53177613394 8bc85bd6d6 oLa notion de «Sud global» s’est récemment invitée dans les discours politiques, médiatiques et savants sur l’état du monde. Qu’est-ce qui différencie les notions de « Sud global » et de « Sud » ? Le « Sud global » renvoie-t-il à un ensemble géographique ou à une perspective géopolitique différents de la notion de «Sud»? Les réponses à ces questions sont d’autant moins évidentes que le vocable en question est pris dans une lutte politique et intellectuelle.

 

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François Polet, chargé d’étude au Centre tricontinental (CETRI)

La succession accélérée de rencontres internationales (G20, BRICS, G77, Nations unies) et de tournées diplomatiques de leaders de pays émergents depuis le dé- but de l’année 2023 a constitué autant d’occasions d’affirmer l’existence et le renforcement d’un «Sud global » déterminé à transformer l’ordre international, jugé outrancièrement dominé par les pays occidentaux. Cet activisme rhétorique des Lula (Brésil), Widodo (Indonésie) et autres Modi (Inde) a contribué à la généralisation du recours à cette expression par les commentateurs des relations internationales, notamment dans la presse francophone, le plus souvent pour s’inquiéter de l’influence russo-chinoise sur cette évolution et de ses implications quant à la capacité de l’Occident à diffuser ses valeurs et promouvoir ses intérêts.

Mais pourquoi « Sud global » et pas « Sud » tout court ? Qu’est-ce qui différencie les deux notions ? Le « Sud global » renvoie-t-il à un ensemble géographique ou à une perspective géopolitique différents de la notion de « Sud » ? Ou vise-t-il à remettre au gout du jour, par l’adjonction de l’adjectif « global », une notion un peu désuète?

Les réponses à ces questions sont d’autant moins évidentes que le vocable en question est pris dans une lutte politique et intellectuelle à laquelle beaucoup de monde prend part: acteurs politiques et militants cherchant à changer ou conserver les rapports de force internationaux, universitaires s’efforçant d’analyser les évolutions mondiales et journalistes prompts à s’emparer des expressions à la mode. Évacuons un doute pour commencer : la notion de « Sud global » renvoie au même ensemble de pays que celle de « Sud », à savoir les nations d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie (hormis le Japon et la Corée du Sud) et d’Océanie (hormis l’Australie et la Nouvelle- Zélande). L’inclusion de la Chine dans le « Sud », qu’il soit ou non « global », est sujette à controverse. Cette similarité des contours géographiques ne nous dit pas pourquoi la première formule tend à rempla- cer la seconde.

Pour mieux comprendre les ressorts de l’ascension de cette dernière, il faut avoir à l’esprit que, comme toute expression à caractère (géo-)politique, elle est introduite par des acteurs spécifiques dans des contextes donnés avec des motivations pré- cises. Empruntons dès lors une perspective historique pour identifier les contextes qui ont successivement accouché des notions de « Sud » et de « Sud global ».

Hauts et bas de la notion de « Sud »

Le concept de « Sud » apparait au début des années 1970, dans le cadre des Nations unies, pour désigner les pays du « Tiers-monde ». À la différence de la notion plus descriptive de « pays en développement», qui désigne pourtant le même ensemble de pays, le Tiers-monde a une charge politique forte, il renvoie à l’effort collectif des pays récemment décolonisés pour se faire respecter dans un ordre mondial structuré par l’affrontement Est-Ouest. Cet effort emprunte au cours des années 1950 à 1970 deux voies parallèles et complémentaires. La première, géopolitique, est celle du non-alignement, qui nait lors de la Conférence de Bandung (1955). Elle promeut les principes d’indépendance et de coexistence pacifique. La deuxième voie est celle de la revendication d’une transformation de l’ordre économique international en vue de favoriser le développement économique et social accéléré (l’industrialisation, le « rattrapage ») des pays du Tiers-monde. Elle est poussée depuis 1964 par le G77, soit le « groupe des soixante-dix-sept pays en développement » (dont le nombre augmentera rapidement), dans le cadre de la CNUCED 1, créée la même année.

