En quoi un ouvrage de sociologie de près de 45 ans constitue-t-il une œuvre marquante justifiant sa place dans la Bibliothèque idéale des sciences sociales et en quoi nous parle-t-il encore aujourd’hui? Nous allons tenter de le comprendre via un entretien avec Georges Liénard1 à l’occasion de la réédition de l’ouvrage 2 «Capital Culturel et inégalités sociales. Morales de classes et destinées sociales», tiré d’une thèse de sociologie co-écrite en 1975 avec son ami Émile Servais. Il s’agissait de l’une des premières enquêtes d’envergure sur les mécanismes de socialisation des enfants, sur les rapports à l’école selon les classes sociales, et plus généralement sur la transmission du capital culturel entre les générations. Après avoir invité Georges Liénard à revenir sur l’objectif de sa thèse co-écrite avec Émile Servais, dans le contexte de l’époque, l’entretien évolue vers une discussion collective. Nous y évoquons ce qui a changé depuis lors sans que les fondamentaux soient pour autant modifiés, la place laissée aux acteurs, le rôle des institutions, le tout finalement illustré par la situation de l’enseignement.
© Illustration : Blaise Dehon
Georges Liénard : Professeur ordinaire émérite de sociologie de l’UCLouvain et chercheur associé au CIRTES. Il a été directeur de la Faculté ouverte de Politique économique et sociale (FOPES) à Louvain-La-Neuve de 1986 à 2001, fondateur et directeur du Centre de Recherche interdisciplinaire sur la Solidarité et l’Innovation sociale (CERISISUCL) à Charleroi, formateur à l’Institut supérieur de Culture ouvrière (ISCO) et secrétaire politique du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) de 1978 à 1994 (à temps plein puis à mi-temps).
Patricia Vendramin: Professeure de sociologie à l’UClouvain, actuelle présidente de la FOPES et titulaire de la Chaire Travail-Université. Elle a codirigé la FTU-Namur de 1991 à 2016.
Pierre Reman: Directeur de la FOPES de 2001 à 2016 et titulaire de la Chaire Max Bastin à l’UCLouvain. Il a consacré son enseignement et ses travaux de recherche à la Sécurité sociale, aux politiques sociales et d’emploi.
Pierre Georis: Sociologue, chargé de cours invité et professeur honoraire à la FOPES. Directeur du réseau d’initiatives d’insertion socio-professionnelle AID de 1993 à 2005, il a ensuite été secrétaire général du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) de 2005 à 2020. Il est chercheur associé à la Fondation Travail Université (FTU).
Emile Servais (1939-2017): Docteur en sociologie, professeur extraordinaire émérite de l’UCLouvain. Il a été inspecteur général à la Région wallonne, enseignant dans plusieurs écoles supérieures, à l’ISCO et à l’UCL à la FOPES et à la FOPA. Il a été président du Mouvement ouvrier chrétien du Namurois et a investi beaucoup dans l’analyse et l’intervention institutionnelle au sein du Groupe d’analyse culturelle et de pédagogie institutionnelle et est auteur ou coauteur de plusieurs ouvrages.
Objectif et démarche
Pierre Reman (P.R.): Georges, en guise d’invitation à la lecture de votre livre, peux-tu rappeler les intentions que vous aviez Émile et toi en vous lançant dans la réalisation d’une thèse en sociologie sur le thème du capital culturel et des inégalités sociales?
