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Alors que l’urgence planétaire de changer de logiciel socio-économique n’est plus à démontrer, les chemins de la transition juste et durable restent quant à eux incertains. «Comment» ce changement peut-il advenir dans un monde où les dynamiques capitalistes entravent les initiatives de transformation voire en organisent leur sabotage? Pour comprendre les chemins d’un changement socio-écologique profond, il importe de saisir comment ces dynamiques opèrent. Éclairage.

 

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Julien VASTENAEKELS, titulaire d’une «chaire de professeur junior» en économie de la transition écologique et de la bioéconomie à l’Université de Reims Champagne-Ardenne ; collaborateur scientifique à l’ULB (SONYA).

Alors que sept des huit limites planétaires « sûres et justes » à l’échelle mondiale identifiées par Johan Rockström et ses collègues sont dépassées (1), nous nous trouvons au bord du précipice. Les preuves sont claires et des solutions existent. Cependant, les voies menant à des sociétés justes et durables restent entourées d’incertitude.

Parmi les visions porteuses d’une transition sociale et écologique, le concept de décroissance se dresse avec force face au mythe de la «croissance verte» – pointant notamment son irréalisme et son inadéquation face aux désastres en cours et à venir (2). Faisant l’objet d’un nombre toujours plus important de travaux, ce que recouvre la transition vers la décroissance est aujourd’hui de plus en plus clair. Loin d’une récession économique ou d’un « retour à l’âge de pierre», il s’agit d’une transformation sociétale fondamentalement démocratique, qui implique la réduction de la production et de la consommation dans les pays riches de manière juste, pour alléger l’empreinte écologique. Cette métamorphose signifie un dépassement du capitalisme et une libération de nos imaginaires de la quête d’une croissance sans fin.

Cependant, la question cruciale de savoir « comment» ce changement peut réellement advenir se pose de plus en plus, alors qu’il «est plus facile d’imaginer une fin du monde que celle du capitalisme» (3). Cet article part de l’idée que pour comprendre les chemins d’un changement socio-écologique profond, une condition importante est de saisir comment les dynamiques capitalistes font obstacle aux processus de transition (4).

Comme le disait le sociologue Jean Duvignaud : « Pour comprendre les troubles ou les manifestations qui accompagnent notre dérive entre un monde connu et un univers que nous ne percevons pas encore, il faut des concepts neufs: la mutation irréversible suggère une complexité que nos connaissances ne sont pas préparées à expliquer... » (5). En décryptant les dynamiques et modes d’action de part et d’autre, des ouvertures stratégiques apparaissent pour renforcer les transformations en cours et déjouer les manœuvres de sabotage. Réaliser la décroissance implique en effet de naviguer dans cette lutte au cœur même du devenir de nos sociétés. L’avenir n’est pas encore écrit, et la compréhension des dynamiques en jeu peut aider à faire pencher la balance de l’histoire.

Une façon de s’y atteler est de partir des trois grands modes de transformation mis en avant par les partisans de la décroissance (6) pour ensuite aborder les processus qui viennent les entraver et qui participent à l’inertie de la transition.

La vision portée par la décroissance s’appuie premièrement sur un vaste réseau d’innovations sociales dans les interstices des dynamiques capitalistes dominantes: circuits courts alimentaires, coopératives démocratiques de production, de consommation et de travailleurs, habitats participatifs et partagés, jardins communautaires, repair cafés... Ces laboratoires vivants que sont les alternatives concrètes, où l’on privilégie la sobriété heureuse sur l’accumulation matérielle, l’être sur l’avoir, font déjà circuler les nutriments d’une transition écologique dans certaines parties de la société. Bien qu’encore largement dépendantes d’un système global extractiviste, et parfois reproduisant des inégalités, ces initiatives constituent souvent des espaces de renouvellement de l’imaginaire.

Deuxièmement, la décroissance est véhiculée par l’inflexion des politiques et structures en place. Des mouvements citoyens et des alliés au sein des institutions font levier sur les outils réglementaires et budgétaires du système pour les infléchir vers la décroissance : normes contraignantes de décarbonation, plans d’investissement public, réduction du temps de travail, revenus minimums et maximums, sécurité sociale alimentaire. Il s’agit de substituer la dépendance de la société à la croissance par un État social-écologique (7) et favorable aux innovations sociales (8).

Finalement, de nombreuses actions de blocage et de déconstruction des rouages du capitalisme se trouvent alignées avec la volonté transformatrice de la décroissance. Occupations de sites industriels et agricoles polluants, barrages de projets d’aménagement destructeurs, grèves contre la surproduction capitaliste ouvrent ainsi un espace politique de contestation et de débat. De façon plus générale, au lieu de se focaliser de façon écrasante sur l’innovation, la décroissance s’inscrit dans un ensemble de trajectoires d’exnovation (9) pour sortir de la société de croissance, visant à laisser place à l’émergence d’autres pratiques et institutions.

