335747091 adb3eeb351 cDans son dernier ouvrage, le sociologue français Serge Paugam s’interroge sur ce qui nous relie aux autres. En prolongeant les travaux d’Émile Durkheim, il questionne les différents régimes d’attachement social. Il se montre inquiet quant à l’évolution de nos sociétés, gagnées par l’isolement au travail, mais il voit aussi s’y exprimer vigoureusement un désir de justice sociale.

 

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paugamPour définir le tissu social ou ce qui relie les individus, vous privilégiez davantage le thème de l’attachement social que celui de la solidarité. Pourquoi ?

Serge Paugam : C’est exact. J’ai essayé de suivre le raisonnement d’Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française, qui avait initialement défini dans sa thèse de doctorat les concepts de solidarité mécanique et de solidarité organique. La solidarité mécanique renvoie au fonctionnement des sociétés traditionnelles. C’est une solidarité fondée sur la similitude. C’est parce que les gens vivent ensemble et se ressemblent qu’ils s’entraident et sont solidaires les uns des autres. Dans les sociétés modernes, la solidarité est organisée de façon différente. Elle repose plutôt sur la complémentarité des individus, qui exercent des fonctions différentes dans la vie sociale et dans la vie professionnelle. Durkheim analyse l’évolution sociale en fonction de ces deux concepts, mais, un peu curieusement, il n’en fait plus référence par la suite. Il a progressivement élaboré un cadre analytique plus complexe fondé sur la pluralité des liens sociaux en se référant notamment au concept d’attachement aux groupes. Ce qui l’intéresse est ce qui fait de l’individu un être social épanoui et intégré à la société. J’ai voulu suivre ce raisonnement, parce qu’aujourd’hui, le terme de solidarité est polysémique, c’est-à-dire qu’on l’utilise pour qualifier ce qui se passe dans la famille, dans des mouvements associatifs, dans la sphère syndicale, dans la sphère politique... J’ai ainsi défini l’attachement social comme le processus d’entrecroisement de plusieurs types de liens sociaux: le lien de filiation (au sens des relations entre les parents), le lien de participation élective (au sens des relations entre ami·es, proches choisis au sein d’associations), le lien de participation organique (au sens des relations au sein et entre groupes professionnels) et le lien de citoyenneté (au sens des relations au sein d’une communauté politique). Y a-t-il eu un âge d’or des solidarités et du sens du collectif? C’est délicat de dire que la solidarité était plus développée autrefois qu’aujourd’hui. Les sociétés évoluent et, si elles restent des sociétés, c’est parce que les individus vivent ensemble et ont des relations de solidarité entre eux. Certes, dans les sociétés plus traditionnelles, au début du 20e siècle, les cercles sociaux étaient en quelque sorte emboités: les individus appartenaient à des groupes qui se connaissaient. Il s’agissait de sociétés d’interconnaissance dans lesquelles l’identité de l’individu était connue dans toutes ses dimensions par tout le monde. L’individu pouvait être à la fois père ou mère de famille, agriculteur·rice, pêcheur, couturière, ou autre. Il vivait dans tel territoire, dans telle commune. Il participait à telle ou telle association. Il y avait un emboitement des cercles sociaux. Dans les sociétés modernes, les individus appartiennent à des groupes qui, finalement, ne se rencontrent pas ou ne s’emboitent plus autant. L’individu est ainsi finalement plus libre, d’une certaine manière, de construire son identité par luimême par le fait d’appartenir à des cercles différents les uns des autres. Il peut être un individu qui joue des rôles et a une identité qui varie selon les différents groupes auxquels il appartient, groupes qui ne se relient pas forcément les uns aux autres. Cela donne cependant l’impression que l’individu est plus isolé. 

Les sociétés évoluent et, si elles restent des sociétés, c’est parce que les individus vivent ensemble et ont des relations de solidarité entre eux.

Vous identifiez plusieurs régimes d’attachement social: les régimes familialiste, volontariste, organiciste et universaliste. Chacun d’entre eux semble correspondre à une aire géographique ou un mode de société. Peuvent-ils toutefois cohabiter ?

