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À l’heure où le gouvernement prépare une réforme fiscale et où l’impôt sur la fortune resurgit dans les débats, il est intéressant de se plonger dans l’histoire de la fiscalité, intrinsèquement liée à l’histoire politique et sociale de notre pays. Simon Watteyne, historien, est l’auteur d’une thèse sur les conflits politiques autour de l’impôt en Belgique de 1830 à 1962.

 

 

 

 

 

 

 

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 Les réformes fiscales naissent-elles toujours Les réformes fiscales naissent-elles toujours de conflits ?

 La révolution belge de 1830 se base en grande partie sur des mécontentements dus à la fiscalité néerlandaise, héritée de la Révolution française. La pression fiscale forte sur les territoires du sud du Royaume des Pays-Bas mécontente la bourgeoisie qui se révolte en 1830 et forme la Belgique. Mais au 19e siècle, les réformes fiscales réclamées ne se font pas, principalement parce que le nouveau système belge fonctionne sur un système électoral censitaire lié à la fiscalité puisque payer des impôts donne le droit de vote. La difficulté de réformer un tel système réside dans le fait que le mécontentement des électeurs est directement lié au mécontentement des contribuables. C’est au 20e siècle que plusieurs grandes réformes naissent à la suite de nouvelles crises. On observe plusieurs moments charnières : la Première Guerre mondiale, la grande dépression des années 1930, la Seconde Guerre mondiale et l’entrée dans le marché commun européen commun fin 1950, début 1960. La crise de 2008 et l’accroissement des déficits publics de la dernière décennie, ainsi que la pandémie sont aussi des moments charnières qui font naitre des débats très forts sur la fiscalité, font surgir des belles idées, mais aussi des compromis.

Le combat pour le suffrage universel – et plus généralement la question démocratique – est-il consubstantiel à la fiscalité ?  

Au 19e siècle, les intérêts des 2 % des plus riches de la population sont à l’avant-plan des décisions de l’avenir politique du pays, divisé entre libéraux et catholiques. À côté des revendications sociales, le grand combat des progressistes (libéraux radicaux, socialistes et démocrates-chrétiens) concerne d’une part le suffrage universel au vote simple (il sera obtenu en 1919) et d’autre part l’obtention d’un impôt progressif sur le revenu global. Cette dernière revendication introduit un nouveau débat dans la fiscalité. Les riches – qu’il s’agisse des libéraux ou des catholiques – sont d’accord déjà depuis 1830 de payer un peu plus que les pauvres et donc que les impôts soient à taux proportionnel. Mais les socialistes introduisent avec la progressivité l’idée d’une plus forte redistribution. Ils considèrent qu’il faut taxer plus lourdement les tranches supérieures des gros revenus. Cela apparait très vite dans le débat politique comme de l’inquisition fiscale confiscatoire qui mettrait fin au capitalisme et ferait fuir les capitaux... Au sein des élites libérales et catholiques courant 19e, on n’est pas du tout dans une idée de « taxer les riches à outrance pour alléger le fardeau des classes populaires ». S’ils sont introduits dans le débat public dès 1890, les premiers impôts progressifs sur les revenus ne seront obtenus qu’en 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale. 

Quelles raisons ont rendu possible cette réforme ?

Les raisons sont multiples. Premièrement, l’occupation allemande a créé énormément de misère, mais aussi de solidarité nationale à l’échelle politique. Les dirigeants de partis catholiques et libéraux sont plus ou moins d’accord pour dire qu’il est temps de s’unifier dans un gouvernement d’union nationale, de faire passer le suffrage universel au vote simple et de moderniser le vieux système fiscal hérité de la Révolution française. L’autre raison est liée directement à l’occupation allemande d’un point de vue financier. La reconstruction après la guerre nécessite beaucoup d’argent. On attend beaucoup des réparations allemandes, mais dans un premier temps il faut recourir à l’impôt pour réduire un minimum le déficit. Les experts de l’impôt sont alors unanimes pour dire que l’impôt progressif sur les revenus permettra d’engranger beaucoup plus d’argent pour réduire le déficit public. 

  Le grand problème qui se pose dès les années 1920, par exemple avec la supertaxe, c’est le phénomène encore très actuel des fraudes et des évasions de capitaux.

Tout le monde était alors d’accord sur l’idée de redistribution ? 

