3159452616 f2c0974fa6 cL’attaque multidimensionnelle lancée par le Hamas palestinien au matin du 7 octobre aura pris le monde entier de court, à commencer par les Israélien·nes. Les nouvelles et les images, terribles, ont donné la mesure de ce développement totalement inattendu dans sa forme, mais inéluctable puisque, depuis de nombreuses années, de multiples voix tentaient d’alerter sur le potentiel de violence que l’occupation israélienne des territoires palestiniens alimente. Quel (non) rôle l’UE et ses États membres ont-ils joué dans le drame qui se noue aujourd’hui ? Éclairage.

 

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Par Elena AOUN, professeure et chercheuse en relations internationales à l’Université catholique de Louvain

Pour la première fois, des Palestinien·es ont rompu, avec une effroyable effusion de sang, l’enfermement dans lequel Gaza est maintenu presque hermétiquement depuis 2006. Pour la première fois aussi, ils ont porté le fer en Israël même, faisant dans les rangs des civil·es et des forces de l’ordre israéliens de nombreux·ses mort·es et blessé·es, et prenant aussi un nombre considérable d’otages. Alors que la réaction israélienne s’organisait face au carnage, les questions se sont multipliées. Pourquoi le Hamas a-t-il lancé une opération qui ne pouvait être qu’une forme de grand suicide collectif puisque le rapport de forces entre les attaquants palestiniens et les forces israéliennes est radicalement en faveur de ces dernières ? Et puis, qu’allait être la réaction d’Israël ? On l’imaginait bien aiguillée par le traumatisme existentiel qu’ont connu nombre de Juif·ves israélien·nes et leurs familles aux mains des nazis en Europe, et par la rage et le besoin pour le pays de réaffirmer sa suprématie, quoiqu’il en coute.

Multidimensionnelle, cette faillite était déjà perceptible au travers de l’inertie européenne pratiquée depuis des années, du resserrement toujours plus étroit des liens avec Israël et de l’adoption d’éléments de langage et de pratiques réduisant les Palestinien·nes soit à des terroristes à condamner, soit à des bouches à nourrir.

Devant la tragédie qui s’est très rapidement profilée, les regards se sont tournés vers la communauté internationale. L’on savait déjà, comme l’histoire l’a montré régulièrement, que les ÉtatsUnis soutiendraient inconditionnellement Israël. L’espoir était que, inspirés par une analyse plus froide du drame qui commençait à se dérouler et par l’ancrage de leurs politiques étrangères dans un certain nombre de valeurs, la nuance et l’appel à la retenue viendraient notamment de l’Union européenne et de ses États membres. Toutefois, lorsque les réactions ont commencé à se manifester, force a été de constater qu’elles témoignaient d’un alignement marqué sur les thèses israéliennes: condamnation sans appel des attaques terroristes du Hamas, reconnaissance sans partage du droit d’Israël à l’auto-défense, annonces de la suspension des aides aux Palestiniens et Palestiniennes. Ce faisant, l’Union européenne (UE) et ses États membres révélaient l’étendue de leur faillite sur le dossier israélo-palestinien. Multidimensionnelle, cette faillite était déjà perceptible au travers de l’inertie européenne pratiquée depuis des années, du resserrement toujours plus étroit des liens avec Israël et de l’adoption d’éléments de langage et de pratiques réduisant les Palestinien·nes soit à des terroristes à condamner, soit à des bouches à nourrir.

Une faillite politique

L’Union européenne a, historiquement, contribué à promouvoir les paramètres d’une solution juste et durable d’un processus de paix israélopalestinien fondée sur le droit international (notamment la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU) et prenant en compte les aspirations des Palestinien·nes notamment au travers de sa Déclaration de Venise de juin 1980. Lorsque la répression israélienne a sévi contre les révoltes populaires de la première Intifada, le Parlement européen a voté le gel d’accords de coopération avec Israël (1988). Les Douze puis les Quinze ont soutenu avec force les accords d’Oslo (1993), s’engageant à accompagner le processus devant permettre l’échange « paix contre territoires ».

Lorsque le processus a déraillé à la suite de l’assassinat du Premier ministre Rabin en 1995 (par un extrémiste juif) et l’élection, pour son tout premier mandat, de Benjamin Netanyahou, l’Europe a œuvré pour tenter de maintenir le processus de paix. Recherchant et revendiquant une position « équidistante» des deux parties au conflit, elle a constamment tenté d’éviter les ruptures. Ainsi, elle a joué un rôle essentiel en convainquant Yasser Arafat, alors à la tête de l’Autorité palestinienne, de ne pas déclarer en 1999 l’indépendance de l’État palestinien à l’issue de la période intérimaire prévue par Oslo en dépit des impasses des négociations. Cette même année, une publication du Parlement européen pointait le «prix de la non-paix» alors qu’en janvier 1998 déjà, la Commission européenne avait adopté une communication qui pointait en creux la responsabilité israélienne dans la paralysie du processus de paix, les bouclages incessants des territoires palestiniens et la colonisation rampante. Elle revendiquait aussi une voix plus importante vu que l’argent du contribuable européen servait à empêcher l’effondrement d’une économie palestinienne laminée par les politiques sécuritaires israéliennes.

