pexels ketut subiyanto 4623511 WEBLes entreprises sont aussi des lieux où l’on vote. Du 13 au 26 mai 2024, lors des 19e élections sociales, plus de deux millions de travailleuses et travailleurs seront invité·es à élire leurs représentant·es au conseil d’entreprise (dans les entreprises occupant au moins 100 personnes) et au comité pour la prévention et la protection au travail (dans celles occupant au moins 50 personnes). Cela signifie-t-il que les entreprises sont régies par des processus démocratiques, que les travailleur·ses pèsent sur les décisions? On en est loin. Alors que le monde est confronté à la nécessité d’une transition juste, les dirigeant·es des entreprises n’ont pratiquement aucun compte à rendre aux travailleur·ses. Aujourd’hui, si nous voulons renforcer la démocratie, nous devons remettre la question de la démocratisation de l’entreprise et des lieux de travail au centre de l’agenda syndical et politique.

 

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Geneviève Laforêt, collaboratrice au service entreprise de la CSC

L’ approche des élections sociales (qui ont lieu tous les quatre ans), invite à rouvrir les débats sur la représentation des travailleur·ses dans les entreprises. Elles constituent un moment emblématique de la démocratie sociale et pourtant, elles concernent moins de la moitié des salarié·es du pays. De plus en plus nombreux sont celles et ceux qui échappent à cet événement : les travailleur·ses de PME (40% du personnel occupé), les indépendant·es « intégré·es » 1, les freelancers, les intérimaires (qui peuvent maintenant voter dans l’entreprise utilisatrice, mais non se porter candidat·es), les travailleur·ses détaché·es, les travailleur·ses étudiant·es, etc. Par ailleurs, même si les entreprises avec représentation collective garantissent de meilleures conditions d’emploi et de travail et un plus grand respect des législations, les conseils d’entreprise (CE) et les comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT) restent des organes essentiellement informatifs et consultatifs. Cette limitation est inscrite dans leur origine et l’évolution de la réglementation n’a pas fondamentalement changé la donne 2.

 

Participation, démocratie dans l’entreprise : comment redistribuer le pouvoir ?