Ces modes de transformation sont fondamentalement complémentaires, se renforçant l’un l’autre ; la pensée holistique promue par la décroissance cherche à dépasser certains clivages stratégiques stériles (10). Mais si ces dynamiques laissent entrevoir de nouvelles directions pour la société, il est difficile de comprendre comment de nouveaux chemins peuvent se tracer sans considérer les résistances rencontrées.

Modes de sabotage de la transition

Dans le capitalisme, le pouvoir est étroitement lié à l’entrelacement entre un groupe fluctuant d’élites financières et certaines parcelles de l’État. La littérature scientifique sur le pouvoir des grandes sociétés montre que celles-ci exercent une influence significative sur les politiques gouvernementales à travers le monde, tout en étant elles-mêmes des instruments majeurs des gouvernements, renforçant ainsi la position dominante de leurs actionnaires dans la société (11). Sur cette base, on peut faire l’hypothèse que les transformations socio-écologiques qui viennent remettre en question leur position tendent à subir un sabotage systémique sous le capitalisme.

Ayant recours à la fois à des dispositions économiques, légales, politiques, sociales ou symboliques, les groupes capitalistes brident l’espace des possibilités, au détriment du bien-être général et de la nature

Dans son analyse, le sociologue et économiste hétérodoxe américain Thorstein Veblen utilisait au début du 20e siècle le terme sabotage d’une manière qui se distingue de notre compréhension habituelle de ce mot, souvent associée à des actes de destruction ou de blocage volontaires – comme dans les études contemporaines d’Andreas Malm sur les actions environnementales radicales. Chez Veblen, le sabotage n’implique pas nécessairement une destruction matérielle directe. Au lieu de cela, il se réfère à une stratégie systémique du capitalisme où les entreprises et les intérêts commerciaux cadenassent délibérément les manières de produire, les technologies utilisées ou l’équité dans la distribution des ressources dans le but de maximiser les profits (12). Plus généralement, les économistes politiques Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler vont considérer le sabotage comme une nécessité pour les groupes capitalistes afin d’accumuler et se maintenir au centre de l’ordre capitaliste. Ayant recours à la fois à des dispositions économiques, légales, politiques, sociales ou symboliques, ils brident l’espace des possibilités, au détriment du bien-être général de la société et de la nature ; une interprétation résonnant avec les enjeux modernes de justice environnementale et sociale.

Dans la suite de cet article, nous tenterons d’identifier certaines des grandes manœuvres de sabotage qui entravent les modes de transformation vers la décroissance et donc la mise en œuvre d’une transition socio-écologique dans cette ligne.

Complexifier la toile du capitalisme moderne

Il faut imaginer le capitalisme moderne comme une immense toile complexe au centre de laquelle tend à se trouver un nombre toujours plus restreint de groupes capitalistes, aidés par la puissance publique. Bien que cette tendance à la concentration du pouvoir ne soit pas une fatalité, nous observons à de multiples échelles, une complexification croissante de ces structures de pouvoir. Par exemple, dans le contexte alimentaire, on assiste à une concentration de plus en plus forte avec la formation de géants via des fusions-acquisitions, un processus majeur pour le renforcement du pouvoir capitaliste (13).

L’entrelacement dense de cette toile rend sa rupture encore plus difficile. Chaque fil représente un défi supplémentaire pour les transformations systémiques. L’ampleur de l’enchevêtrement signifie que les changements basés sur les institutions existantes se heurtent à des obstacles considérables et qu’il est difficile de se frayer un autre chemin. 

Saturer les interstices

Les pratiques alternatives peuvent être entravées par la saturation des interstices, le contrôle des éléments essentiels à leur fonctionnement, tels que les ressources matérielles, les idées et les compétences. Par exemple, les chaines de supermarchés, en remplaçant les marchés traditionnels et les épiceries, tendent à monopoliser les pratiques de consommation alimentaire. En parallèle, de grandes entreprises agricoles contrôlent les terres et les ressources, marginalisant l’agriculture locale et biologique. Cette situation limite l’espace pour des pratiques alimentaires durables et diversifiées, modelant ainsi les choix de consommation et de production alimentaire vers des options moins écologiques et plus industrielles. La saturation des interstices va au-delà d’un simple obstacle. Elle représente une emprise sur le potentiel de changement et d’innovation dans nos sociétés. En contrôlant les ressources, les idées et les compétences, ces forces ne se contentent pas de limiter l’existant ; elles modèlent notre capacité à envisager et à mettre en œuvre des alternatives.

Capturer les alternatives

Dans un monde où les alternatives et propositions socio-écologiques bourgeonnent, les groupes capitalistes récupèrent, ou capturent régulièrement symboles, infrastructures et compétences alternatives, en les intégrant dans leurs propres pratiques. Par exemple, dans le système alimentaire, la capture se manifeste lorsque des géants de l’agroalimentaire intègrent des pratiques « socio-écologiques » comme l’agriculture biologique ou le commerce équitable, tout en diluant leurs principes éthiques dans une logique d’accumulation du capital (14). Ce processus de capture propage à la fois certaines idées, innovations et pratiques, tout en diminuant leur portée subversive.

