Pour qui aspire à une société où les règles générales et les comportements individuels sont guidés par l’empathie, la solidarité, le souci de l’autre et de son épanouissement, les incessantes sorties du président du MR et son envahissement du paysage politico-médiatique belge francophone sont sans doute une source de préoccupation, voire d’irritation. Il s’agit en réalité des manifestations d’une stratégie fondée sur des recherches les plus avancées à partir de cette question : comment les cerveaux humains appréhendent-ils les discours politiques ? Comprendre ce fonctionnement et construire sur cette base des résistances stratégiques est nécessaire pour mener la bataille culturelle en jeu. Le linguiste américain George Lakoff peut nous y aider.
Commençons par un étonnement : pourquoi les pauvres aux États-Unis ont-ils voté pour Trump, alors que ce n’est manifestement pas dans leur intérêt ? Cet étonnement lui-même, il s’agit de l’interroger, puisqu’il a pour fondement une croyance selon laquelle l’appréciation de mes intérêts ou des intérêts du collectif auquel j’appartiens guide mes choix électoraux et mes préférences politiques. Rien n’est plus faux. Les travaux menés en sciences cognitives ces 40 dernières années l’ont suffisamment montré : les structures neuronales construites et activées par le fonctionnement normal de notre cerveau sont loin de ce qu’en imaginait Descartes 1. Pour comprendre comment fonctionne notre cerveau et comment cela s’applique à la réception de la communication politique, il faut commencer par se départir de toutes les croyances sur la raison et les performances du cerveau. Ce qui est loin d’être simple, tant nous avons été biberonné·es à la raison des Lumières. Dans un ouvrage fondateur publié en 1996 2, George Lakoff proposait ainsi ce sous-titre particulièrement illustratif « Ce que les républicains ont compris et que les démocrates ignorent ».
Qui est George Lakoff ?
Professeur de linguistique cognitive à Berkeley, George Lakoff est devenu, dès le début des années 1980, le chef de file d’un courant de recherche appelé cognition incarnée 3. Dans cette approche, on insiste sur le fait que notre cerveau est incarné et on tente de tirer toutes les implications possibles de ce constat, finalement assez trivial. En effet, nous n’avons accès au monde physique qu’à travers les caractéristiques de notre propre corps, et spécialement l’expérience que notre propre corps nous donne de l’espace. Nous en héritons les structures de base de tout raisonnement, des structures que nous mobilisons massivement et de manière très largement non consciente. Ce qui ne peut manquer d’avoir une incidence considérable sur la manière dont notre cerveau élabore la signification que nous attribuons à ce qui nous entoure, détermine notre compréhension et par conséquent nos compréhensions et nos usages du langage. Ainsi, lorsque nous parlons de « hausse » ou de « baisse » des prix, du « haut » ou du « bas » de l’échelle sociale, nous mobilisons une expérience préverbale de l’espace. C’est là le fonctionnement normal du cerceau.
Depuis le milieu des années 1990, Lakoff a voulu mettre son travail à disposition des démocrates américains et plus globalement des mouvements sociaux et environnementalistes, d’une part pour décoder l’efficacité de la stratégie de communication républicaine et d’autre part pour outiller ces acteurs et leur permettre de jouer, à armes plus égales, dans la bataille culturelle caractérisant notre temps. On notera qu’il a fait partie de l’entourage de Barack Obama, contribuant à sa victoire en 2008 4. Certes, les apports de Lakoff peuvent soutenir une approche originale de l’analyse des discours. Ils peuvent également fournir des repères pour l’élaboration des discours, qui sont alors construits et inscrits dans une stratégie d’ensemble. Auteur déterminant, largement inconnu du côté francophone, il amène pourtant des considérations radicales – au sens des « racines » – et des propositions concrètes, susceptibles d’orienter notre compréhension de ce qui se joue 5 et des stratégies qu’il convient d’élaborer.
Georges-Louis Bouchez fait de la téléréalité
On l’apprenait récemment : le président d’un parti francophone va participer à une émission de téléréalité flamande. On peut n’y voir que l’éphémère écume de l’actualité, par exemple en focalisant les commentaires sur les différences entre les paysages médiatiques du nord et du sud du pays. On peut aussi poser une question beaucoup plus radicale : en quoi cette participation s’inscrit-elle dans la stratégie de communication du MR et singulièrement de son président ? Explorons le titre de l’émission : « Forces spéciales : qui ose gagne » et examinons son intention et son scénario qui consistent à mettre des personnalités en situation de subir un entrainement paramilitaire des plus exigeants et voir qui sera à même le supporter. Et faire de cette compétition un spectacle. Comment alors ne pas penser à la mise en scène déjà utilisée par d’autres chefs d’État, les montrant s’exercer, par exemple, à des sports de combat ?