Georges Liénard (G.L.): D’emblée je dirais que notre intention était d’examiner des modalités concrètes de la socialisation culturelle des enfants de classes sociales différentes se trouvant en deuxième ou troisième maternelle. Ceci afin d’analyser comment ces modalités pouvaient être constitutives des différences de capitaux culturels et symboliques acquis par ces enfants, différences finissant par se traduire en inégalités lorsque le système scolaire appose son verdict en regard de ses exigences et influence la trajectoire scolaire future de ces enfants. Cela se passe notamment dans les trois premières années de primaire qui sont particulièrement essentielles dans la construction progressive de leur destinée sociale 3 . Nous avons emprunté au sociologue Pierre Bourdieu les concepts de capital culturel et capital symbolique. Le premier renvoie à l’ensemble des moyens culturels d’action que détiennent les familles de différentes classes sociales et qui sont liés aux diplômes des parents et des grands-parents, aux compétences linguistiques, à la culture générale et aux habitudes de gestion de la vie quotidienne. Le second, construit de réputation bonne ou mauvaise, donne à celui qui le possède des attributs qui lui permettent de disposer ou non d’atouts pour accéder ou légitimer une position sociale reconnue par toutes et tous. Les pratiques de socialisation culturelle que nous avons analysées sont essentiellement et très concrètement des pratiques familiales qui déterminent la façon dont les enfants des différentes classes sociales occupent leur maison, la façon dont se déroule leur vie quotidienne au moment des repas, des devoirs scolaires à accomplir, des instants de loisirs et de détente et aussi les objets culturels dont ils disposent ou non (jeux, livres, disques, revues…). Les différences que vivent les enfants à ce propos ne manquent pas, ne fut-ce que par les espaces dont ils disposent pour faire leurs devoirs ou simplement pour jouer ou lire. Ce serait peu de choses si ces différences ne finissaient par se transformer, au travers des exigences de l’école, en inégalités scolaires et culturelles reflétant une socialisation à l’aisance sociale pour les enfants de la classe supérieure et à l’inverse une socialisation à la survie sociale pour les enfants de la classe inférieure et, entre les deux, une socialisation à la vertu sociale liée à l’effort et au mérite. En ce sens, les différentes formes de socialisation culturelle forgent, à tout le moins implicitement, dès le plus jeune âge, une conscience de la position sociale que l’on occupe et que l’on finit par considérer comme légitime.
P.R.: Comment avez-vous procédé pour identifier et analyser ces modalités de socialisation?
G.L.: Nous avons réalisé une enquête par questionnaires et par entretiens auprès de 80 familles pour objectiver les différents processus de socialisation et de transmission culturelle qu’elles mettent en œuvre pour leurs enfants en bas âge. Nous les avons d’abord réparties en trois classes sociales et ensuite, dans chaque classe, en trois fractions : mobilité ascendante, mobilité stagnante, mobilité descendante de type inter et intragénérationnelle. S’ajoutent trois monographies portant sur des pratiques éducatives et s’appuyant sur une enquête et des entretiens prolongés avec des enseignant·es de trois écoles maternelles (situées à Bruxelles, en Brabant wallon et au Borinage), regroupant des enfants appartenant à des classes sociales différentes. Nous avons aussi mené des entretiens avec des parents et des enfants à leur domicile dans le but de contextualiser leurs propos et de réaliser des observations du logement et des objets culturels s’y trouvant. Il faut savoir que lorsqu’on parle de socialisation ou de transmission, on doit non seulement tenir compte des modalités d’apprentissage et d’inculcation des règles de conduite à destination des enfants, mais aussi des modalités plus implicites, liées aux façons de parler, de se comporter dans la vie quotidienne, d’utiliser ses loisirs, d’occuper son habitat et de nouer des relations avec l’école 4 .
«Les clivages entre classes ne s’estompent-ils pas pour laisser la place à des conflits qui portent sur des revendications de natures différentes faites de dignité, de respect et de crainte de déclassement ?» (Pierre Reman)
Le monde change… mais les fondamentaux restent
P.R.: Pourquoi cette réédition maintenant?
G.L.: Comme l’écrit Stéphane Bonnery dans sa préface, l’intérêt de la réédition de notre travail de recherche est de contribuer à relier les conclusions que nous avons tirées il y a près de 45 ans et les résultats de recherches actuelles et mieux encore de susciter de nouvelles études pour mettre en lumière ce qui a changé et ce qui n’a pas changé dans les modalités de socialisation culturelle des enfants en bas âge par rapport aux exigences de la culture scolaire. C’est en tout cas mon souhait.