La participation telle qu’envisagée par le projet d’accord de solidarité sociale de 1944 et par la loi de 1948 portant organisation de l’économie demeure floue et limitée : il est question d’une « association du personnel à la vie économique de l’entreprise et aux efforts déployés par le chef d’entreprise pour améliorer l’organisation et les conditions de travail et pour favoriser le rendement », mais certainement pas d’une participation au gouvernement de l’entreprise. La décision finale, tant sur les orientations stratégiques que sur les questions d’organisation du travail restent essentiellement du ressort des employeurs, voire des actionnaires, dans un rapport de forces que le pacte social avait voilé et qui est devenu de plus en plus défavorable aux travailleurs.euses. En outre, l’affaiblissement de la démocratie dans une série de régions d’Europe ne joue pas en faveur de la conquête de nouveaux droits collectifs. Dès les années ’60-’70, les instances de concertation mises en place dans les entreprises commencent déjà à révéler leurs limites. Le ralentissement des gains de productivité, l’internationalisation et la financiarisation de l’économie, la flexibilité et la dégradation des conditions de travail font naître des revendications pour changer la vie au travail, le rapport au travail. Le « pouvoir d’entreprise », dont il est question dans la loi de 1948 et auquel le législateur voulait associer les travailleurs dans un esprit de « collaboration pacifique et loyale », est remis en cause et de nouvelles propositions émergent au sein des organisations syndicales, et en particulier à la CSC, afin de démocratiser l’entreprise (Nous nous centrerons dans cette contribution sur la seule CSC). Lors de son Congrès extraordinaire de 1974, la CSC reconnaît que «les conseils d’entreprise paritaires s’avèrent inopérants dans l’entreprise capitaliste et doivent être transformés en Conseils de travailleurs» disposant de plus de pouvoir : un pouvoir décisionnel avec droit de veto concernant les questions de personnel et d’emploi et une « participation active » à l’organisation du travail et à la définition des conditions de travail. Différentes pistes sont aussi explorées à l’époque au sein du mouvement ouvrier chrétien afin que les travailleurs puissent influencer les orientations stratégiques de l’entreprise. Il s’agit en particulier du projet de réforme de la structure des sociétés de capitaux par l’instauration d’un système dualiste comprenant un « comité de direction » chargé de la gestion et un « comité de contrôle et d’autorisation ». Celui-ci devait être composé, à part égale, de représentants des actionnaires et de représentants des travailleurs élus, ainsi que de membres externes à l’entreprise, dont un représentant des organisations syndicales, un représentant des investisseurs institutionnels (l’épargne) et un président élu par l’ensemble des membres représentant l’intérêt généralDémocratisation de l’entreprise, texte adopté par le Comité de la CSC du 19 janvier 1971 et Du Conseil d’entreprise au Conseil des travailleurs, Congrès extraordinaire, 16 mars 1974 ). Sur les lieux de travail, une concertation est maintenue et la délégation syndicale continue à jouer son rôle de revendication et de négociation. L’idée d’une réforme du droit des sociétés vers la reconnaissance d’un système « dualiste » fait aussi son chemin dans le monde politique, mais les projets législatifs en la matière ne donneront aucune place à l’élément travail au sein du conseil de surveillance, sous prétexte que le droit des sociétés ne peut intégrer une conception de l’entreprise « à des fins multiples ». Comme le souligne Isabelle Ferreras, la démocratie n’est pas la bienvenue dans la société de type capitaliste où les acteurs, par définition, ne sont pas sur le même pied Démocratisation de l’entreprise, texte adopté par le Comité de la CSC du 19 janvier 1971 et Du Conseil d’entreprise au Conseil des travailleurs, Congrès extraordinaire, 16 mars 1974 Aujourd’hui, sous l’influence du droit européen, le code belge des sociétés et des associations et plusieurs conventions collectives de travail reconnaissent la possibilité d’une représentation des travailleurs au sein des organes décisionnels des entreprises. Néanmoins, cette pratique reste limitée à la Société européenne et aux sociétés issues de transformations, fusions ou scissions transfrontalières et elle n’atteint certainement pas la parité décisionnelle. Parallèlement à ces propositions de réforme de la grande entreprise, la CSC a aussi soutenu les expériences autogestionnaires issues de conflits sociaux pour le maintien de l’activité et la sauvegarde de l’emploi dans un contexte de crise économique, de désindustrialisation et de réduction des coûts de production. Si ces expériences ont été motivées par le maintien de l’emploi et du revenu, elles ont aussi été porteuses de revendications fortes en faveur d’une démocratisation de l’entreprise et d’une reprise en mains par les travailleurs.euses de leur vie au travail. En 20 ans, des années ‘60 aux années ‘80, cinq congrès de la CSC auront abordé les questions de la participation des travailleurs et de la démocratisation de l’économie. Par la suite, la crise économique et les effets du néolibéralisme amèneront le mouvement syndical à renvoyer ces préoccupations à plus tard pour se focaliser sur les défis du moment : la mondialisation de l’économie et la mobilité du capital, les restructurations et l’éclatement des entreprises, les changements dans le monde du travail (tertiarisation, féminisation, augmentation des fonctions liées aux nouvelles technologies, précarisation des emplois, ...). Dans les années ‘90, il sera surtout question de renforcer la solidarité et le syndicalisme de base face aux stratégies patronales et pratiques managériales d’individualisation ayant pour effet un contournement du fait syndical. Entre séduction humaniste et subordination taylorienne, D. Linhart, Démocratie, n°7-8, juillet-août 2023 Il faut attendre 2010 pour qu’un Congrès de la CSC se penche à nouveau sur la question de la démocratie économique et sociale. Sont notamment mis en avant les objectifs suivants: renforcer la protection des délégués; contrer la vision court-termiste des actionnaires et du management; créer des réseaux syndicaux intégrant tous les travailleurs; développer une nouvelle vision de la participation à la gestion ou au contrôle; moderniser l’information économique et financière communiquée aux travailleurs et instaurer un rapport de durabilité; augmenter le pouvoir décisionnel des conseils d’entreprise et des comités d’entreprise européens. Toutefois, le Congrès suivant de 2015, consacré à la participation, rejette l’idée d’une représentation des travailleurs au sein des conseils d’administration des entreprises, par crainte d’une trop grande responsabilisation des travailleurs dans des choix fondamentalement dominés par la vision actionnariale.