Combien de fois ne sommes-nous pas tenté·es de contester les arguments de nos adversaires avec l’intention d’en démonter les fondements. Ce faisant, nous participons à la diffusion de leurs idées.
Décodage : « J’incarne la force virile, l’autorité, la capacité à assurer la protection du clan dans un contexte hostile... Alignez-vous derrière moi et en retour, vous me devez obéissance. » Sans le dire et sous couvert d’une émission de divertissement, il affirme ainsi une option de philosophie politique bien éloignée d’un débat démocratique apaisé. Cette référence à la figure du père autoritaire permet de recomposer, derrière le foisonnement de ses sorties médiatiques, une cohérence qui n’est pas nécessairement visible au coup par coup. Ainsi, l’appel à l’armée pour régler les problèmes associés au commerce de la drogue à Anvers, l’appel à une plus grande sévérité des tribunaux, l’obligation des personnes offreuses 6 d’emplois de mériter leur allocation de chômage... Tous ces thèmes et la manière de les cadrer prennent sens au sein d’une idéologie « autoritarienne », figurée par une organisation familiale structurée autour de l’autorité du père. Il s’agit dès lors, dans un premier temps, de mettre au jour cette idéologie autoritarienne et d’ensuite la dénoncer, comme une véritable menace.
Pouvoir d’achat : vraiment ?
Prenons un autre exemple, en commençant par lui donner une profondeur historique. On se souviendra des phrases de Margaret Thatcher lors de son arrivée au pouvoir : « There is no such thing as society », affirmait-elle. Ce qui pourrait se traduire par : « La société, cela n’existe pas, il n’existe que des hommes et des femmes. » Et d’ajouter : « Nous voulons changer les esprits et les cœurs. Les sciences économiques sont la méthode, le but est de changer le cœur et l’esprit 7. »
On y a vu, bien sûr, une attaque en règle contre les corps intermédiaires et singulièrement les syndicats. Mais il y a plus fondamental encore : le projet néolibéral est de faire de la « théorie pure du marché » non pas une référence pour théoriser des phénomènes qui relèvent de la science économique, ni même un repère pour établir une politique économique, mais davantage un modèle politique à réaliser, rabattant ainsi toute personne au seul niveau de sa capacité d’achat et de vente, tout comportement social se limitant alors à procéder à des calculs rationnels, dans un marché concurrentiel pur et parfait. Le langage économique est un des moyens d’y arriver.
On est alors fondé à se poser cette question : lorsque les progressistes eux-mêmes utilisent l’expression si habituelle de « pouvoir d’achat », n’assument-ils/elles pas ainsi cette réduction du social au seul niveau des transactions économiques, faisant fi de toutes les autres dimensions de la vie, de tout ce qui fait la dignité et la densité de l’expérience humaine ? L’expression « le pouvoir de vivre dignement », qui a commencé à être utilisée, est une possible formulation pour rendre compte de cela et faire exister un regard alternatif. On notera aussi que plusieurs acteur·rices ont repris cette formulation à leur compte, contribuant à la faire exister et circuler davantage.
Trucs et ficelles – mais pas que...
Au nombre des conseils pratiques de Lakoff, il en est un qui semble d’autant plus facile à exposer qu’il est difficile à mettre en œuvre : éviter le recours à la négation. « Essayez donc, écrit-il, de ne pas penser à un éléphant 8. » C’est tout simplement impossible. Combien de fois pourtant ne sommes-nous pas tenté·es de contester les arguments de nos adversaires – souvent assénés en quelques mots – avec l’intention d’en démonter les fondements. Ce faisant, nous participons ainsi à la diffusion de leurs idées, puisque, même au prétexte de les contester, nous les nommons et participons ainsi à leur circulation ! Ainsi, affirmer : « Non, une grève des services publics, ce n’est pas prendre le public en otage » active en fait le « frame » 9 : « Grève = prise d’otages ».
Autre recommandation : s’exprimer en permanence en se référant à nos propres valeurs morales. La cohérence de ce système de valeurs peut être manifestée dans le « modèle parental altruiste ». Ce modèle est conceptuellement opposé au « modèle du père strict » dont on a vu plus haut l’usage dans la stratégie de communication du MR. Au contraire, la bienveillance, la protection, l’empathie sont des valeurs fondamentales qui nous permettent de rejoindre des personnes qui pourraient se laisser attirer par des discours fondés sur un modèle autoritaire 10.
Conclusion en forme d’appel
« Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie », avait coutume de dire le psychologue Kurt Lewin, fondateur de la dynamique des groupes. Nous espérons l’avoir bien présentée : les travaux en sciences cognitives et du langage montrent que nos cerveaux élaborent de la signification tout autrement que ce que nous croyons. Cela a des incidences considérables dans le champ politique.
