À la suite de nombreuses villes, Liège pourrait prochainement proposer une « carte citoyenne communale » à l’ensemble de sa population. En réflexion, le projet vise à développer une nouvelle forme de citoyenneté locale sur des fondements de solidarité et de participation sociale. Cet article revient sur l’origine des cartes locales, leur logique, mais aussi leurs perspectives et leurs limites.
Aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions auprès d’acteurs institutionnels en Europe, les cartes communales trouvent leurs racines dans une lutte locale portée par des militant·es des communautés latino-américaines aux États-Unis. En 2004, à New Haven (Connecticut), les autorités de la ville organisent une réunion avec la population pour discuter des problèmes que rencontrent les personnes sans-papiers. Parmi les actrices et acteurs présent·es se trouvent des membres de la Junta Progressive Action et la Unidad Latina en Acción, deux associations locales actives dans la justice économique, sociale et raciale. Avec l’appui d’autres acteurs, ces organisations affirment dans un rapport écrit le besoin de créer une carte d’identification municipale accessible aux migrant·es sans-papiers pour protéger les droits des communautés. Leur action de plaidoyer dure deux ans. En 2007, un important projet de loi de régularisation administrative des personnes sans-papiers est bloqué par le Congrès. En l’absence de solution fédérale, les changements sont relégués au niveau des États et des villes. Or dans nombre de celles-ci les dirigeants ont passé les derniers mois à multiplier des projets de loi restreignant les droits des migrant·es. Dans ce climat délétère, les revendications portées par la Unidad Latina en Acción et la Junta Progressive Action trouvent un écho dans leurs négociations avec le maire De Stefano qui affirme une orientation politique à contre-courant en annonçant la création du premier programme de « carte d’identité municipale », l’Elm City Resident Card 1. Celle-ci n’est pas prévue pour les seules personnes en situation administrative précaire. Au contraire, la carte est destinée à l’ensemble de la population de New Haven. Durant les quinze années qui suivent, ce type d’initiatives essaime à travers les États-Unis et des dizaines de villes et de comtés développent leur propre programme.
Le programme de carte de New York, débuté en 2015 sous le nom d’IDNYC, a largement contribué à cet essor par son ampleur. L’IDNYC s’affirme, en effet, comme une carte d’identification attrayante pour l’ensemble de la population new-yorkaise. D’une part, elle s’attache à répondre aux besoins de groupes cibles de populations minorisées ou précarisées (femmes, migrant·es, jeunes, personnes en situation de sans-abrisme, LGBTQ+). D’autre part, elle s’appuie sur de multiples partenariats privés pour proposer des incitants financiers (réductions, etc.) qui favorisent son utilisation à grande échelle. La médiatisation de l’IDNYC lui vaut d’inspirer des initiatives similaires sur le continent européen. En Suisse, autre État fédéral, la ville de Zurich concrétise depuis 2022 son projet de Züri City Card fondée sur le modèle new-yorkais.
La carte ardente liégeoise
Bien que séparé d’un océan et de quelques années, le contexte d’origine de la carte citoyenne communale rejoint les préoccupations de nombreux acteurs qui, au niveau de leur commune en Belgique, souhaitent des politiques respectueuses des droits humains favorisant la sécurité, la cohésion et le sentiment d’appartenance sociale et culturelle d’une communauté locale, qu’importe le statut administratif de ses membres. Pour cette raison, à l’échelle belge, Liège pourrait être la ville pionnière dans l’émission d’une carte citoyenne communale. En réflexion depuis plusieurs années 2, la dénommée « carte ardente » fait aujourd’hui l’objet d’un groupe de travail comprenant des actrices et acteurs politiques, administratifs et associatifs, et dont l’objectif est d’évaluer la faisabilité (juridique, économique, administrative, etc.) d’une telle carte. Le projet de carte ardente est élaboré sur le modèle de l’IDNYC new-yorkaise et de son adaptation européenne à Zurich.