Recréer du droit du travail

La réorganisation néolibérale des économies et des entreprises dans les années 1980-1990 s’est accompagnée d’une transformation du rôle de l’État, de privatisations (dans les secteurs des banques, des télécommunications, de l’énergie) et dans les années 2000, d’une volonté européenne d’alléger les réglementations dans tous les domaines, dont celui de la santé-sécurité pour les travailleur·ses et les citoyen·nes. Il s’agissait notamment, à travers un programme intitulé «Mieux légiférer», de «réduire le fardeau réglementaire pesant sur les entreprises pour favoriser la croissance et la compétitivité des entreprises»3 en évaluant toute législation en termes de couts-bénéfices. C’est dans ce cadre que la Commission avait par exemple refusé de légiférer afin de mettre en œuvre l’accord des partenaires sociaux concernant l’utilisation de produits toxiques dans le secteur de la coiffure. Un nouveau vocabulaire, qui se veut positif et apolitique, a aussi vu le jour dans la foulée de ce mouvement de déréglementation. Le concept de «gouvernance» est utilisé dans toutes les sphères de la société. Dans l’entreprise, la corporate governance asservit les directions à l’objectif prioritaire de création de valeur pour l’actionnaire. La politique du personnel devient la «gestion des ressources humaines», voire du «capital humain». La logique comptable et la réalisation d’objectifs mesurables priment sur le respect de lois justes 4 . Dans cette façon de gouverner, tout le monde est partenaire (stakeholder) de tout le monde. Il n’y a donc plus besoin de régulations publiques via des règles de droit contraignantes vu qu’il n’y a plus que des intérêts privés capables de s’autoréguler. Heureusement, pour atteindre les objectifs du Pacte vert pour l’Europe, des stratégies pour la durabilité doivent aujourd’hui être mises en place et les syndicats européens y contribuent activement. Dans le secteur des produits chimiques, par exemple, des actions doivent être envisagées en vue de mieux protéger les personnes et l’environnement contre les substances dangereuses et d’encourager la mise au point de solutions de remplacement sûres et durables. Toutefois, le récent report à dix ans de la directive interdisant le glyphosate n’est pas très rassurant.

Dans cette optique de recherche permanente de performance économique, le travail représente aussi pour les entreprises un cout qu’il faut réduire (via des réductions d’effectifs, davantage de flexibilité, des formes de contournement du salariat…).

Face à cela, les syndicats doivent se mobiliser pour recréer des droits pour tous·tes les travailleur·ses, sur base du travail, au-delà de l’emploi 5 . Comme le rappelle de manière claire et concise le spécialiste du droit du travail Alain Supiot, «le travail n’est pas une marchandise» et «il n’y a pas de paix durable sans justice sociale»6 . La démocratisation passe nécessairement par une reconnaissance de la liberté syndicale, de la représentation, de la délibération et de l’action collectives, du droit de grève, «autant de mécanismes qui permettent de convertir des rapports de force en rapport de droit dans une quête tâtonnante et jamais achevée de justice»7 . Aujourd’hui, se pose la question cruciale du «comment concevoir la démocratie au travail et garantir un travail décent pour toutes et tous dans un contexte de retour à la marchandisation du travail»8 . Différentes voies peuvent être explorées en vue d’élargir le champ d’application du droit du travail aux multiples formes de relations de travail, garantir la qualité du travail et lutter contre l’explosion des inégalités. Citons par exemple les pistes évoquées par Alain Supiot dans un rapport demandé par la Commission européenne il y a plus de 20 ans et consacré aux «transformations du travail et au devenir du droit du travail»: il s’agit de substituer au critère de subordination juridique (qui désigne l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur auquel vous devez obéissance en échange d’un salaire, dans le cadre d’un contrat), soit celui de «dépendance économique» (qui engloberait tous·tes les travailleur·ses dont le revenu dépend totalement ou en grande partie d’une entreprise, sans pour autant qu’ils·elles soient lié·es par un contrat de travail ou soumis·es aux ordres d’autrui), soit celui d’intégration à l’entreprise d’autrui 9 (qui engloberait dans le salariat tous·tes les travailleur·ses occupé·es au sein d’une même entreprise). S’il est nécessaire de réfléchir à l’adaptation du cadre légal aux situations nouvelles, de créer de nouveaux droits, il importe également pour les syndicats d’étendre leur «légitimité» à travers une reconnaissance institutionnelle des nouvelles réalités du travail et une action concrète en vue de re-coaliser les travailleur·ses et de renforcer la capacité d’action à long terme. La création au sein de la CSC d’United Freelancers, le syndicat des indépendants-dépendants et travailleur·ses de plateformes répond, par exemple, à cette nécessité de «prendre pied» dans le monde réel du travail précaire, voire sans droits 10.