Reconnaissons tout d’abord que les conservateurs, à une échelle internationale 11, ont compris cela mieux que les progressistes, et depuis longtemps. La première chose à faire est donc de bien en prendre la mesure. Comment les conservateurs réussissent-ils autant à induire leurs visions comme la norme, pour cadrer et imposer les termes des débats publics ? Les éléments de réponse avancés dans cet article 12 permettent de le comprendre et de le décoder : derrière ce qui pourrait apparaitre comme des « coups médiatiques », il faut surtout voir la mise en œuvre d’une stratégie de longue durée, fondée et concertée.
Ensuite, il faut se former et s’outiller, non seulement pour comprendre cette stratégie, mais surtout pour être en mesure d’en construire une autre, cohérente avec les valeurs progressistes, en traversant dès lors les silos que constituent si souvent les différents courants présents dans la galaxie progressiste. Tel est le défi : construire de nouveaux cadres, pour que paroles, communications et interventions des progressistes soient correctement comprises d’un public le plus large possible, à l’intérieur de ces nouveaux « cadres », qu’il faut impérativement construire et diffuser.
Enfin, il s’agit de s’organiser pour que cet ensemble soit dit, redit, répété... en de multiples lieux et circonstances. Tel y invite le sous-titre d’un des ouvrages phares de Lakoff 13 : « Sachons quelles sont nos valeurs et cadrons les débats. » #
(*) Docteur en Sciences sociales (Information et Communication UCLouvain), précédemment conseiller à la formation à la Faculté ouverte de Politique économique et sociale (FOPES), membre du réseau des chercheurs-associés d’Etopia.
© Magali Lequeux
1. A. DAMASIO, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, Paris, 2001. [Ed. Orig. Descartes’ Error. Emotion, Reason, and Human Brain, A. Grosset/Putnam Books, 1994].
2. G. LAKOFF, Moral Politics. How Liberals and Conservatives Think, 3e Ed., The University of Chicago Press, 2006.
3. G. LAKOFF, M. JOHNSON,
Les métaphores dans la vie quotidienne, Éditions de Minuit, Propositions, Paris, 1985. [Ed. Orig. Metaphors We Live By, University of Chicago, 1980]; G. LAKOFF, M. JOHNSON, « Philosophy In The Flesh : The Embodied Mind And its Challenge To Western Thought », Basic Books, 1998.
4. Interview de Lakoff dans Le Monde, le 4 novembre 2009, disponible en ligne
5. « Nous ne savons pas ce qui nous arrive, mais c’est là précisément ce qui nous arrive » par José Ortega y Gasset.
6. Le terme « offreuses » d’emploi est sciemment utilisé. Il s’oppose à « demandeuses » d’emploi. En effet, les expressions habituelles placent les « sans emploi » en situation d’infériorité et les employeurs en situation de supériorité (offreurs d’emploi). Ici, on retourne l’expression : c’est le·la travailleur·se qui est riche de compétences à offrir !
7. On sera frappé par le fait que Georges-Louis Bouchez reprenne textuellement ces mots dans un entretien publié récemment dans La Libre Belgique. Il y expose en toute transparence sa stratégie de communication, La Libre,
30 avril 2022.
8. G. LAKOFF, The All New Don’t Think of an Elephant ! : Know your Values and Frame the Debate, Chelsea Green Publishing Company, 2014.
9. Pour le sens précis de ce terme « frame » (cadre), on consultera G. LAKOFF, La guerre des mots, Ou comment contrer le discours des conservateurs, Les Petits matins, Paris, 2015, pp. 17-59.
10. G. LAKOFF, Moral Politics. How Liberals and Conservatives Think, op. cit. On se réfèrera aussi à une présentation synthétique qu’il en fait lui-même dans : G. LAKOFF, La Guerre des Mots, op. cit, voir spécialement les pages 11 à 54.
11. Lakoff cite une conférence internationale qui a mis en lumière le fait que des professionnels américains, spécialistes en stratégies et communications politiques, ont été engagés par des partis conservateurs européens. Voir G. LAKOFF, « Framing : The Role of the Brain in Politics », Emotions in Politics and Campaigning, Ed. Christoph Hofinger Gerlinde Manz-Christ, Prestige Books International, New Delhi – Sydney, 2011, pp. 25-37) ; Voir European Association of Political Consultants, EAPC, www.eapc.eu
12. Tout cela demanderait des développements considérables. L’ouvrage disponible en français et traitant cette question est G. LAKOFF, La Guerre des Mots, ou comment contrer le discours des conservateurs, CELSA, Les Petits matins, Paris, 2015.
13. G. LAKOFF, The All New Don’t Think of an Elephant ! : Know your Values and frame the Debate, op. cit.