esclavage est reconnu et les femmes ne votent pas. Ces deux éléments sont souvent utilisés pour dénier, à Athènes, l’existence d’un régime qualifié de démocratique. Au mieux, les Athéniens sont désignés comme de lointains ancêtres qui auraient eu l’idée de la démocratie et nous serions la forme aboutie de cette démocratie avec les élections, le suffrage universel direct. Or, cette conception historique oublie le fondement même de l’idée démocratique. En effet, penser l’élection comme la comme forme aboutie de la démocratie revient à opérer un glissement qui consiste à passer du collectif, le dêmos (le peuple), à des droits individuels, le droit de vote. La question « qui gouverne ? » disparait et est remplacée par « qui vote pour ? ». Mais si nous envisageons la nature démocratique d’un régime politique à partir de cette question du « qui gouverne ? », force est de constater que les Athéniens étaient en démocratie – même s’ils n’avaient pas la même définition du « peuple » – et qu’en revanche, nous ne sommes pas en démocratie puisque que les peuples ne se gouvernent pas eux-mêmes effectivement de nos jours. Et il est même possible d’ajouter que très souvent, ils sont gouvernés contre leur propre volonté, car nombre sont les dirigeants qui mettent en avant l’impopularité des décisions qu’ils prennent pour valoriser leur action. Je retiens donc de ce travail sur Athènes, l’idée toute simple, que pour réfléchir à la démocratie, il faut partir de son fondement athénien, à savoir que la démocratie suppose a minima que le peuple, le dêmos, se gouverne lui-même effectivement.

Barbara Stiegler (B.S.) : Aujourd’hui, on croit très souvent que pour être en démocratie, il suffit qu’il y ait des lois par rapport auxquelles tout le monde est à égalité. Non, pour qu’il y ait une démocratie, il faut que tous les citoyens participent à la fabrication de la loi. On confond en fait citoyenneté et démocratie. Une autre grande confusion consiste faire correspondre la démocratie à l’État de droit. Pourtant, dans les régimes où il y a un État de droit, où les droits de l’homme sont respectés, ce n’est pas pour autant le peuple qui gouverne. De même, on associe souvent un pays démocratique à un pays où on fait des élections. C’est également tout à fait faux. Il y a des élections relativement libres dans beaucoup de pays. Pourtant le peuple y est entièrement absorbé par la logique de la délégation.
On arrive aujourd’hui à une situation où ce que le gouvernement français actuel appelle « démocratie » n’est rien d’autre qu’une démagogie. C’est-à-dire que les dirigeants s’estiment beaucoup plus diplômés, beaucoup plus compétents pour saisir l’intérêt général et transforment la notion de dêmos en celle de population qu’il faut mener dans la bonne direction. Si nous ne voulons pas de cette démagogie, il faut revendiquer la notion de démocratie. La démocratie c’est une expérience incroyable, que nous ne connaissons pas forcément, sinon à une échelle très locale.

Justement, certains argumentent que la démocratie ne peut être pleinement expérimentée dans le sens que vous défendez en raison de la taille de nos pays. Que leur répondez-vous ?

B.S. : Nous ne sommes pas d’accord avec cette idée. Athènes était une cité qui avait une vie internationale extrêmement intense, qui était confrontée à des problèmes très graves comme des épidémies dévastatrices, qui devait gérer des importations et des exportations mais aussi les stocks de céréales, de manière extrêmement complexe. Et pourtant, Athènes était bien une démocratie. Donc notre hypothèse est d’essayer de donner le gout de la démocratie ou l’envie d’essayer la démocratie à des pays qui sont plutôt frappés par un scepticisme et une fatigue face à ce régime, qu’il soit réel ou supposé.
C.P. : Au Ve siècle av. J.-C., Athènes, ce sont 60.000 citoyens pour potentiellement 400.000 habitants en tout. Donc si vous rapportez ces données à l’absence de technologies de communication moderne, vous voyez bien que les impossibilités que nous évoquons, ils auraient pu se les infliger à eux-mêmes en prétextant que leur territoire était trop grand. J’ai coutume de dire que si nous passons autant de temps à dire que c’est impossible, c’est précisément parce que nous ne voulons pas envisager la possibilité même de la démocratie.


Quelles limites voyez-vous alors à la démocratie représentative, c’est-à-dire l’idée de pouvoir donner un mandat à des personnes qui nous représentent ? Et quelle place donnez-vous aux assemblées ?