Patricia Vendramin(P.V.): À ce propos, je mettrais en évidence que sur les 45 dernières années, la mobilité sociale est une réalité et l’école joue en cela un rôle majeur. Elle en est le principal moteur. Cette mobilité sociale est en partie structurelle, c’est-à-dire liée aux transformations de la structure économique, avec ses conséquences sur la structure de l’emploi. On peut penser à la tertiarisation croissante de l’économie ou à l’augmentation importante du travail des femmes. La mobilité nette est indépendante des changements de structure. Elle est le résultat de politiques diverses. Si elle se manifeste sur une longue période, c’est probablement parce que des institutions autres que la famille ont créé des opportunités pour les personnes d’améliorer leur position sociale. Parmi ces institutions, il y a les politiques liées aux familles, les politiques sociales, mais surtout les politiques d’enseignement qui expliquent l’amélioration des positions sociales en permettant à des jeunes un accès à des titres scolaires supérieurs à ceux de leurs parents. C’est particulièrement le cas des jeunes femmes. En 2021, 56% des femmes âgées de 30 à 34 ans ont un diplôme d’études supérieures. Elles ne devaient sans doute pas dépasser les 10% au moment où Émile et Georges présentaient leur thèse. C’est dans la catégorie des classes moyennes du secteur tertiaire que la mobilité a été la plus forte. Il serait donc particulièrement intéressant de se saisir du travail d’Émile et de Georges pour reconsidérer la question de la socialisation culturelle des petits enfants dans un contexte où la société s’est « moyennisée » et a vu grandir la participation des femmes au marché du travail 5 .Elles sont davantage diplômées et restent en première ligne pour l’éducation de leurs enfants. On peut émettre l’hypothèse que leur rôle s’est accru dans les processus de socialisation culturelle. En lien avec cela, il serait intéressant aussi d’analyser les effets de la transformation de la structure économique et en particulier sa tertiarisation sur les mécanismes de transmission culturelle. Dans les services, des groupes sociaux de classes différentes se côtoient et il pourrait se produire des phénomènes où des connaissances et des apprentissages des différents milieux sociaux percolent les uns dans les autres. Les frontières entre les groupes sociaux sont moins étanches aujourd’hui, sauf dans le cas des super riches. Cela pourrait conduire à ce que les préférences et styles de vie culturels des classes supérieures soient tant bien que mal appropriés par des groupes sociaux appartenant à d’autres classes. Attention cependant, une société avec de la mobilité sociale n’est pas forcément une société égalitaire, c’est un déplacement des individus dans une hiérarchie sociale. Pour réduire les inégalités, il faut que s’opère une mobilité nette ascendante qui manifeste une évolution positive des individus moins favorisés dans la hiérarchie sociale tout en réduisant les écarts de positions. Sur ce point les retombées de la démocratisation de l’enseignement ne sont pas à la hauteur des espérances, même si durant les dernières décennies un certain recul des inégalités a pu être observé.
«Il serait particulièrement intéressant de se saisir du travail d’Émile et de Georges pour reconsidérer la question de la socialisation culturelle des petits enfants dans un contexte où la société s’est “moyennisée” et a vu grandir la participation des femmes au marché du travail.» (Patricia Vendramin)
G.L. : Je partage ce point de vue, mais en ajoutant que les opportunités de mobilité sont saisies en fonction des capitaux économiques, sociaux et culturels détenus par les personnes et des moyens d’action qu’elles sont capables de mobiliser. La situation de chaque groupe familial dans ces domaines est différente et les trajectoires sont variées. Si chaque trajectoire est liée à de multiples épreuves de la vie, pour reprendre une expression récente de Pierre Rosanvallon, les capacités et les façons dont chaque groupe est capable d’y faire face seront différentes et souvent inégales selon les classes et les fractions de classe. Les épreuves de la vie sont vécues de façon individuelle ou intime (séparation, divorce, décès, perte d’emploi…), mais ce serait une erreur de ne pas les relier à des situations objectives de groupes ou de classes. Le concept d’éthos de classe 6 prend tout son sens ici lorsqu’il relie les positions sociales objectives qu’une personne occupe et les représentations ou systèmes de valeurs implicites qu’elle intériorise depuis son enfance et qui influencent ses actions et décisions. Je reste persuadé que, si avec le temps, on assiste à des changements de contenu du capital culturel et des lieux d’acquisition de ce capital culturel, la famille reste la « matrice première de la fabrication des inégalités », selon une notion de Bernard Lahire 7 notamment parce que jusque 5-6 ans, voire 10-12 ans c’est la famille qui oriente une partie importante des choix. La tendance actuelle observée chez certaines familles à l’hyper-parentalité ou au surinvestissement des parents dans l’éducation et le suivi des enfants renforce certainement leur rôle dans les processus de socialisation culturelle et cela, de façon différenciée entre les classes.