Chacun de ces types de régime renvoie à une sphère spécifique de la morale : la morale domestique, la morale associative, la morale professionnelle et la morale civique. La socialisation de chaque individu se fait dans ces différentes sphères, présentes dans toutes les sociétés, mais de façon inégale. Je suis parti de l’idée que les différentes sphères de la morale n’ont pas le même poids dans toutes les sociétés. Il peut y avoir dans telle ou telle société un lien qui prédomine et qui assure davantage que les autres une cohérence normative globale. C’est ce mode d’entrecroisement normatif spécifique des quatre types de liens sociaux qui détermine un régime d’attachement. On retrouve ces types de régimes dans différentes régions du monde. Par exemple, l’Amérique latine est beaucoup plus proche d’un régime familialiste, fondé sur la prééminence du lien de filiation. C’est par ce régime familialiste que l’on y fait davantage société alors que, par exemple, l’Amérique du Nord ou encore la Grande-Bretagne, des pays très proches d’un modèle de libéralisme économique, vont mettre l’accent davantage sur le lien de participation élective et la morale associative. Dans ces pays, c’est le fait d’être en association qui va redonner un sens global à la vie en société. Dans la société française, la morale domestique est présente et encadre la vie familiale, mais elle n’est pas prééminente pour permettre aux individus de vivre ensemble.

En France et en Belgique, il existe un régime d’attachement social que vous qualifiez « d’organiciste », dans lequel l’insertion sociale est avant tout assurée par le travail.

Effectivement, en France, le lien de participation organique est le lien qui s’est constitué dans et pour le monde du travail. On peut souligner, par exemple, comme indicateur de ce lien social, les nombreux emplois couverts par des conventions collectives. En France et en Belgique, on voit que cet indicateur est très élevé comparativement à d’autres pays. On pourrait donc dire que les luttes sociales menées tout au long du 19e siècle ont donné à ces pays un socle de droits qui sont définis dans le cadre d’une société salariale. Il s’agit d’une société pensée comme intégrée, dans laquelle les individus sont protégés par le fait de bénéficier d’un travail qui leur assure de la protection et de la reconnaissance. D’autres pays ne sont pas organisés sur cette base-là. L’individu y est plus vulnérable et doit s’appuyer sur d’autres solidarités pour survivre. On parlait de l’Amérique du Sud plus haut. Làbas, le monde du travail ne protège pas autant. Quand l’individu est dans la sphère de l’emploi informel, il est peu protégé par son emploi. Il doit donc s’appuyer sur d’autres solidarités. Dans la constitution de plusieurs pays latino-américains, il est formulé explicitement que la famille est la cellule de base de la société. Cela n’est pas dit en Belgique et en France. Bien sûr, la famille est considérée comme importante, mais on est dans un autre univers normatif, parce qu’effectivement, l’individu a appris qu’il devait devenir autonome en grande partie par les solidarités qui sont tissées dans le monde du travail. C’est ce qui va lui permettre d’être véritablement autonome.

Dans les régimes organicistes, la contradiction majeure est qu’un nombre important de salarié·es ne bénéficie plus d’une protection par l’emploi et d’une reconnaissance par le travail.

Le monde du travail qui structure l’attachement social s’est fortement dégradé ces dernières années. Quel est son impact sur le régime d’attachement de nos sociétés? Est-il en évolution à la suite de cette dégradation du monde du travail ?

En fait, dans tous les régimes d’attachement, il y a des contradictions. Dans les régimes organicistes, la contradiction majeure est qu’un nombre important de salarié·es ne bénéficie plus d’une protection par l’emploi et d’une reconnaissance par le travail. La stabilité professionnelle est devenue inatteignable pour des franges non négligeables de la population active, notamment les jeunes générations. Celles et ceux qui ont commencé à travailler dans les années 1980 ou 1990 ont pu, dans certains cas, traverser une carrière complète en précarité ou en chômage. Cela veut dire qu’une société tout entière n’offre plus les garanties de protection et de reconnaissance par le monde du travail à toutes les personnes en âge d’activité. Cela remet en question les fondements mêmes de la solidarité et du modèle social que l’on a constitué. L’isolement au travail est une réalité. Beaucoup de salarié·es vivent dans des liens qui oppressent. Le travail humilie dans certains cas. L’émancipation par le travail est par conséquent devenue ardue.