Dans cette perspective, nous aborderons ci-après quelques défis à relever par les syndicats. Ces derniers (la CSC en ce qui nous concerne) n’ont pas la prétention d’apporter des réponses « clé sur porte », mais souhaitent réfléchir davantage, avec les travailleur·ses concerné·es, à la manière de (re)construire du collectif et un rapport de forces favorable pour la négociation collective.

Engager les entreprises dans la transition juste

Les entreprises, en particulier les multinationales, ont une lourde part de responsabilité dans les dégradations économiques, sociales et environnementales. Il ne s’agit pas aujourd’hui de choisir quel doit être le combat prioritaire, mais d’articuler la critique du modèle de la croissance, la lutte contre les inégalités et la question de la transition vers une économie écologiquement durable, pour que la transition et les changements en cours soient justes. 

Pour tenter de limiter notre impact sur l’environnement et le climat, des objectifs précis ont été fixés au niveau européen (notamment à travers le Green deal). Ces engagements concernent directement ou indirectement les entreprises, leurs activités et par conséquent, aussi les travailleur·ses. De nombreuses études soulignent les opportunités qu’offre la transition écologique, notamment en termes d’emploi. Cependant, pour que les emplois à créer ou à transformer soient de qualité et que personne ne soit laissé de côté, les syndicats et les représentant·es des travailleur·ses doivent être impliqué·es dans les processus de transition et de reconversion. Il n’y aura pas de transition juste si une série d’objectifs sociaux ne sont pas atteints, à savoir: garantir un salaire minimum décent et des emplois de qualité, augmenter le taux de couverture des négociations collectives, réduire la précarité des jeunes, éliminer les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes, garantir un logement décent pour tous·tes. Sur les plans national et régional, il est nécessaire d’orienter fermement les entreprises vers des stratégies de transition écologique et de gestion prévisionnelle des activités, des emplois et des compétences grâce à des politiques ciblées et des mesures contraignantes (aides conditionnées, plans de formation, conseils en transition juste, plans de transport durable…) pour lesquelles les travailleur·ses, voire d’autres acteur·rices (autorités publiques, associations environnementales, groupements de citoyens), ont leur mot à dire.

En décembre 2022, le Parlement et le Conseil européens ont adopté une directive qui oblige les grandes entreprises et PME cotées en bourse à publier un rapport annuel de durabilité portant sur l’impact sociétal et environnemental de leurs activités, le respect des droits sociaux et des droits humains 11. Les représentant·es des travailleur·ses au sein des conseils d’entreprise seront amenées à examiner ces rapports qui devront être vérifiés par un réviseur. C’est une avancée, mais très insuffisante car elle se limite à du reporting. Une autre directive est attendue avec impatience sur le devoir de vigilance. Elle imposera aux entreprises de prendre des mesures pour éviter toute violation des droits humains, sociaux et de l’environnement sur l’ensemble des chaines de valeur. En cas de non-respect des droits, elles seront tenues responsables civilement et devront mettre en place une possibilité de recours pour les victimes. Cette directive pourrait contribuer à mettre fin à l’impunité des multinationales, pour autant que le projet de texte ne soit pas dénaturé, mais renforcé (par une extension aux PME, un accès facilité à la justice, une reconnaissance du rôle des syndicats, une réforme des modes de gouvernement d’entreprise) et que les avancées en termes de durabilité ne soient pas ajournées par des politiques austéritaires. Le texte est actuellement discuté en trilogue, entre la Commission, le Parlement et le Conseil, avant le vote définitif. Compte tenu du délai avant l’entrée en application de cette future directive (5 ans), il importe de ne pas attendre les avancées au niveau européen pour poursuivre le processus législatif en cours au niveau belge.

