Capture decran 2024 01 02 a 183000Au cœur de multiples débats, le néolibéralisme «à la belge» demeure pourtant peu étudié. Un vide que les auteur·rices Zoé Evrard (doctorante en sciences politiques à l’Institut d’Études Politiques de Paris et chargée de recherche au CRISP) et Damien Piron (docteur en sciences politiques et sociales et chargé de cours en Sciences administratives à l'Université de Liège) ont voulu combler en publiant l'ouvrage collectif Le(s) néolibéralisme(s) en Belgique – Cadre macroéconomique, applications sectorielles et formes de résistance (Academia L’Harmattan, Louvain-la-Neuve, 2023, en accès libre en ligne), première analyse empirique et transversale des trajectoires de néolibéralisation à l’œuvre en Belgique. Il met en évidence la multiplicité de ses acteurs et ses effets contrastés dans une série de secteurs et de politiques publiques.

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Vos recherches mettent en évidence différents usages du néolibéralisme. Quels sont-ils? Quelle a été leur évolution?

Zoé Evrard (Z.E.): Le terme néolibéralisme est un concept polymorphe et mouvant. Nous avons retracé trois usages importants depuis son apparition dans les années 1930. Le néologisme «néolibéralisme» est créé par des intellectuels se revendiquant comme néolibéraux. À l’époque, le libéralisme est en crise. Ses partisans entament alors un projet de refondation idéologique du libéralisme à travers la théorisation du néolibéralisme (des noms bien connus sont associés à cette époque-là, tels que l’économiste austro-britannique Friedrich von Hayek.) En Belgique, un collectif de pensée se structurant notamment autour de la société du Mont Pèlerin créée en 1947 s’inscrit dans cette ambition de promouvoir une nouvelle utopie libérale.

Ce premier usage du terme à des fins d’auto-identification disparait à la fin des années 1950 pour une série de raisons, dont le fait que les membres de la société du Mont Pèlerin et les think tank qui cherchent à promouvoir cette pensée utilisent également d’autres termes tels que libéralisme, ou pour la frange la plus radicale, celui de libertarianisme. Par ailleurs, ils restent à l’époque encore assez minoritaires.

Quelques décennies plus tard, dans les années 1970, en réaction aux premières «révolutions néolibérales», au premier rang desquelles le coup d’État de Pinochet au Chili, un nouvel usage du néolibéralisme critique et militant se fait jour. Le néolibéralisme ne désigne plus une utopie politique minoritaire, mais les mutations tangibles, multidimensionnelles et complexes engendrées par le nouveau radicalisme libéral incarné par la révolution chilienne. Cette nouvelle signification du concept sera reprise en Amérique latine, puis dans les milieux universitaires anglophones, avant de pénétrer le débat public en général. Cet usage va connaitre une croissance exponentielle dans les années 1990. Le néolibéralisme devient en quelque sorte hégémonique puisque même une frange de la gauche, dans le sillage de la chute du mur de Berlin, reprend à son compte (parfois implicitement) certaines hypothèses néolibérales, comme la «nécessaire» privatisation des entreprises publiques, ou la multiplication des compétences confiées aux institutions non majoritaires (telles que les banques centrales et les conseils budgétaires). Cette croissance de l’usage s’accompagne d’une dilution de son contenu et de sa signification qui devient de plus en plus vague. Cela nous amène à un troisième usage du terme néolibéralisme, scientifique cette fois. En réponse à cette carence conceptuelle, la littérature scientifique se développe à partir du tournant du millénaire. Elle retrace d’une part, l’histoire du mouvement néolibéral lui-même à partir des années 1930–la société du Mont Pèlerin, Hayek Friedman, mais aussi toutes ces ramifications bien moins connues–et d’autre part, elle cherche à définir et de théoriser le concept de néolibéralisme. Nous nous inscrivons dans cette dernière perspective.

Le néolibéralisme ce n’est pas «moins d’État», mais c’est «un autre État», et plus spécifiquement un État qui se met au service du bon fonctionnement des marchés et de leur extension.

Dans quelle séquence sommes-nous aujourd’hui par rapport au concept de néolibéralisme?