Rompre directement le changement transformatif

Si les trois modes de sabotage identifiés ci-dessus peuvent contribuer à un lent et parfois imperceptible étouffement de l’imaginaire et des possibilités matérielles de transformation, des actions peuvent également directement et intentionnellement affaiblir les mouvements de résistance et les alternatives concrètes. Ces stratégies incluent notamment l’utilisation de la justice et de la force pour réprimer les protestations, ou encore la propagande. Les transformations sociales sont donc également contrecarrées par l’exclusion, la restriction et la perturbation, mettant en évidence la nécessité de comprendre et de répondre à ces dynamiques pour faire avancer les transformations vers la décroissance.

Naviguer dans les dynamiques de pouvoir

La transition vers la décroissance, comme tout processus de transformation sociale profonde, fait face à de nombreuses résistances de la part des intérêts établis. Les groupes capitalistes dominants, à travers diverses stratégies de sabotage, entravent activement les mouvements et alternatives porteurs d’un autre avenir.

En contrôlant les ressources, les idées et les compétences, ces forces [capitalistes] ne se contentent pas de limiter l’existant ; elles modèlent notre capacité à envisager et à mettre en œuvre des alternatives.

Cependant, il serait réducteur de concevoir la transition uniquement comme une opposition binaire entre forces du changement et du statu quo. La réalité est bien plus complexe et dynamique. Des alliances mouvantes se forment, des intérêts divergents apparaissent au sein même des sphères dominantes, créant des brèches et des opportunités. S’il n’existe pas de stratégie universelle, quelques principes peuvent guider l’action: identifier les interdépendances et les maillons faibles des réseaux de pouvoir en place–en particulier l’entrelacement entre économique et politique–pour mieux dénouer ou infléchir certains fils; s’adapter avec agilité aux évolutions constantes du rapport de force, saisir les opportunités et combler les vides laissés par l’effondrement de certains pans de l’édifice dominant; tisser des ponts entre mouvements de résistance, alternatives et transformations de l’existant, car les transformations passent aussi par des alliés à l’intérieur du système. En conclusion, même dans un ordre capitaliste qui se renouvelle et se perpétue remarquablement, la métamorphose demeure possible si l’on parvient à flairer et emprunter les ouvertures. #

1. J. ROCKSTÖM, J. GUPTA, D. QIN, et al. Safe and just Earth system boundaries, Nature 619, 2023, pp.102- 111, https://doi.org/10.1038/ s41586-023-06083-8 

2. Voir, par exemple, T. PARRIQUE, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance. Seuil, 2022. 

3. Voir M. FISHER, Capitalist Realism: Is There No Alternative?,Zero Books, 2009. 

4. Les idées développées dans cet article sont issues de notre travail de thèse, J. VASTENAEKELS, Degrowth and Capital : Assembling a Power-Centred Theory of Change [Thèse]. Université libre de Bruxelles, 2023. 

5. J. DUVIGNAUD, Hérésie et subversion: Essais sur l’anomie, Éditions Anthropo, 1973, p.8. 

6. Basés sur les travaux du sociologue Erik Olin Wright sur les utopies réelles: E. O.WRIGHT, Envisioning Real Utopias, Verso, 2010.

7. Voir, notamment, E. LAURENT, «L’État socialécologique: Généalogie, philosophie, applications», L’Économie politique, 83, n°3, pp.18-30, 2019. https://doi. org/10.3917/leco.083.0018 

8. Comme le proposent Olivier DeSchutter et Tom Dedeurwaerdere dans O. DE SCHUTTER et T. DEDEURWAERDERE, Social Innovation in the Service of Social and Ecological Transformation: The Rise of the Enabling State, Routledge, 2021. 

9. Voir E. C. FOSSATI, S. SUREAU, T. BAULER, « Arrêtons l’empilement, engendrons l’exnovation », Revue Démocratie, octobre 2023. 

10. N. BARLOW, L. REGEN, N. CADIOU, E. CHERTKOVSKAYA, M. HOLLWEG, C. PLANK, M. SCHULKEN et V. WOLF, Degrowth & Strategy: How to bring about social-ecological transformation. Mayflybooks/ Ephemera, 2022. 

11. J. NITZAN et S. BICHLER, Capital as Power : A Study of Order and Creorder. Routledge, 2009. 

12. T. VEBLEN, The Engineers and the Price System. Batoche Books, Édition originale 1921, 2001. 

13. P. H. HOWARD, Concentration and Power in the Food System : Who Controls What We Eat? Bloomsbury Academic, 2016.

14. Voir, par exemple, D.JAFFEE et P. H. HOWARD, «Corporate cooptation of organic and fair trade standards», Agriculture and Human Values, 27, n°4, pp.387-399, 2010. https://doi.org/10.1007/ s10460-009-9231-8

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