L’UE s’est contentée de nourrir les Palestinien·nes, tout en se rapprochant d’Israël, sans plus se préoccuper du caractère insoutenable de la situation ou d’une érosion de sa politique d’équidistance.

Toutefois, la première moitié des années 2000 apporte quatre séries d’événements qui vont progressivement anesthésier tout volontarisme européen : 1) la deuxième Intifada, qui voit une réponse israélienne exclusivement militaire et doublée d’une attaque contre toute tentative d’appel à la proportionnalité, même lorsque celle-ci est formulée par le président de la République française d’alors, Jacques Chirac ; 2) les attentats du 11 septembre 2001 qui consacrent l’équation de toute forme de résistance violente palestinienne avec le terrorisme ; 3) l’élargissement de 2004 qui amène au sein de l’UE de nouveaux États membres proches d’Israël et signe 4) l’avènement d’une Politique de voisinage permettant de penser la relation entre Israël et l’UE en dehors de tout contexte régional et de toute conditionnalité.

Depuis, l’UE n’a plus jamais tenté de presser son partenaire israélien en vue d’une reprise du processus de paix. De nombreux rapports rédigés par des diplomates européens ou, plus souvent par des acteurs de la société civile et de l’humanitaire, ont pourtant révélé l’ampleur de la colonisation israélienne dans les territoires palestiniens, le poids et les méfaits de l’occupation sur la population palestinienne, mais aussi le rôle indirectement joué par l’UE dans le financement de l’occupation israélienne. L’UE s’est contentée de nourrir les Palestinien·nes, tout en se rapprochant d’Israël, et sans plus se préoccuper du caractère insoutenable de la situation ou d’une érosion de sa politique d’équidistance. En outre, contrairement à l’engagement pris en 1999 par la Déclaration de Berlin, elle n’a donné collectivement aucune suite à la reconnaissance de l’État palestinien. 

La faillite à l’égard du droit international

Aujourd’hui donc, l’UE et l’essentiel de ses États membres expriment un appui quasiment inconditionnel à Israël et une condamnation sans appel de l’action du Hamas, certes condamnable au regard du droit international, et moralement. Les actes de soutien se sont multipliés en des gestes symboliquement forts tels que la projection du drapeau israélien sur la tour Eiffel, les bâtiments de la Commission européenne à Bruxelles ou encore son déploiement sur les bâtiments officiels britanniques. Ces expressions de soutien questionnent surtout par leurs soubassements. Ceux-ci sont fondamentalement binaires: la position d’Israël en tant que force d’occupation des territoires palestiniens est totalement oubliée au profit d’une focalisation exclusive sur l’atteinte violente subie par le pays le 7 octobre, de sorte que l’opération sanglante du Hamas est coupée de son contexte, et ce dernier représenté comme un mouvement islamiste terroriste semant la mort sans motivation aucune. En extrayant la trajectoire du Hamas de son contexte plus large, la cause et la conséquence sont totalement dissociées. Les Européens, in fine, choisissent d’ignorer que, au regard du droit international, des Conventions de Genève, de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, Israël est une puissance occupante. Ils choisissent d’ignorer les effets pervers du confinement des Gazaouis dans une « prison à ciel ouvert » (comme l’a notamment exprimé l’ONG Human Rights Watch), ainsi que ceux des opérations meurtrières et destructrices épisodiques menées par les forces israéliennes. Ils choisissent d’ignorer aussi l’ampleur de l’occupation en Cisjordanie et la brutalité qui l’accompagne : humiliations au quotidien, contrôle sur les moindres dimensions de la vie des Palestinien·nes, sujétion à l’arbitraire et à la répression… et tout cela à l’ombre d’une barrière de sécurité que la Cour internationale de Justice avait jugée illégale déjà en 2004, en demandant son démantèlement là où elle empiète sur les territoires occupés en 1967. La liste de ce que subissent les Palestinien·nes aux mains de l’occupation israélienne est très longue.

Elle est documentée par d’innombrables acteurs respectables à l’instar de l’UNICEF, Human Rights Watch, Amnesty international, et même par des ONG israéliennes telles que B’Tselem, Gisha, Shalom Archav, Breaking the Silence. La situation est qualifiée depuis un certain nombre d’années, y compris par des Israélien·nes, d’apartheid. Les responsables européens ne peuvent pas manquer de le voir et de le savoir, mais ils choisissent de l’ignorer. Tout comme ils choisissent de ne voir dans la multiplication des actes violents désespérés de Palestinien·nes (attentats au couteau, à la voiture bélier, aux armes à feu…) qu’une violence terroriste haineuse, injustifiée et condamnable. Cela alors même que toute autre voie, y compris judiciaire, est en pratique fermée aux Palestinien·nes, comme en attestent d’ailleurs les non-effets de l’avis de la CIJ de 2004 ou la pusillanimité de la Cour pénale internationale qui n’a toujours pas traité à ce jour l’affaire introduite auprès d’elle par la Palestine depuis 20181.