Les avantages et les services auxquels la carte donnerait accès doivent fonctionner par additio n : au départ de certains services fondamentaux (public, police), d’autres possibilités s’ajouteraient sur base de partenariats publics ou privés. Ainsi, octroyée gratuitement, la carte donnerait accès à l’ensemble des services communaux. Sa validité auprès de la police communale permettrait de certifier de l’identité en cas de contrôle administratif, d’une part. D’autre part, elle permettrait également le dépôt de plaintes dans n’importe quel commissariat communal, un droit actuellement obstrué par la crainte d’une arrestation (et d’une expulsion) en raison d’une situation administrative précaire. La législation actuelle permettrait également l’ouverture d’un compte bancaire avec une carte de ce type. L’accès aux réseaux de bibliothèques, écoles, opérateurs culturels ou sportifs permettrait également d’assurer l’effectivité des droits sociaux et culturels.
Aucune donnée liée à la nationalité ou au statut migratoire, administratif ou socio-économique ne serait à fournir pour obtenir la carte ardente.
Il suffirait de prouver son identité et sa résidence, selon un système d’attribution de points par type de documents, inspiré de la carte new-yorkaise 3 (comprenant aussi des factures, des attestations d’associations, etc.). La gestion des risques implique d’accorder une grande attention à la protection des données privées. Pour cette raison, celles-ci sont protégées par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD) et détruites après une période déterminée. Par ailleurs, pour ne pas traduire une condition précarisée, une campagne de sensibilisation favoriserait la généralisation de l’utilisation de cette carte par l’ensemble des Liégeois·es.
Rendre effectif l’accès aux droits
Comme dans d’autres pays, en Belgique, l’État fédéral détient le monopole des moyens légitimes d’identification et de circulation des populations 4. Or, les documents d’identification officiels regroupent à la fois les informations propres à l’identité d’une personne et à son statut de séjour. Celui-ci implique la nationalité, la durée et le motif du séjour et détermine le type de document d’identification que l’État fédéral délivre : carte d’identité nationale ou carte A, carte B, carte K, carte L, carte F et carte F+. Autrement dit, le statut de séjour conditionne le moyen légitime d’identification et induit une confusion permanente entre le séjour et l’identité. Cette confusion est source de préjudices. En effet, l’application des droits fondamentaux ne dépend d’aucun titre de séjour. Pourtant, dans de nombreux cas, leur effectivité est conditionnée à la présentation d’une preuve d’identité et/ou de résidence, comme dans les cas de l’accès aux services communaux. En l’absence de document officiel, cette preuve peut prendre, dans les faits, la forme d’un document administratif aléatoire, une attestation par un organisme social ou encore d’une facture d’énergie... Autant de justificatifs fragiles pour assurer l’accès aux services essentiels (soins de santé, etc.). Ainsi, une carte citoyenne communale ne prétend pas créer de nouveaux droits. Elle vise simplement à rendre effectif l’accès aux droits déjà existants. En effet, dans le statu quo, le besoin existe d’un moyen d’identification alternatif qui permette de faire valoir localement et quotidiennement ses droits fondamentaux.
Contre la carte d’identité, la carte citoyenne
Appelée « municipal identification card » dans le contexte étatsunien, la carte citoyenne communale est pourtant très distincte d’une carte d’identité (nationale) en Europe, à la fois dans son principe et dans la fonction qu’elle vise à occuper.