Renforcer la capacité d’influence sur les décisions stratégiques

La conception largement dominante de l’entreprise est toujours celle de la société de capitaux où les actionnaires recherchent le profit et les travailleur·ses travaillent pour un salaire, sans implication par rapport aux finalités (conception «instrumentale» de l’entreprise). Les perspectives de durabilité et de transition juste ont peu, voire pas de place dans cette conception.

Dans ce contexte, les travailleur·ses ont d’autant moins de poids que leurs droits d’information-consultation via les organes de concertation définis aux niveaux national et européen manquent d’effectivité. Comment contraindre le dialogue sur les orientations et les choix stratégiques de l’entreprise avec le niveau pertinent de direction et renforcer la capacité d’influence des travailleur·ses au-delà des termes de la relation contractuelle ? Une condition de départ ne serait-elle pas de s’inscrire dans une conception « politique » de l’entreprise, vue comme une communauté de personnes ayant des intérêts communs ou contradictoires ?

À l’occasion des 75 ans de la loi de 1948 portant organisation de l’économie et définissant le rôle des conseils d’entreprise et des 50 ans de l’Arrêté royal de 1973 sur les informations économiques et financières à fournir aux représentant·es des travailleur·ses, les organisations syndicales ont formulé des revendications précises en vue d’actualiser et d’améliorer la législation. Celles-ci ont été relayées au Conseil central de l’économie, mais aucun consensus n’a pu être dégagé avec les employeurs.

Pour les syndicats, il s’agit avant tout d’intégrer les questions liées à la durabilité et aux plans d’avenir de l’entreprise dans les processus d’information et de consultation des travailleur·ses. Il est également important de garantir l’application des droits d’information-consultation par des contrôles d’inspection renforcés et des sanctions effectives et dissuasives en cas de non-respect. La diminution des seuils de représentation au CE et le renforcement du pouvoir des représentant·es doivent aussi faire l’objet de discussions. Ce pouvoir passe par une réelle prise en compte de leurs avis et propositions; la nécessité d’un accord préalable dans certains domaines tels que l’organisation du travail et l’introduction de nouvelles technologies. De plus, il s’agit d’envisager une représentation des travailleur·ses au sein des organes décisionnels des entreprises, en particulier dans celles qui se réorganisent sur le plan transnational. Quels biens et services produire? Dans quel but? Pour qui? Où? Dans quelles conditions? Avec quel(s) statut(s) pour les travailleur·ses? Avec quel impact sur l’environnement et les populations? Autant de questions qui concernent les travailleur·ses et portent sur des enjeux de démocratie au travail. Si nous ne voulons pas que le travail reste une marchandise, voire que le travailleur·se lui·elle-même le devienne, il faut changer l’entreprise et son gouvernement.

Renforcer l’impact des travailleur·ses sur le travail, son organisation et ses conditions

Selon la dernière enquête d’Eurofound12, en Belgique, un·e travailleur·se sur quatre n’est jamais impliqué dans l’amélioration de l’organisation du travail et un·e sur cinq l’est seulement «parfois». L’enquête révèle également que les pays dans lesquels la participation des travailleur·ses est plus forte, les conditions de travail sont meilleures. Les questions liées à la qualité du travail apparaissent donc cruciales dans tout projet de renforcement des droits de participation des travailleur·ses. Participer à la définition du travail et à son organisation conduit aussi à s’interroger sur les finalités de l’entreprise et l’exercice du pouvoir. Dans cette perspective, comme le suggère la sociologue française Danièle Linhart 13, le lien de subordination, qui reste inscrit dans les structures du salariat, doit être remis en question dans la mesure où il permet à l’employeur de continuer de décider «unilatéralement de la finalité du travail et de son organisation» et de garder une emprise sur le sens du travail. Elle ne remet pas pour autant en question le principe même du salariat, qui présente de nombreux atouts pour les travailleur·ses, dont sa dimension collective et les droits sociaux, mais propose de le réformer dans un sens plus démocratique et émancipateur. Reste à définir comment. Danièle Linhart considère «qu’il n’existe pas, pour l’heure, de modèle alternatif sur lequel se fonder pour avancer. Il faut l’inventer, grâce à la mobilisation de l’intelligence collective des salariés sur leurs lieux de travail». Elle n’explore pas non plus la voie de l’autogestion, rendue compliquée dans une économie de marché capitaliste. De son côté, la sociologue Isabelle Ferreras, par le bicamérisme économique qu’elle propose14, met sur un pied d’égalité les «apporteurs en capital» et les «investisseurs en travail», le gouvernement de l’entreprise étant rendu responsable devant deux Chambres représentant et unissant les deux rationalités que sont le capital et le travail.