Des silences et des pratiques inquiétants

«Puissance normative», la politique étrangère de l’UE et de ses États membres est censée se fonder sur le respect du droit international et des droits fondamentaux. Ils ont pourtant choisi dans ce nouvel épisode de violence de soutenir Israël sans référence aux droits de l’occupé ni à ceux de la population de Gaza. Ce faisant, ils prennent le risque de cautionner l’irréparable : un irréparable que le droit international permettra de qualifier sans doute, mais un irréparable aussi dans les opinions du Moyen-Orient, dans toute leur diversité, et dans les relations entre celles, ceux qui sont condamnés à s’entretuer ou à faire la paix : les Israélien·nes et les Palestinien·nes.

Certes moins grave, mais plus proche de nous est la préoccupante multiplication des tentatives de discréditer et de peser sur toute expression d’appui aux Palestinien·nes ou de critique à l’égard des politiques du gouvernement israélien et de ses pratiques. Au-delà des pressions multiformes que des universitaires, journalistes ou activistes ont connues depuis des années dans divers pays européens, Paris et Berlin interdisent des manifestations de soutien aux Palestinien·nes, des dirigeant·es britanniques appellent à la criminalisation de l’utilisation de drapeaux palestiniens… La parole libre, quand elle évoque la situation d’occupation et ses effets sur les Palestinien·nes, se voit étouffée, même quand elle n’exprime aucune hostilité à Israël et sa population, mais prévient contre les effets délétères et les conséquences à long terme de l’occupation, de son potentielde violence, et rappelle que les droits humains ne peuvent être à géométrie variable. En revanche, les dérives verbales de certains responsables israéliens qui déshumanisent les Palestinien·nes n’ont pas fait l’objet de critiques de la part des dirigeants européens. Ces formes de déshumanisation, pourtant, précèdent et accompagnent des massacres à grande échelle ainsi que le démontrent de nombreuses études 2. En attestent le blocus étanche, le pilonnage sans relâche de Gaza depuis plusieurs semaines, le ciblage des infrastructures sanitaires, scolaires et humanitaires pourtant protégées par le droit international, le bilan des pertes humaines qui dépasse toute mesure et que de nombreuses voix onusiennes estiment être indicatif d’une dynamique génocidaire, ou encore les exactions qui se multiplient en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.

Après moult déclarations contradictoires, les États membres ont assuré qu’ils poursuivraient l’aide aux Palestinien·nes. Ce faisant, ils méconnaissent les aspirations d’un peuple sous occupation depuis de nombreuses décennies, réduisant le problème israélo-palestinien à une question humanitaire ou de développement. Les racines du mal sont surtout politiques et ancrées dans l’occupation et la lutte palestinienne pour secouer ce joug. Ne pas le comprendre aujourd’hui, c’est préparer les drames de demain, sachant que les drames d’aujourd’hui ont été annoncés de longue date par tous·tes celles et ceux qui perçoivent, sur le terrain ou au travers de leurs analyses, le caractère explosif de la situation dans les territoires palestiniens.

En fin de compte, et à l’opposé de ce qu’avait initialement compris le Premier ministre belge, Alexander de Croo, à savoir que l’action du Hamas «ferme brusquement la voie à toute perspective de paix et de sécurité dans la région», ce que démontre cette action est l’impérieux besoin de travailler sans relâche à sauver le peuple palestinien et le peuple israélien l’un de l’autre en les aidant à faire la paix. Que l’Union européenne et ses États membres aient renoncé à jouer ce rôle, même au prix de crispations avec Israël, engage leur responsabilité dans le cycle de violences. Pour l’instant, même si un plus grand nombre de voix officielles ont déjà commencé à appeler à un cessez-le-feu, force est de constater l’absence de toute démarche à la hauteur d’un drame qui, outre les souffrances qu’il génère, risque de laminer la crédibilité de l’UE ainsi que des normes qu’elle dit promouvoir. #

1. Après avoir adhéré à la Cour pénale internationale en 2015, l’État palestinien défère en mai 2018 la situation du pays depuis juin 2014 (date d’une opération également sanglante d’Israël à Gaza). Il faudra attendre février 2021 pour que la Cour statue sur sa propre compétence et mars 2021 pour l’ouverture d’une enquête, toujours peu avancée.

2. H. NICK, «The Many Roles of Dehumanization in Genocide», in NEWMAN, L.S. (ed.), Confronting humanity at its worst : Social psychological perspectives on genocide, Oxford University Press, 2019, https://doi.org/10.1093/ oso/9780190685942.003.0005, accessed 21 Nov. 2023; T. MICHEL, « Assaulting “diversity as such ”: The ontology of dehumanisation in mass violence», European Journal of International Security, 2023, vol. 8, n° 3, pp. 281-298.

(c) Flickr CC

 

 

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