Z.E.: D’une part, malgré l’absence de consensus conceptuel émanant de la littérature scientifique, nous avons pu dégager une définition à minima du néolibéralisme ou du moins du processus de néolibéralisation. Dans cette définition, le processus de néolibéralisation correspond à l’extension des relations marchandes ou quasi marchandes à potentiellement tous les pans de la société. Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’il s’agit non pas d’un retrait de l’État, mais d’une transformation de celui-ci et de son action. Le néolibéralisme ce n’est pas «moins d’État», mais c’est «un autre État», et plus spécifiquement un État qui se met au service du bon fonctionnement des marchés et de leur extension. Par ailleurs, aujourd’hui, un certain nombre d’intellectuels ou de responsables de think tank associés à la société du Mont Pèlerin, comme Sam Bowman, directeur de l’Adam Smith Institute, se revendiquent du néolibéralisme et cherchent à le définir. Un article de blog Coming out as Neoliberals signé Bowman liste ainsi en huit points ce que cela signifie être néolibéral (c’est notamment être pro-marché, pro-droit de propriété, pro-croissance, individualiste, mondialiste, etc). On assiste donc à une forme de réappropriation du terme par certains néolibéraux (même si cette tendance est loin d’être généralisée).

Quelles formes ce processus de marchandisation prend-il?

Z.E.: La loi de 1996 sur l’encadrement préventif des salaires permet d’illustrer la marchandisation du travail. Si finalement le monde du travail et les relations professionnelles restent fortement encastrés et régulés par des normes qui ne sont pas celles du marché, cette loi constitue une forme de marchandisation parce qu’elle revient à soumettre à la discipline de marché, et en l’occurrence des marchés internationaux, des relations qui à priori ne le sont pas toutes.

La marchandisation peut s’entendre comme la privatisation (de la gestion des parkings par exemple). Il y a des processus de libéralisation. Le cas emblématique, c’est le rail. Et puis on a des processus qui sont parfois plus flous, plus ambigus, mais qui parviennent, souvent via la notion de compétitivité, à imposer une discipline de marché à un spectre assez large de secteurs et de relations sociales jusqu’à l’associatif et aux ONG.

Damien Piron (D.P.): On peut aussi citer le domaine de la recherche qu’on connait assez bien qui n’échappe pas à la logique de fixation d’indicateurs de performance, de logique et d’évaluation. Le chercheur n’est plus seulement celui qui va dispenser ses cours, mais devient un entrepreneur de la recherche chargé de trouver des fonds, publier dans des revues à facteur d’impact le plus élevé possible.  

L’un des chapitres porte aussi la refamiliarisation des soins en santé mentale. Est-ce aussi un effet de la marchandisation ?

Z. E : Pour bien comprendre cela, il faut s’attarder sur deux questions à priori distinctes. D’un côté, l’austérité budgétaire engendre une baisse des ressources pour financer des institutions psychiatriques de qualité. De l’autre, le droit des patients fait qu’ils peuvent refuser des formes d’internement ou d’accompagnement qui ne leur conviennent pas. Ces deux dynamiques produisent une refamiliarisation des soins, qui n’est donc pas directement une marchandisation, mais en tout cas un retrait de l’État et un report sur les familles de la charge des soins psychiatriques.

D. P. : Donner plus de droits aux personnes qui prennent soin est une victoire en terme d’émancipation personnelle et collective. C’est une victoire, mais suite aux effets des coupes budgétaires, l’État ne se donne pas les moyens d’être l’institution qui va permettre à ces personnes d’exercer pleinement leurs nouveaux droits. Avec pour effet un report de la charge de l’exercice de ces droits sur les proches et la famille, qui sont bien souvent des femmes.

Au fil des six réformes institutionnelles, la Belgique unitaire s’est transformée en un État fédéral centrifuge avec l’émergence de plusieurs espaces de politique publique. Chaque entité a ses spécificités et a un rapport distinct aux politiques néolibérales.

Quelles sont les spécificités du néolibéralisme «à la belge»?

D.P. : Nous avons interrogé cette hypothèse à travers trois dimensions d’analyse : l’héritage consociatif, la fédéralisation de l’État et l’intégration européenne. Première spécificité : l’aspect consociatif, c’està-dire une société divisée dans laquelle le maintien de la stabilité repose sur l’action des élites politiques. En lien avec cette dimension consociative, ces élites politiques sont intégrées dans un dense secteur associatif avec lequel elles interagissent. Dans une société belge structurée en trois piliers (socialiste, catholique et libéral), il y a à la fois la dimension de la négociation égalitaire et celle de faire accepter le compromis au sein de son propre pilier, exemple avec le parti social-chrétien qui a joué un rôle crucial dans le tournant néolibéral des gouvernements Martens-Gol.

La deuxième spécificité est la dimension de l’intégration européenne qui comprend l’intégration monétaire avec des conséquences budgétaires, mais concerne aussi les libéralisation et privatisation du service public.