L’élan patriotique a joué dans le consensus, mais cela ne veut pas dire qu’ils étaient tous d’accord. Les catholiques et les libéraux voulaient que tout le monde contribue, y compris la classe ouvrière, alors que les socialistes réclamaient des impôts progressifs sur les hauts revenus uniquement. Le compromis n’a pas été à l’avantage de ces derniers. En revanche, les socialistes ont obtenu la déclaration obligatoire à la supertaxe, un impôt visant les revenus fonciers, professionnels et surtout financiers des plus riches : c’est l’ancêtre de notre impôt sur les personnes physiques, mais qui visait davantage les hauts revenus. Les catholiques et libéraux refusaient cette déclaration. Auparavant, le système était basé sur des indices de richesse comme le nombre de fenêtres, pour établir le montant à payer en impôt. 

Encore faut-il que la déclaration soit vérifiée... 

Absolument, et ce problème n’a pas été résolu. Le gouvernement souhaitait – en plus de la déclaration fiscale – que le secret bancaire soit levé afin de vérifier les avoirs financiers des contribuables. Cela n’a pas été obtenu. Pour les conservateurs catholiques et libéraux, il était hors de question de supprimer ce qui s’appelait alors le « secret des affaires », ce qui aurait constitué selon eux de l’inquisition fiscale totalement injustifiée. Dès lors, le grand problème qui se pose dès les années 1920, par exemple avec la supertaxe, c’est le phénomène encore très actuel des fraudes et des évasions de capitaux : à l’époque, l’administration estime que deux tiers des fortunes ne sont pas déclarés. Cela fait aussi écho au débat contemporain : si on ne donne pas de moyen concret à l’administration pour vérifier les déclarations, c’est inutile d’envisager un impôt sur la fortune ou un impôt sur les comptes titres, etc. Même si, aujourd’hui, la situation a changé. En 2011, la Belgique a dû lever le secret bancaire. En 2018, un accord international oblige les administrations fiscales à s’échanger des informations. Mais les ultra-riches ont souvent un temps d’avance sur les administrations et les gouvernements puisqu’ils arrivent toujours à contourner ce genre d’accord notamment via les sociétés-écrans. 

Cela reflète les difficultés de taxer les revenus du capital...

En effet, ça fait peur aux riches, aux capitaux, ça ne pousse pas le public belge à investir son argent dans les bons du Trésor belge. Donc, les autorités belges pensent que si on veut créer un cercle vertueux et attirer les investissements en Belgique, mieux vaut ne pas trop taxer le capital. Que peut-on taxer alors ? La consommation et les revenus du travail, avec une accentuation sur ces derniers, qui va se faire principalement à la fin des années 1920 avec la Grande Dépression et ensuite avec la Seconde Guerre mondiale. 

Le débat concernant les taux d’imposition sur les revenus causait-il déjà des frictions à l’époque ? 

Ce débat arrive en 1919. Les conservateurs déploient alors l’argument de la boite de Pandore : « Si aujourd’hui on est à 10 %, où s’arrêtera-t-on ? ». En Belgique, l’argument qui revient souvent dans les rangs de la gauche aujourd’hui est que l’après-Seconde Guerre mondiale a vu naitre des taux de taxation très élevés, notamment aux États-Unis, au-delà de 90 %. En Belgique, des années 1970 à 2000, on tourne autour de 72 % avant de revenir à 50 %. Aujourd’hui, on estime qu’il est politiquement difficile de taxer au-delà d’un taux marginal de 50 %, qui s’applique aux revenus supérieurs à 41.000 euros depuis le tax shift de 2015.

Cette question des taux est au cœur de l’impopularité de l’impôt...

À partir de la Grande Dépression et surtout de la Seconde Guerre mondiale, le taux maximum de l’impôt sur le revenu s’applique de plus en plus aux tranches de revenus qu’on considère comme moyennes voire inférieures afin de remplir les caisses de l’État. D’où le mécontentement général sur la fiscalité : la progressivité s’applique désormais trop vite. 

Et l’héritage dans tout ça ?