C.P. : En premier lieu, il faut faire attention aux mots utilisés. En réalité, il n’y a pas de représentation, mais une délégation de pouvoir. Et c’est encore plus vrai pour les régimes dits parlementaires dans lesquels y a un processus d’élections avec des représentants et ensuite des négociations politiques. Le temps de campagne, qui pourrait être celui d’une détermination du programme à suivre, de ce qu’il faut faire, s’accompagne en réalité de tout autre chose après et révèle ce qu’il en est du mécanisme électoral, c’est-à-dire un mécanisme de délégation perpétuelle du pouvoir. Tout se passe comme si, au moment où nous votons, nous abandonnions notre pouvoir.

Concernant les assemblées dans nos sociétés contemporaines, il faut insister sur toutes les occasions de nous réunir. Le temps est un véritable problème et tous les militantes et militants le savent. En général, entre la vie privée, la vie professionnelle et la vie associative ou politique, il y a une sorte d’effet de sidération permanente, qui fait qu’ objectivement, les citoyens n’ont pas le temps de se réunir. Cela crée artificiellement une impossibilité de s’assembler. Nos vies sont organisées pour que nous n’ayons pas le temps de nous réunir. La première chose à faire est donc de réfléchir collectivement au temps, à tous les échelons de nos organisations collectives.

Et dernier point, même si je suis assez critique sur les élections, il n’en demeure pas moins qu’une année électorale est une formidable opportunité pour délibérer ensemble. Il faut utiliser tous ces moments électoraux, non pas pour accepter les termes du débat politique tels qu’ils sont fixés à l’avance (quel parti ? quel candidat ?), mais plutôt pour définir ce que nous avons à faire ensemble.

Il s’agit donc de poser la question démocratique de savoir pourquoi nous sommes ensemble et pour quoi faire? Quels sont les problèmes que nous identifions et quels sont les types de solutions que nous envisageons ?

B.S. : En France, on a adopté, le gouvernement représentatif. C’est une mauvaise expression puisque c’est un gouvernement dans lequel les élus, c’est-à-dire les classes dominantes prétendument les plus éduquées, sont les seuls aptes à gouverner, tandis que le dêmos est réputé incompétent pour gouverner et incapable de saisir son intérêt propre. On voit le lien entre élites, élus et élections. Ce régime est aujourd’hui en train de s’effondrer sur ses propres bases. On a des ministres incultes, mal éduqués ou avec des diplômes sans grande valeur, qui ne parlent pas bien, qui ne raisonnent pas bien et qui sont de plus en plus critiqués par les citoyens. On assiste à une crise non seulement de la démocratie, mais aussi du « gouvernement représentatif » imposé par les libéraux au tournant de la révolution américaine et française face au danger d’un dêmos qui voulait gouverner.

Si l’on veut une révolution dans une société dominée par un néolibéralisme destructeur, nous pensons qu’il faut s’assembler, et s’assembler sans cesse.

 Si l’on veut favoriser l’avènement d’un nouveau régime respectueux de la vie et des vivants, respectueux des travailleurs, des jeunes qui arrivent dans notre société et des plus vulnérables, des plus âgés, des malades, etc., si l’on veut une révolution dans une société dominée par un néolibéralisme destructeur, nous pensons qu’il faut s’assembler, et s’assembler sans cesse. Notre travail consiste à donner envie de s’assembler. Nous sommes très nombreux à vouloir que les assemblées se multiplient parce que nous savons, informés par l’histoire des révolutions, que c’est l’humus qui permettra un changement de régime.


Comment est-ce que vous articulez les niveaux d’action, du plus local au plus global pour « faire expérience de la démocratie aujourd’hui » ?

C.P. : Il est vrai que la question de l’échelle de la matérialité de la réunion se pose. Ce n’est pas une petite question et il ne faut pas confondre des organisations syndicales, des partis politiques, des associations d’une part avec le dêmos d’autre part. Quand vous êtes dans un parti politique, que son fonctionnement soit démocratique ou non, si vous n’êtes pas content, vous pouvez en sortir. Vous n’êtes pas obligé de rester dans le parti, vous pouvez en changer ou ne plus avoir d’appartenance. Mais quand vous êtes membre du peuple, vous ne pouvez pas partir. C’est du moins beaucoup plus compliqué. Un dêmos, un peuple, ce n’est pas une association avec laquelle on aurait signé un contrat.