Cette notion de «Sud» s’impose dans les enceintes onusiennes au moment où les pays industrialisés acceptent enfin d’entrer en négociation avec les pays du Tiers-monde en vue de s’accorder sur une réforme du système économique mondial. « Dialogue Nord-Sud », c’est évidemment plus di- plomatique que « dialogue Premier monde-Tiers- monde ». Si les pays du Nord n’ont pas vraiment le choix, c’est que des représentants du Tiers-monde ont trouvé dans le prix du pétrole l’arme permettant d’établir un rapport de force avec les pays industrialisés. Ces assises débouchent sur une série de déclarations, chartes, fonds et autres mécanismes de stabilisation visant à concrétiser un «Nouvel ordre économique international » plus équitable. Et pourtant... «Les riches n’aiment jamais qu’on porte atteinte, de quelque façon, à leurs privilèges. Dans les palabres des interminables conférences inter- nationales, les pays occidentaux excellent bien plus que ceux du Tiers-monde. Fractionnement des débats, création de commissions et de sous-commissions, ren- voi à des instances spécialisées, compromis boiteux qui ouvrent la porte à de nouvelles controverses: tout est mis en œuvre pour éviter une discussion globale et approfondie de la cause de l’inégalité économique des nations et des moyens d’y remédier 2. »

À cet art diplomatique bien décrit par l’historien et économiste libanais Georges Corm, il faut ajouter le retournement de la conjoncture économique internationale dans la deuxième partie des années 1970, l’endettement des pays du Sud et l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et Margareth Thatcher, qui enterrent toute perspective de réforme économique progressiste. «Le soi-disant Tiers-monde... un terme trompeur comme il en existe peu», assène en 1980 le secrétaire d’État américain 3. Les leaders du Sud continuent néanmoins à se concerter, notamment au sein de la Commission Sud, formée en 1986. Mais le rapport de celle-ci, publié en 1990, qui appelle entre autres à réformer les institutions internationales pour faire plus de place au Sud, est complètement enjambé par les pays occidentaux, pleinement occupés à définir les traits du nouvel ordre international libéral devant succéder à la guerre froide. La CNUCED est marginalisée par l’OMC. L’heure est à la mondialisation «heureuse"

Intéressons-nous maintenant à l’expression de « Sud global ». Comme beaucoup de concepts appelés à une vocation internationale, celui-ci nait sur les campus états-uniens. Un leader étudiant, Carl Oglesby, écrit en 1969 dans un journal catholique que la guerre du Vietnam est le point culminant de «la domination du Nord sur le Sud global». La formule demeure cependant discrète jusqu’aux années 1990 et à l’essor de l’altermondialisme. L’une des organisations les plus dynamiques de l’interna- tionale contestataire est le centre d’étude asiatique « Focus on the Global South », basé à Bangkok. Son fondateur, le Philippin Walden Bello, a étudié aux États-Unis à la fin des années 1960. Dans un entretien accordé en 2002 à la New Left Review, il estime que c’est le mouvement américain contre la guerre du Vietnam qui l’a « réellement politisé ». Pour Bello, l’adjonction de l’adjectif « global » à « Sud » vise à replacer les problèmes d’Asie et du Pacifique dans le cadre de « schémas globaux de domination et de résistance » 4. Une autre manière d’appeler à une coalition des résistances du Sud contre une mondialisation orchestrée par des institutions (OMC, FMI) perçues comme soumises aux intérêts du Nord. C’est néanmoins dans l’espace universitaire anglo-saxon que le concept prend véritablement son envol au cours des années 2000 et surtout 2010.

D’après une recherche bibliographique récente, la formule « Global South » est mentionnée par une publication en 1994, par 30 en 2005, par 300 en 2012 et par 1.600 en 2020 5. Si l’expression est utilisée dans une pluralité de domaines des sciences sociales, deux courants d’idée contribuent plus particulièrement à sa diffusion. Le premier est le champ polymorphe des études postcoloniales/décoloniales, qui s’attache à débusquer et déconstruire les traces du regard colonial dans les représentations collectives et les productions culturelles au sens large. Le « Sud global » renvoie alors aux populations « subalternisées », dont les connaissances ont été dévaluées, marginalisées, folklorisées par l’expansion civilisationnelle occi- dentale, dont la mondialisation n’est que le dernier avatar. Dans cette acception, le « Sud global » est relativement déterritorialisé, il se trouve également dans le Nord géographique, à travers la présence de migrant·es et de descendant·es des empires coloniaux dans les grandes villes d’Europe et des États-Unis. Le second domaine où l’expression fait florès est celui de l’étude critique des relations interna- tionales. Elle est mobilisée pour décrire et analyser le maintien des asymétries internationales dans la mondialisation et le regain d’activisme géopolitique des pays du Sud depuis le début du millénaire – coalitions revendicatives au sein de l’OMC ou des COP climat, formation des BRICS, coopération Sud-Sud, nouvelles dynamiques régionales, etc 6.

S’il ne renvoie pas à un «bloc» ou à un «front», le «Sud global » éclaire un dynamisme diplomatique Sud-Sud qui échappe désormais à l’influence occidentale.