Alors qu’on sait qu’il entretient les inégalités sociales, le taxer ne semble pas être une priorité politique. Ce fut aussi le cas aux siècles derniers ? Le débat sur les droits de succession remonte à la création de la Belgique. En 1830, la Déclaration des droits de succession sous serment figurait dans les mécontentements fiscaux. Ce serment a été supprimé. Tout au long du 19e siècle, on débattait beaucoup de la taxation des héritages, surtout dans les programmes socialistes : la grande question consiste à créer des droits de succession en ligne directe avec des taux de taxation progressifs, et cela passera en 1919 dans le contexte susmentionné de déficit budgétaire et de solidarité nationale. La taxation sur les héritages était visualisée comme un impôt juste et comme le pilier de la fiscalité. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. La taxation ne représente que 5 à 10 % des recettes fiscales, il n’y a aucun moyen qu’elle puisse devenir la recette n° 1 de l’État, parce qu’elle est trop incertaine (au regard de la régularité de l’impôt sur les revenus), et parce que ça ne suffira pas à subvenir aux besoins de l’État, en tout cas pas aux États providence tels qu’ils se sont construits au 20e siècle.

L’après-Seconde Guerre mondiale est un moment inédit dans l’histoire fiscale de la Belgique puisque les patrimoines sont imposés. Quelle était la teneur des débats et comment cette mesure est-elle passée ? 

L’après-Seconde Guerre est marquée par la volonté d’atténuer l’hyperinflation monétaire et l’explosion de la dette. Mais plutôt que d’attendre des réparations de l’Allemagne qui ne viendront jamais, le ministre des Finances Camille Gutt décide de faire une grosse opération monétaire et fiscale, baptisée « l’opération Gutt ». Pour réduire la dette et la masse monétaire en circulation, Gutt  bloque les comptes bancaires et force tout le monde à déclarer ses avoirs, notamment ses titres financiers – autorisant seulement le retrait de 2.000 francs belges dans un premier temps. Seule une partie des avoirs bloqués est progressivement libérée, ce qui permettra de contrôler l’inflation monétaire. Grâce à l’opération, l’administration des finances possède pour la première et unique fois en octobre 1944 un cadastre des fortunes de tous les Belges. Reste le problème de la dette. La deuxième étape du plan aurait consisté à taxer les avoirs encore bloqués avec un impôt sur les accroissements de patrimoine réalisés durant la guerre, avec un impôt progressif de 70 à 100 % pour les fortunes au-delà de 500.000 francs. Mais les conservateurs catholiques et les libéraux bloquent cette mesure jugée trop extrême et le gouvernement démissionne en février 1945. Le social-chrétien Gaston Eyskens succède à Gutt et, pour réduire la dette, propose trois impôts spéciaux afin d’obtenir 50 milliards de francs (les impôts en 1939 rapportaient 10 milliards !) : un impôt de 100 % sur tous les profits des collaborateurs et des profiteurs de guerre, un impôt de 70 à 90% sur les profits licites réalisés pendant la guerre, et un impôt de 5% sur les patrimoines fonciers et mobiliers de tout le monde, qu’Eyskens appelle impôt sur le capital. Mais la question royale surgit au même moment et Eyskens se retrouve dans l’opposition. Lui succédera un ancien directeur de la Banque nationale et ces trois impôts seront enfin votés à l’unanimité en aout 1945 malgré quelques désaccords : les socialistes n’aiment pas cet impôt de 5 % qui touche tout le monde et les communistes déplorent que le «cadastre » des fortunes soit éphémère. Mais il ne doit s’agir que d’une opération unique, c’est la condition des catholiques et des libéraux.

Peut-on avancer que le contexte est aujourd’hui favorable à la mise en place d’un impôt sur la fortune ? 

En tant qu’historien, j’observe que nous sommes, comme après les deux guerres mondiales, dans un moment pivot où plusieurs conditions nécessaires à la réussite de ce type de réformes semblent être remplies. Il faut des conditions budgétaires dramatiques – et nous y sommes : inflation, pandémie, volonté de mettre en place une politique keynésienne de dépense alors que la situation économique va mal...Nous sommes aussi en présence, comme après la Seconde Guerre mondiale avec les profiteurs de guerre, d’ultra-riches qui s’enrichissent (durant la pandémie, ou la crise énergétique par exemple). On se dit donc qu’il faut les taxer lourdement au nom de la solidarité nationale ou internationale. On le voit aujourd’hui, tout le monde est d’accord qu’il faut taxer les revenus des compagnies énergétiques ou les multinationales. En 2023, après bientôt des siècles d’existence, le système fiscal belge doit faire face à un important challenge avec la réforme à venir : comment le rendre plus juste et acceptable aux yeux des contribuables tout en surmontant le problème de l’accroissement de la dette et des déficits budgétaires des différentes entités fédérées. Dans un tel contexte, les appels à la création d’un impôt sur les grandes fortunes ne sont pas prêts de s’arrêter. #

Propos recueillis par Manon LEGRAND

© D.R.

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