P. R.: Les pratiques de transmission culturelle des familles vis-à-vis de leurs enfants en bas âge ne se manifestentelles pas aujourd’hui dans un contexte différent de celui des années 1970? Comme le dit Patricia, la société s’est «moyennisée», sous l’effet d’une réduction des inégalités et de la constitution d’une large classe moyenne rassemblant des groupes intermédiaires de salarié·es, d’indépendant·es, de fonctionnaires et de retraité·es adoptant des pratiques et des styles de vie se rapprochant entre eux. Dans ce contexte, les clivages entre classes ne s’estompent-ils pas pour laisser la place à des conflits qui portent sur des revendications de natures différentes faites de dignité, de respect et de crainte de déclassement, comme le met en évidence Pierre Rosanvallon 8 ? La question est donc de savoir si cela nécessiterait de revoir la question du capital culturel et symbolique et leur socialisation autrement qu’en termes purement de conflits de classes.
G.L.: Pour moi, s’il fallait remettre sur le métier aujourd’hui la recherche que nous avons menée il y a 45 années, on n’abandonnerait absolument pas notre approche par classes sociales. On ferait toutefois une distinction nette entre les «classes en soi» c’est-à-dire les situations objectives produites par des critères tels les revenus de la famille ou les diplômes et les «classes pour soi» fondées sur la conscience de classe ou le sentiment d’appartenance implicite ou explicite à une classe aux intérêts propres. On sait qu’entre la situation objective de classe et la conscience de classe (implicite ou explicite) et les positions que l’on peut prendre, des écarts peuvent se manifester. L’exemple venant le plus rapidement à l’esprit concerne les votes d’une partie significative des ouvrier·ères et petits employé·es en faveur des partis d’extrême droite dans plusieurs pays européens dont la Belgique. Le sociologue que je suis estime qu’il y a une contradiction entre la situation socioéconomique de ces électeur·rices et leurs positionnements idéologiques en faveur de programmes qui, en grande partie, sont en opposition avec leurs intérêts objectifs.
«S’il fallait remettre sur le métier aujourd’hui la recherche que nous avons menée il y a 45 années, on n’abandonnerait absolument pas notre approche par classes sociales. On ferait toutefois une distinction nette entre les “classes en soi” c’est-à-dire les situations objectives produites par des critères tels les revenus de la famille ou les diplômes et les “classes pour soi” fondées sur la conscience de classe ou le sentiment d’appartenance implicite ou explicite à une classe aux intérêts propres.»(Georges Liénard)
C’est pourquoi l’analyse des classes sociales doit toujours se baser sur au moins quatre critères différents d’égale importance et en interaction les uns avec les autres: 1. des critères objectifs mesurables tels que les positions dans les rapports de production, les salaires et les revenus de diverses sortes, les niveaux de qualification, les conditions de travail, les statuts de propriétaires et locataires du logement et plus largement du patrimoine;
2. la structure des inégalités structurelles entre les classes sociales, mais aussi la structure des petites inégalités internes à l’intérieur de la même classe;
3. la capacité et la constitution d’une conscience ou une identité propre pouvant s’exprimer sur le plan de la mobilisation sociale y compris de façon organisée et durable;
4. les épreuves de la vie et la façon dont elles sont vécues et représentées culturellement et idéologiquement, car cela guide les intentions d’action et de positionnement politique des groupes et des individus.