Et puis la troisième spécificité, la fédéralisation. Au fil des six réformes institutionnelles, la Belgique unitaire s’est transformée en un État fédéral centrifuge avec l’émergence de plusieurs espaces de politique publique. Chaque entité a ses spécificités et a un rapport distinct aux politiques néolibérales. L’ouvrage montre que la Flandre épouse la trajectoire néolibérale avec davantage de conviction que la Wallonie. Elle veut notamment prendre appui sur l’Union européenne et sur son expertise économique pour devenir une région gagnante du néolibéralisme. Au niveau wallon, le rapport au néolibéralisme est en revanche plus ambigu. Il se situe entre la dénonciation–notamment quand Paul Magnette s’érige contre le projet du CETA– et la contribution au projet néolibéral par la mise en place de politiques publiques pleinement inscrites dans celui-ci.

Comment ces idées néolibérales ont-elles infusé dans la société belge?

D.P.: Au travers de ses onze chapitres, l’ouvrage analyse la place des acteurs qui ont servi de passerelle pour diffuser des idées néolibérales en Belgique. Un exemple: le paquet de réformes pilotées par Philippe Maystadt, ministre des finances (PSC) et son cabinet au début de la décennie 1990. Parmi elles, une réforme qui a mis un coup d’accélérateur à la libéralisation de la Bourse de Bruxelles. On peut aussi citer la libéralisation de la dette publique permise par une série d’instruments adoptés par ce même cabinet et visant à répondre aux préoccupations des acteurs financiers en vue de rendre attractive la dette publique belge sur les marchés financiers.

La politique de Jean-Claude Marcourt (PS) quand il était ministre wallon de l’Économie, avec les plans Marshall et Creative Wallonia et celle de Jean-Luc Dehaene (CVP) en tant que ministre des Affaires sociales, puis Premier ministre (1992- 1999), sont d’autres exemples de néolibéralisation documentés dans l’ouvrage.

Vous citez deux acteurs situés plutôt à gauche du spectre politique. Quel est le rapport de la gauche au néolibéralisme?

D.P.: J’ai choisi ces exemples-là parce qu’ils sont davantage contre-intuitifs que ceux auxquels on pense d’habitude, comme le libéral Guy Verhofstadt (Vice-Premier ministre et ministre du Budget de la coalition Martens VI) surnommé «Baby Thatcher» au début des années 1980. Que quelqu’un comme Charles Michel se revendique explicitement du libéralisme ou que les gouvernements les plus à droite de l’histoire contemporaine belge mènent une politique néolibérale n’a rien de surprenant. Par contre ce qui nous intéresse et qui nous a interrogés, c’est cette forme de continuité entre les gouvernements indépendamment de leur orientation idéologique. La coalition de centre droit, Martens-Gol, à l’origine du tournant néolibéral dans les années 1980 a été suivie par une coalition «rouge romaine» (socialiste et sociale chrétienne). Faisant pourtant suite à une campagne socialiste sur le thème du «retour au cœur», cette coalition va dans les faits accentuer et consolider le tournant néolibéral dans lequel la Belgique s’est engagée, notamment à travers la politique de libéralisation de Philippe Maystadt dont on vient de parler.

Les gouvernements de centre gauche ont donc aussi contribué au néolibéralisme. Ils semblent avoir, au moins en partie, intégré dans leurs réponses aux problèmes de politiques publiques un logiciel néolibéral fondé sur l’extension de solutions marchandes. Les exemples sont nombreux. On a parlé de la libéralisation de la bourse, de la dette publique. On pourrait aussi citer le développement des deuxième et troisième piliers en pension pour solutionner le cout de ces dernières plutôt que l’augmentation des cotisations de sécurité sociale.

Un dernier exemple plus proche de nous: la relative similitude d’orientation entre les gouvernements Michel et Di Rupo. La différence entre les deux est moins une différence de nature qu’une différence de degré. Une bonne partie des solutions qui ont été mises en place de façon sans doute plus décomplexée par le gouvernement Michel précède, en fait, ce gouvernement. La réforme du chômage, la réforme des pensions, l’accent sur la compétitivité et le souhait de réforme fiscale, les sauts d’index, ainsi que la modération salariale, sont des ingrédients qu’on retrouve sous les gouvernements Di Rupo. Les réformes sont de moins grande ampleur, mais par contre la direction suivie est très similaire.

Les gouvernements de centre gauche ont donc aussi contribué au néolibéralisme. Ils semblent avoir, au moins en partie, intégré dans leurs réponses aux problèmes de politiques publiques un logiciel néolibéral fondé sur l’extension de solutions marchandes.