Avec un État qui se montre de moins en moins protecteur...

Effectivement. En France, en particulier, si ce niveau de protection collective par le travail a été atteint, c’est en grande partie parce l’État a joué un rôle pour permettre une large couverture des emplois par des conventions collectives. Ce modèle-là est progressivement remis en question. Cela pose effectivement le problème de l’avenir des sociétés salariales qui sont menacées et qui provoquent le désordre que l’on connait. Les inégalités se sont considérablement accrues. Beaucoup de salarié·es se sentent très insécurisé·es face à l’avenir, et sont souvent peu reconnu·es dans l’exercice de leur travail. 

Dans le régime de solidarité organique comme en France, les syndicats jouent un rôle clef. On l’a vu avec le mouvement contre la réforme des retraites. À l’inverse, le conflit des Gilets jaunes s’est organisé indépendamment des organisations syndicales. Ce mouvement met-il en évidence des volontés de changement de régulation de la solidarité?

Le conflit des Gilets jaunes est intéressant parce qu’il est parti d’une revendication très ponctuelle, une réaction épidermique face à une décision du gouvernement d’augmenter les taxes sur le carburant. C’était un mouvement qui en principe n’était pas appelé à durer tant on pouvait l’associer à une réaction d’humeur. Il s’est toutefois maintenu plusieurs mois et a marqué les esprits. Le mouvement contre la réforme des retraites a aussi duré très longtemps. Il s’est structuré différemment parce qu’il est parti des organisations syndicales. Cette question est ancrée dans un habitus professionnel – c’est-à-dire que dans les sociétés salariales, ce sont les organisations syndicales qui ont l’habitude de défendre le droit à la retraite. Cependant, le mouvement des Gilets jaunes et celui des retraites ont des points communs, notamment l’émergence de revendications citoyennes. C’est cela qui me semble vraiment intéressant.

Finalement, le mouvement important de lutte contre la réforme des retraites n’est-il pas la conséquence aussi de ce qui s’est passé antérieurement avec le mouvement des Gilets jaunes ?

Le lien provient du fait que les Gilets jaunes ont fait émerger la question fondamentale des injustices sociales. Cette question renvoie à des revendications qui portent sur le lien de citoyenneté et à la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. En France, si on se réfère aux principes républicains, on reconnait le principe d’égalité face aux droits, qui lui-même exige une certaine justice sociale. Ces principes engagent la morale civique. Si un mouvement social parvient à mettre en évidence des formes d’injustice sociale structurelles dans la société française ou dans la société belge, cela veut dire qu’il y a là une entorse au principe républicain. Cette aspiration à plus de justice sociale était très présente chez les Gilets jaunes, et cela a été mobilisateur également. Une grande partie de l’opinion publique a considéré la réforme des retraites comme injuste. Cette question a impliqué de la solidarité. Des personnes pour qui travailler deux ans de plus ne posait pas trop de problèmes – parce qu’ils avaient des professions tout à fait établies et qu’ils s’épanouissaient au travail – se sont senties solidaires dans le mouvement des personnes qui sont en souffrance dans le monde du travail.

Êtes-vous optimiste quant au renforcement de l’attachement social entre individus ?

Dans mes recherches, j’essaie de ne pas hiérarchiser les régimes d’attachement. J’essaie de comprendre leur logique. Si je dois me positionner comme citoyen français par rapport au régime d’attachement qui caractérise la société française, je ne peux qu’être inquiet. En effet, je constate qu’il y a un désajustement entre les principes de la République qui ont permis la constitution de la société salariale – qui intégrait jusqu’ici la grande majorité des actifs, des actives et leur ayant droits pour leur assurer à la fois un modèle de protection sociale et une reconnaissance de leur travail –, et la réalité que vivent des franges nombreuses de la population. La société n’est plus organisée exactement de la même façon. On va vers un déclin, au moins partiel, d’un principe de solidarité qui a été fondateur de ce modèle social. C’est cela qui m’inquiète, parce que je ne vois pas, actuellement, de moyens de compenser véritablement par d’autres types de liens ce qu’on est en train de défaire à grands pas. #

Le Gavroche

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