La Bibliothèque idéale des sciences sociales est issue d’un partenariat entre l’École Normale Supérieure de Lyon (ENS) et le Centre Max Weber. Elle a pour ambition «de mettre à disposition de ses lecteurs des œuvres marquantes de l’histoire des sciences sociales ». Parmi celles-ci, le livre de Georges Liénard et Émile Servais : «Capital culturel et inégalités sociales. Morales de classes et destinées sociales ». Avec le temps, ce livre, fruit d’une thèse de sociologie rédigée en commun, était devenu difficilement accessible et il est donc heureux que l’ENS et le Centre Max Weber aient décidé de le rééditer. Cette nouvelle version est enrichie d’une préface de Stéphane Bonnéry, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8 et d’une postface rédigée par Georges Liénard, Eric Mangez et Hugues Draelants, tous trois professeurs de sociologie à l’UCLouvain. Le livre est disponible via le catalogue du site de l’ENS de Lyon ou par mail à diffusion.editions@ ens-lyon.fr. Un podcast présente aussi le livre sous l’intitulé: «La fabrique des inégalités, ça commence dès l’école maternelle?». À découvrir sur la chaine YouTube de l’ENS Éditions.
Place pour les acteurs et rôle des institutions
Pierre Georis (P.G.): L’intérêt de l’approche proposée par Georges est qu’elle ne nous enferme pas dans une conception verrouillée de la société. Dans les années 1970, on était fortement influencé par des référents marxistes qui considéraient que les structures économiques étaient déterminantes en dernière instance (et que, dès lors, il n’y avait qu’elles à prendre en compte). Avec Georges et Émile, les idéologies qui nourrissent les consciences pour le meilleur ou pour le pire et les représentations de ce qui est vécu dans les existences sont prises en considération au même titre que les structures économiques. Le tout mis ensemble nous sort de l’excès de déterminisme; il permet de donner une place aux acteurs et à l’action collective. La sociologie doit expliquer les dominations et comment elles se reproduisent; elle doit aussi faire place aux acteurs, identifier ce qui existe comme marges de manœuvre à leur disposition. C’est en cela que la promotion culturelle et sociale prend sens notamment à travers des instruments de formation et d’éducation permanente qui accompagnent les mouvements sociaux. Il y a souvent beaucoup plus d’ambivalence qu’on croit dans les actes qui sont posés. L’insertion socio-professionnelle est illustrative d’une telle ambivalence. D’une part, on peut dire qu’en œuvrant à la réintégration de personnes très éloignées de l’emploi, elle participe à la reproduction sociale d’une domination dans laquelle s’inscrivent ses participant·es. Mais d’autre part, ce faisant, elle replace les mêmes personnes dans le rapport social, c’est-à-dire dans un «jeu» de coopération et de conflit. Lorsqu’il y a conflit, celui-ci peut, à certaines conditions, prendre une dimension collective, avec construction de revendications à négocier (quitte à passer par un rapport de forces pour imposer que quelque chose se négocie). Autrement écrit, l’insertion socio-professionnelle augmente aussi les chances que les concerné·es puissent participer du mouvement social et dès lors contribuer au changement social (plus sûrement que les expressions de colère ou de révolte sans autre lendemain que la répression et/ou le découragement faute de structuration).