Quel rôle peut-on donneraux organisations syndicales ou associatives ?

C.P. : J’ai été longtemps un militant syndical très actif et c’est frappant de voir à quel point, au bout d’un moment, l’intérêt de la structure l’emporte sur l’intérêt général. Et je crois que c’est un véritable problème. Il y a la nécessité sans doute de faire un travail critique sur Marx qui nous a légué cette idée selon laquelle la classe ouvrière étant la plus nombreuse, elle est nécessairement porteuse de l’intérêt général. Et que tôt ou tard, elle arrivera au pouvoir et incarnera cet intérêt général. Je crois que l’héritage du socialisme français, celui de Jean Jaurès, c’est de distinguer l’intérêt général de l’intérêt de classe. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’intérêt de classe. Mais ce qui signifie qu’il faut envisager que l’intérêt de classe n’épuise pas la question de l’intérêt général. Dans nos organisations, nous devons faire extrêmement attention à garder toujours cette perspective, ce qui finalement interroge le sens de l’expression « mouvement social ». Quand nous disons « mouvement social », nous désignons des choses qui sont variables : quelque chose d’assez vague qui concerne un événement en particulier ; un moment particulier de revendication ; des organisations qui sont censées animer le mouvement social. Mais quand nous adoptons cette conception, nous acceptons une forme de partition entre la politique et le monde social. Le geste démocratique premier, c’est justement de refuser cette partition entre l’État et la société civile, qui est un des héritages des libéraux. Il n’y a pas de société civile parce qu’il n’y a rien d’autre que la société. Et s’il n’y a rien d’autre, alors nous avons à œuvrer en son sein pour délibérer
sur l’intérêt général. Et comme nous savons, par la sociologie notamment, que nous sommes inscrits dans cette société, nous savons donc que nous ne pouvons pas prétendre dire vrai seul sur elle, puisque nul ne peut jamais la regarder de l’extérieur. Nous avons donc besoin de confronter en permanence nos points de vue. De ce point de vue, il est évident que les organisations qui existent déjà ont cet énorme avantage d’être des institutions et donc d’avoir l’habitude d’accueillir des paroles. Je pense donc que le rôle qu’il y a à jouer, c’est d’encourager ces paroles et de ne jamais penser que la délibération puisse être une perte de temps. La délibération est ce moment étrange où tous ensemble, en s’écoutant les uns les autres, chacun prend conscience que ses propres certitudes sont en fait incertaines, ce qui le contraint à mettre une distance plus ou moins grande avec ses propres croyances.
B.S. : Le terme de mouvement social est en effet polysémique. Il peut renvoyer au mouvement social ouvrier tel qu’il est porté par les institutions, mais aussi à ce qui surgit dans la rue et qu’on a absolument pas prévu. L’exemple emblématique en France est celui des gilets jaunes que personne n’avait vu venir. Les gilets jaunes eux-mêmes étaient les premiers surpris à manifester et à se lancer dans la vie politique... Ma conviction est que nous sommes aujourd’hui face à un Ancien régime qui s’accroche au pouvoir et qu’il faut absolument le changer par rapport aux enjeux écologiques et sociaux, par rapport au travail, à l’école. Il faut une révolution.
La question est dès lors comment l’accompagner ? Comment faciliter la chute de l’Ancien régime et favoriser l’émergence d’un nouveau régime ? Il faut selon moi sortir de l’idée que la révolution commence par des meneurs, des leaders, des représentants élus et compétents. Lors de la Révolution française, c’est tout un peuple qui, sans comprendre ce qu’il faisait, et de manière totalement imprévisible, s’est soulevé pour renverser le régime en place. Ce sont des choses qui se passent dans les couches les plus souterraines d’un peuple. Il faut avoir du respect pour ce qui se produit et au lieu d’en avoir peur (comme c’est souvent le cas du côté des dirigeants syndicaux et politiques, qui s’enferment dans la maitrise des événements). Il faut prendre la peine d’aller sur place, de se laisser transformer et enseigner par ce que les mouvements sociaux ont à nous apprendre. Mais cela suppose d’être créatif, de ne pas avoir peur de l’imprévu et de s’armer d’un certain courage. #

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT et Manon LEGRAND

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