Z.E.: Notre propos n’est pas de dire que Maystadt est plus néolibéral que Verhofstadt. Il ne s’agit pas de les comparer, mais bien de relever que sans des figures comme eux, davantage situées au centre gauche de l’échiquier politique belge, cette trajectoire de néolibéralisation belge ne peut pas exister (ou en tout cas prendre la forme qu’elle a prise). Pour prendre un exemple : avant le tournant Martens-Gol, une série de coalitions menées par Tindemans dans les années 1970 essayent d’opérer un certain tournant austéritaire. Elles sont défaites dans les rues par les fameuses « grèves du vendredi », parce que les syndicats ont un relais important au sein du gouvernement via le parti social-chrétien. L’enjeu des négociations politiques tourne autour de ces réformes qui restent quand même contestées. Mais se pose aussi la question de ce qui constitue le socle commun de tous ces acteurs politiques qui, sans partager un seul et même projet politique, arrivent à se mettre d’accord sur une certaine direction. Si l’on veut comprendre le rapport des acteurs de centre gauche, il faut comprendre le rapport de ces politiques aux notions de responsabilité, de crédibilité et de gestion de crise. C’est aussi ça qui est au cœur du néolibéralisme belge.

Quelle est la position des syndicats dans ce «jeu politique»?

D. P.: Même les syndicats eux-mêmes sont tiraillés sur la question de l’équilibre et de la responsabilité budgétaire. Cela nous montre que même dans les mouvements supposés être les plus résistants, il y a aussi des ambiguïtés par rapport à la position à adopter et que le néolibéralisme, ou certains éléments de base du néolibéralisme ne sont pas nécessairement remis en cause. Cela s’explique notamment par la participation partagée à l’exercice du pouvoir, dans la gestion de la sécurité sociale par exemple.

Z.E.: Lors des négociations informelles de Poupehan, durant le gouvernement Martens-Gol, la première « norme de compétitivité» a été établie avec des contreparties telles que la diminution du temps de travail et les embauches compensatoires. Jef Houtuys, président du syndicat chrétien, concevait sa présence à Poupehan comme permettant d’adoucir les mesures les plus dures pour «protéger les plus faibles» dans cette transformation. Mais « protéger les plus faibles» relève d’un horizon politique totalement différent de celui qui a pu être au centre de l’action d’une partie de l’action syndicale dans les années 1970 où il était alors question de protéger la société–et le monde du travail–des marchés; où il s’agissait de créer des espaces et des horizons, de transformation, voire de dépassement d’aspect du système capitaliste.

La question peut se résumer comme telle : peut-on résister au cadre néolibéral sans sortir de celui-ci ou au moins s’agissant de certains de ses aspects clés qu’ils soient institutionnels ou intellectuels ?

Il y a des résistances à la néolibéralisation, qui, selon vous, présentent des ambigüités. C’est-à-dire ?

D.P.: Le cas de Paul Magnette contre le CETA peut illustrer cette ambigüité observée dans les résistances. D’un côté, lui et le Parlement wallon de manière générale sont à l’origine d’un moment de politisation de grande ampleur autour de la question des effets des traités de commerce internationaux, jusqu’alors examinée de manière uniquement technocratique. C’est le versant optimiste de l’interprétation de la lutte contre le CETA. Par contre, si l’on est un peu plus pessimiste, on observe que les effets de cette résistance sont quand même relativement limités. Le CETA a bel et bien été signé, avec un protocole qui précise certains effets sans vraiment toucher au principe de base. Le CETA poursuit le mouvement de libéralisation du commerce international et la Wallonie n’en est pas épargnée, en dépit peut-être de quelques clauses relativement marginales au regard des effets. Idem pour la transposition du TSCG (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance) dans le droit belge.

Z.E. : La question peut se résumer comme telle : peut-on résister au cadre néolibéral sans sortir de celui-ci ou au moins s’agissant de certains de ses aspects clés qu’ils soient institutionnels ou intellectuels ? Je vais l’illustrer par trois exemples. Le premier, c’est évidemment cette question du recours à la propriété comme solution aux enjeux environnementaux. Un article examine cette question à travers deux dispositifs de protection de l’environnement inscrits dans la logique de la propriété privée : les marchés carbone et les banques de compensation écologique. C’est aussi la question des modalités du financement de l’État dont Damien parle dans un article récent sur la mise en marché de la dette publique.

Le deuxième aspect touche à l’action collective et aux limites du Dot It Yoursef qui a été au centre des modalités de résistance contemporaine. Le chapitre sur la coopérative de médecins qui se mettent à faire de la programmation afin de résister à la constitution d’un quasi-monopole dans le domaine de la gestion des données médicales illustre l’investissement de soi que représentent ces formes de résistances, mais également leurs limites en termes de compétences, de capacités à changer le système, cettecoopérative ayant finit par recourir à un entrepreneur privé.

Troisièmement se pose une question plus intellectuelle : celle de la possibilité de résister au néolibéralisme sans sortir de certaines conceptions communément acceptées au sein de tous les partis dans leur rapport à la gestion des finances publiques, à l’austérité, à la mondialisation. Ce que nous montre le cas du CETA. #

Propos recueillis par Manon LEGRAND et Stéphanie BAUDOT

 

 

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