P.R.: J’ajoute à cela que la réédition du travail de Georges et Émile nous invite aussi à repenser le rôle actuel des institutions dans les mécanismes de transmission de biens sociaux et culturels. Dans les années 1960–1970, une approche marxiste, celle de Louis Althusser par exemple, présentait les institutions du capitalisme comme des «appareils idéologiques d’État» qui avaient pour fonction de reproduire les rapports sociaux de classe en transmettant le système de valeurs des classes supérieures. Ainsi en est-il par exemple du système médical (médecine de classes), de la concertation sociale (collaboration de classes) et du système scolaire (école de classes)9 En utilisant d’autres concepts et en ne partageant pas le point de vue marxiste sur le rôle prépondérant du champ économique, Pierre Bourdieu mettait aussi en évidence la capacité des classes dominantes à imposer leurs productions et conceptions culturelles et symboliques (manière de dire, de faire et de penser), à transmettre à leurs enfants cet héritage culturel et à le valoriser dans un système scolaire qui reproduit les rapports sociaux de domination 10. Plus près de nous, le sociologue anversois Herman Deleeck tirait des conclusions similaires non seulement pour l’enseignement, mais aussi pour la Sécurité sociale en notant que «les groupes supérieurs de même que les groupes intermédiaires en raison de leur situation en matière de revenus, du niveau de vie et du niveau supérieur en matière de soins qui en résultent bénéficient d’une proportion plus importante d’avantages sociaux»11.
La force du néo-libéralisme a été non pas de contester les prémisses et les méthodes de ces travaux, mais de s’en saisir pour prétendre que l’intérêt des classes dominées serait beaucoup mieux rencontré par le marché plutôt que par des institutions étatiques qui n’égaliseraient pas les chances, mais reproduiraient les inégalités. Ce faisant, dans les milieux progressistes, le regard critique sur les institutions et leurs effets en termes de reproduction ne s’est-il pas estompé de peur de « faire le lit » du néo-libéralisme ?.
«La sociologie doit expliquer les dominations et comment elles se reproduisent ; elle doit aussi faire place aux acteurs, identifier ce qui existe comme marges de manœuvre à leur disposition.» (Pierre Georis)
G.L.: D’où l’importance de reconsidérer ces débats aujourd’hui à la lumière des évolutions sociétales, des transformations des États sociaux, des rapports de forces entre les acteurs et des résultats des recherches contemporaines sur ces sujets. Je ne citerais qu’un exemple. Les analyses actuelles en sociologie désignent le système d’enseignement à l’aide du concept de quasi-marché et plus en termes d’appareil idéologique d’État. Ce quasi-marché qui est segmenté et hiérarchisé est soumis d’une part à l’influence des classes supérieures et leurs capacités de modifier certaines normes de fonctionnement et d’autre part, aux programmes éducatifs des coalitions politiques qui exercent le pouvoir effectif dans chaque entité étatique. Ceci sans négliger le rôle des instances internationales (OCDE et ses enquêtes PISA par exemple). En outre, comme le suggère Pierre Georis, il ne faut pas oublier non plus le rôle et le poids des acteurs : syndicats d’enseignant·es, associations de parents, pouvoirs organisateurs et directions des établissements scolaires. Ainsi penser le système scolaire comme quasi-marché permet d’analyser les stratégies en œuvre, celles des établissements et leurs réseaux en concurrence les uns avec les autres, mais aussi celles des parents qui ont des possibilités de sélectionner les écoles de leurs choix, du moins pour ceux qui maitrisent une connaissance directe ou par ouï dire de la « valeur » des établissements sur le quasi-marché scolaire. Il ne faut pas non plus ignorer l’ambivalence de la culture scolaire qui légitime la mise en œuvre d’outils de savoirs utiles à beaucoup d’objectifs favorables à l’esprit critique et à l’émancipation sociale, mais qui promeut aussi une idéologie de classement et de distinction. On constate qu’à certaines périodes des rapports de forces ont été tels que des dispositifs d’action tentant d’agir contre les inégalités de départ et scolaires ont été mis en œuvre. Citons pour la Fédération Wallonie-Bruxelles : les discriminations positives, le calcul des