Nous ne sommes pas aujourd’hui en capacité de décréter l’instauration d’un nouveau gouvernement d’entreprise, à fortiori si les entreprises dépendent de multinationales dont les centres de décision sont à l’autre bout du monde, ni une transformation radicale du lien de subordination. Cela n’empêche pas toute possibilité pour les syndicats d’avancer des pistes pour renforcer l’autonomie et le pouvoir réel des travailleur·ses sur leur travail, en évitant le piège de la pseudo-participation organisée par le management. En effet, de plus en plus d’entreprises développent des modes de gestion ou d’organisation dits «participatifs» ou «collaboratifs», mais, sous le couvert d’une plus grande «autonomie», ces pratiques cachent le plus souvent une réorganisation dont le but principal est d’améliorer la performance et la rentabilité en suscitant une adhésion forte à la vision et aux objectifs de l’entreprise. Si vous pouvez faire tout ce que vous voulez au travail, mais que toutefois, vous devez rester dans le cadre de ce que l’on attend de vous et satisfaire des objectifs toujours plus exigeants définis par d’autres, qu’en est-il de votre réelle autonomie de penser et d’agir 15 ? Cette pseudo-humanisation, qui aboutit souvent au sur-engagement, à l’intensification du travail, au contrôle entre pairs et à l’effacement du rôle de l’encadrement, met sous tutelle l’intelligence des travailleur·ses, leurs compétences, leur expérience, leur créativité et génère de la souffrance16.

Aujourd’hui, en Belgique, près d’un·e travailleur·se sur deux est sujet à un épuisement émotionnel (une des principales dimensions du burnout). Les questionnements sur le sens du travail n’ont jamais été aussi nombreux et la réappropriation collective du travail et de son organisation s’avère indispensable17. C’est une condition essentielle pour une transition juste. Cela implique notamment que les CPPT puissent jouer un rôle plus actif en matière de prévention des risques psychosociaux, centrés sur une approche collective et critique des systèmes de travail exigeants, des dysfonctionnements organisationnels et du manque de sens. Sans quoi, les approches individualisantes et culpabilisantes continueront de masquer les causes réelles de la souffrance au travail. Les CPPT sont censés donner des avis préalables sur les mesures relatives au bien-être. Or, trop souvent, ces avis ne sont pas pris en compte. Une meilleure application de la réglementation exige un renforcement des contrôles par les services d’inspection, y compris dans les PME où les délégations syndicales sont censées exercer les compétences du CPPT.

« Les pays dans lesquels la participation des travailleur·ses est plus forte, les conditions de travail sont meilleures. Les questions liées à la qualité du travail apparaissent donc cruciales dans tout projet de renforcement des droits de participation des travailleur·ses.»

Garantir la représentation collective dans les entreprises sans représentation syndicale

Dans près d’une entreprise sur cinq qui a dû organiser des élections sociales en 2020, aucun syndicat n’a présenté de candidat·es. Cette proportion croissante et la diminution du taux de participation au vote témoignent d’un déficit démocratique dans les entreprises. Cette tendance est certainement révélatrice d’une dégradation des conditions d’emploi et de travail et de l’éclatement des collectifs (diversification des statuts, travail temporaire, mise en concurrence par des modes de management individualisants, etc). L’augmentation des formes d’emploi dispersé sur différents lieux de travail ne facilite pas non plus la représentation et l’organisation collectives.