Un activisme qui a pour toile de fond le basculement du centre de l’activité économique mondiale vers l’Asie et, dans une moindre mesure, le « Sud ». Le concept s’impose d’autant mieux que la catégorie « South » ne parait pas avoir pris aussi bien dans le monde anglo-saxon que son équivalent en français depuis les années 1980 : l’expression « Third World » a laissé la place à celle de « developing countries » davantage qu’à celle de « South », là où, dans l’espace francophone, l’expression « Sud » est largement utilisée, parallèlement à celle de « pays en développement » bien entendu 7.

Un concept performatif

Depuis la guerre d’Ukraine, ce sont donc les lea- ders des pays émergents qui ont fait leur cette expression dans les forums internationaux : le président brésilien Lula, notamment, qui ne l’avait pas utilisée lors de ses deux premiers mandats (2003- 2011), pourtant intenses en diplomatie Sud-Sud ; ou le dirigeant indien Modi, qui a placé la prési- dence indienne du G20 en 2023 sous le signe des « voix du Sud global ». À y regarder de près, leurs revendications ne sont pas si différentes de celles qui étaient exprimées par leurs prédécesseurs dans les années 1970 sous le signe du «Tiers-monde», des « pays en développement » ou du « Sud ». Il s’agit toujours d’exiger un environnement international plus propice à leur développement économique, à ceci près que l’argumentaire libéral (la lutte contre les barrières commerciales) a – dans une bonne mesure – remplacé l’argumentaire moral (la lutte contre la pauvreté). Il s’agit surtout d’obtenir une meilleure représentation dans les processus de décision de la gouvernance mondiale dans les domaines sécuritaire, économique et monétaire.

En outre, aux arguments démographiques se sont ajoutés des arguments économiques. Car le «Sud global», c’est aussi ce «Sud» qui a davantage tiré profit de la globalisation (en termes de taux de croissance) que les pays du Nord depuis le tournant du millénaire. En d’autres termes, le « Sud global », c’est le « Sud » ayant désormais les moyens économiques de ses ambitions. Nombre de commentateurs occidentaux s’em- ploient à questionner la consistance de la notion de « Sud global ».

Les intérêts géopolitiques, commerciaux, sociaux, environnementaux des membres de ce regroupement seraient trop contradictoires que pour être convertis dans un programme de réformes ayant un minimum de cohérence. Cette critique reprend les arguments utilisés au vingtième siècle pour questionner la pertinence de l’idée de Tiers- monde. De fait, le « Sud global » relève au moins en partie d’une stratégie rhétorique utilisée de manière opportuniste par des pays engagés dans des stratégies de puissance, en témoigne la participation simultanée de l’Inde aux BRICS et à l’initiative Quad (avec les États-Unis, l’Australie et le Japon) visant à contenir l’influence militaire chinoise dans la région indopacifique. Ou la réticence du Brésil à ouvrir les BRICS à de nouveaux représentants de ce « Sud global » dont il brigue le leadership. Et néanmoins l’expression n’est pas qu’une vue de l’esprit. Comme l’énonce le géographe Vincent Capdepuy, « elle tient sans doute sa pertinence de sa performativité. Le Sud global existe d’abord parce qu’on en parle et qu’on s’exprime en son nom» 8. S’il ne renvoie pas à un «bloc» ou à un «front», le « Sud global » éclaire un dynamisme diplomatique Sud-Sud qui échappe désormais à l’influence occidentale. La mobilisation du concept dans les enceintes internationales n’est pas sans effet sur le cadrage et la construction discursive d’une série d’enjeux mondiaux importants. Elle peut contribuer à légitimer des positionnements différents de ceux de l’Occident en matière de commerce, de climat, de finances, de sécurité collective. Le « Sud global » c’est en quelque sorte le « Sud » en passe de (re-) trouver une charge politique. #

1.Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement.

2. G. CORM, Le Proche-Orient éclaté. 1956-2006, Paris, Gallimard, 2003.

3. S. BABB, Behind the Development Banks. Washington Politics, World Poverty and the Wealth of Nations, Chicago, The Univer- sity of Chicago Press, 2009.

4. W. BELLO, « Pacific Panop- ticon », New Left Review, 16, Juillet-août, 2002.

5. S. HAUGA, J. BRAVE- BOY-WAGNERC et G. MAIHOLD, « The ‘Global South’ in the study of world politics: exam- ining a meta category », Third World Quarterly, 42-9, 2021.

6. Voir le numéro d’Alternatives Sud de septembre 2007 intitulé Coalitions d’États du Sud. Retour de l’esprit de Bandung ?, 14-3, 2007.

7. D’où le scepticisme de certains spécialistes fran- cophones des relations internationales, qui ne voient pas bien ce que la notion de « Sud global » apporte de plus que la notion de « Sud ».

8. V. CAPDEPUY, « Le Sud global, un nouvel acteur de la géopolitique mon- diale ? », Géoconfluences, septembre 2023.

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