subsides et des taux d’encadrement pondérés selon les indices socioéconomiques des élèves en fonction du quartier où ils habitent. Bref, les institutions n’échappent pas aux rapports de force présents dans la société et c’est source d’ambivalence. On ne peut pas nier qu’elles servent à maintenir les statuts voire à élargir certaines inégalités qui concernent par exemple l’accès des enfants à l’enseignement supérieur universitaire et non universitaire. Les enfants des cadres supérieurs et des professions libérales étant, compte tenu de leur situation familiale, mieux représentés que les enfants des milieux populaires. En revanche, l’institution scolaire en général contribue à diminuer des inégalités et il est évident que sans elle, ces inégalités seraient bien plus grandes, ce qui entrainerait des conséquences sur les trajectoires sociales et professionnelles. La relégation scolaire contre laquelle il faut agir ne doit pas conduire à penser qu’en supprimant l’école et l’apprentissage institutionnalisé du savoir, on aurait moins d’inégalités. La partie est donc serrée, l’école se trouvant prise dans des logiques contradictoires, ce qui rend le rôle des acteurs essentiel. #
Georges Liénard : Je conseillerais de lire le premier roman d’Annie Ernaux, Les armoires vides 12. Ce livre est paru en 1974, lorsque Émile et moi mettions un point final à notre thèse de sociologie. Il décrit parfaitement la tension vécue par l’autrice entre son milieu familial de petits indépendants et le milieu intellectuel et bourgeois auquel elle accède et est confrontée de plus en plus en poursuivant ses études. Depuis toujours, la littérature et la sociologie ont souvent dialogué pour le meilleur. J’ajoute un témoignage d’un professeur à Drancy (Seine Saint-Denis) : Jérémie Fontanieu, L’École de la Réconciliation 13.
1. Entretien réalisé le 24 avril 2023 entre Georges Liénard, Patricia Vendramin, Pierre Georis et Pierre Reman
2. Cet ouvrage a été édité en 1978 aux Éditions Vie Ouvrière en partenariat avec les Presses universitaires de Louvain.
3. Pour rappel, selon l’IWEPS (les chiffres-clés de la Wallonie. Édition 2018) en Wallonie, «en 2017, 10,5% des 18-24 ans avaient quitté l’enseignement avant d’avoir obtenu un diplôme du secondaire supérieur». Le lien entre les caractéristiques scolaires, socio-économiques ainsi qu’ethniques et le décrochage est de manière générale bien établi. Le risque de décrochage scolaire et de non-diplomation varie par exemple fortement selon le type d’enseignement poursuivi. L’édition 2018 des Indicateurs de l’enseignement nous apprend ainsi qu’«en 2016, le taux de certification en sixième année de l’enseignement secondaire de plein exercice se situe aux alentours de 95,5% pour l’enseignement général et autour de 79% dans l’enseignement professionnel», or ce dernier concentre notoirement une part nettement plus importante d’élèves issus des milieux populaires et/ou d’origine immigrée que l’enseignement général. Consulter également à ce propos le diagnostic de l’OCDE (voir le résumé).
4. Une recension réalisée par le professeur Igor Martinache est sur le site «la Vie des Idées», lié au Collège de France. Disponible en ligne.
5. Les femmes ont conquis l’emploi, mais elles restent barrées dans leur carrière et dans leurs aspirations du fait du non-partage des tâches de soin et du plafond de verre.
6. L’éthos désigne les valeurs morales, politiques implicites dans les pratiques que l’individu accomplit, le sociologue en construit le contenu à partir de l’observation des pratiques et de ce que l’individu lui explique
7. B. LAHIRE (dir.), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris: Édition du Seuil, 2019.
8. P. ROSANVALLON, « Nous entrons dans un nouvel âge des mouvements sociaux», 13 avril 2023, Interview par Thomas Miessen et Fabio Bruschi, dans Démocratie. https://www.revue-democratie.be/
9. L. ALTHUSSER, Idéologie et appareil Idéologique d’État, La Pensée 1970, n° 151.
10 . P. BOURDIEU et J.-C. PASSERON, Les héritiers, les étudiants et la culture, Les éditions de Minuit, 1964
11 . H. DELEECK, La sécurité sociale et la redistribution des revenus, Revue belge de sécurité sociale, juin-juillet 1967.
12 . A. ERNAUX, Les armoires vides, Seuil, Folio, 1983
13 . J. FONTANIEU, L’École de la Réconciliation, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2022.