De plus, une majorité de travailleur·ses de PME sont privé·es de toute représentation collective, faute d’installation d’une délégation syndicale et parce que la procédure de participation directe des travailleur·ses sur les questions de bien-être, en l’absence de délégation syndicale, n’est jamais mise en place par l’employeur. Là où le seuil d’installation reste trop bas, une délégation syndicale de zone ou de secteur, compétente pour plusieurs PME pourrait être installée (à l’instar de ce qui se fait déjà dans certains secteurs du non-marchand). En Belgique, le seuil de représentation en matière de sécurité et de santé est plus élevé que dans de nombreux autres pays européens; il devrait donc être possible de l’abaisser. Dans les entreprises sans CPPT, les compétences de la délégation syndicale pourraient être renforcées pour organiser une participation structurée sur les questions de bien-être au travail. Il faut aussi empêcher les entreprises de recourir à des arrangements et structures juridiques qui visent à contourner le droit social et la représentation collective (éclatement en petites structures, externalisation de certaines activités, transfert des responsabilités d’employeur vers des indépendants, comme c’est le cas dans la franchisation).

Garantir la représentation collective indépendamment du statut

Outre le fait que des entreprises échappent au régime de représentation collective, des travailleur·ses en sont tenu·es à l’écart en raison de leur statut. C’est le cas, de manière variable, pour les intérimaires 18, les flexijobs, les indépendant·es intégré·es et freelancers, les étudiant·es, les travailleur·ses dans le régime de l’économie collaborative, les travailleur·ses sous-traitant·es et détaché·es, les contractuel·les dans la fonction publique… et de manière générale, pour tous·tes les travailleur·ses occupé·es durant de longues périodes au sein d’une même entreprise sans nécessairement y être lié·es par un contrat de travail. Dans certaines entreprises, la proportion d’intérimaires atteint plus de 80 % des effectifs. Les travailleur·ses sous statut d’indépendant augmentent dans quasi tous les secteurs jusqu’à représenter parfois 50 % du personnel de l’entreprise. Et les travailleur·ses occupé·s par les plateformes ou dans le cadre du régime de l’économie collaborative ne sont souvent ni salarié·es ni indépendant·es. 

Pour éviter cette division du monde du travail, la multiplication des situations hybrides et hétérogènes, l’éclatement des collectifs et le glissement vers la précarité (rémunération au rabais, peu ou pas de protection sociale, insécurité de l’emploi, conditions pénibles de travail), les syndicats doivent développer de nouvelles formes d’organisation et d’action collectives susceptibles de créer un rapport de forces favorable à l’émergence de nouvelles protections sociales. En outre, des décisions politiques et des législations (européennes et nationales) sont nécessaires pour empêcher le détricotage du droit du travail, la sortie du salariat et la déresponsabilisation des entreprises. 

Le dumping social organisé à travers la sous-traitance en cascade, sort également du champ de la démocratie sociale un grand nombre de travailleur·ses et l’absence de responsabilité du donneur d’ordre/entrepreneur principal perpétue les mauvaises conditions de travail et les formes d’exploitation 19. Il est urgent de se donner les moyens de garantir à tous·tes les travailleur·ses sur l’ensemble des chaines de valeur, des droits sociaux et une protection sociale, le respect du droit du travail et de la santé-sécurité, le droit de représentation et de négociation collective 20. En plus des pistes évoquées plus haut pour élargir la concertation sociale et le droit à la négociation collective à tous et toutes, il s’agit d’avancer dans les domaines suivants:

• mettre en place des Services internes de prévention et des CPPT communs à plusieurs entreprises qui opèrent sur un même lieu de travail;

• permettre aux travailleur·ses indépendant·es intégré·es de voter et de se porter candidat·es aux élections sociales;

• garantir des droits forts aux travail leur·ses précarisé·es (en l’absence de possibilité de requalification des statuts) et empêcher la création de nouveaux statuts hybrides;

• responsabiliser les plateformes comme employeurs et supprimer toute situation de travail sans droit à la Sécurité sociale;

• développer les compétences de contrôle des organes de concertation et de la délégation syndicale concernant le recours à la sous-traitance;

• faire respecter la législation en matière de bien-être au travail pour les travailleur·ses de sous-traitants, en particulier les obligations du donneur d’ordre;

• renforcer les services d’inspection et instaurer des sanctions plus sévères en cas de non-respect des règles.

Ces changements demandent d’encourager et soutenir structurellement toutes les initiatives de militantisme visant à unir et à organiser collectivement les travailleur·ses dans le respect des réalités multiples du travail.

Pour avancer sur ces objectifs et propositions émises, il reste bien sûr aussi à préciser le chemin à suivre, au-delà de la négociation collective, pour organiser la réflexion et la mobilisation.#

 

 ©Ketut Subiyanto / Pexels

 

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