En effet, le développement des documents d’identité nationaux est historiquement ancré dans des logiques de contrôle et de discipline capitalistes. En Belgique, le livret ouvrier est l’ancêtre de la carte d’identité. Il s’agit d’une fiche signalétique, rendue obligatoire durant le 19e siècle, qui correspond à un instrument de contrôle patronal et policier censé permettre au pouvoir (privé ou public) de distinguer l’ouvrier du vagabond. À la suite du livret ouvrier, la « Personalausweis » est la carte d’identité imposée à la population belge durant l’occupation allemande de la Première Guerre mondiale. Convaincues de son utilité, les autorités belges la reprennent à leur compte à la fin de la guerre. En France, la carte d’identité vise initialement la surveillance des populations étrangères, ce qui lui confère sa légitimité pour être généralisée à l’ensemble de la population dès 1921 et rendue obligatoire par le régime de Vichy 5. Le fondement de la carte d’identité nationale répond avant tout d’une volonté de domination et d’administration des masses populaires paupérisées et colonisées en vue de renforcer la souveraineté d’un pouvoir politique. Le chercheur Michiel Bot souligne l’ancrage également colonial de ces instruments, et met à jour le caractère actuel de leur logique lorsqu’il rappelle que « les États-nations contemporains, en particulier dans les pays du Nord, utilisent l’absence de papiers pour contrôler les mouvements des pauvres – souvent racialisé·es – et garantir l’inclusion différentielle des travailleur·ses dans leurs économies » 6.
Une carte citoyenne communale ne prétend pas créer de nouveaux droits. Elle vise simplement à rendre effectif l’accès aux droits déjà existants.
Pour sa part, la carte citoyenne communale s’inscrit dans une logique inverse. Elle s’appuie sur le constat qu’il existe un besoin au quotidien d’un outil d’identification personnelle alternatif aux cartes émises par l’État fédéral. Le but de la carte citoyenne communale est ainsi d’assurer la protection et le bien-être de chaque membre d’une population sur le territoire désigné. Sans faire abstraction de l’enjeu de pouvoir propre à ce type d’outil, sa gestion doit être partagée entre, d’un côté, la population et, d’un autre côté, les autorités communales qui, ensemble, lui confèrent sa légitimité.
Quant à leur fonction, les cartes citoyennes communales ne sont pas des cartes d’identité nationale « à plus petite échelle ». Elles attestent uniquement de deux éléments, à savoir de l’identité (nom, prénom, date de naissance) d’une personne et de sa résidence sur le territoire d’une commune. En d’autres termes, elles sont uniquement une réponse aux questions « qui êtes-vous ? » et « habitez-vous sur cette commune ? ». Elles permettent ainsi l’accès à de nombreux services, publics ou privés, sans prétendre assurer la fonction d’une carte d’identité nationale. Les autorités communales disposent pleinement des compétences à la fois pour établir ces éléments et pour émettre un tel document d’identification sur le territoire en vertu de la notion d’« intérêt communal ».
En effet, la Constitution belge assure que « les compétences communales sont très larges, couvrant tout ce qui relève de "l’intérêt communal" , c’est-à-dire des besoins collectifs des habitants (...). Théoriquement, une commune peut faire tout ce qui ne lui est pas interdit » 7.
Limites et perspectives
Le guide de l’association française ANVITA 8 présente une synthèse comparative de différents programmes de cartes locales sur le continent européen. Ainsi, en France, en Espagne ou aux Pays-Bas ou en Suisse, ces cartes varient dans leurs ambitions, mais elles témoignent des multiples intérêts que les villes européennes développent pour une modalité d’identification alternative. En observant cette tendance des dernières années, deux aspects sont à souligner. D’une part, ces cartes considèrent la citoyenneté et l’appartenance locale sur base de la résidence et sont ainsi déliées des contraintes administratives nationales. De cette façon, ces cartes sont accessibles aux personnes sans-papiers. D’autre part, elles s’appuient sur des principes liés au droit à la ville et à la citoyenneté urbaine qui dépassent largement les problématiques liées aux personnes sans-papiers 9. L’utilisation des cartes actuelles montre les multiples intérêts des acteurs locaux, issus de la société civile ou des élu·es locaux·ales, pour ce type de carte à l’adresse de l’ensemble de la population. Une erreur importante serait de ne considérer que l’un des aspects (droits des personnes sans-papiers ou droit à la ville).
L’existence de nombreux programmes permet aussi d’en souligner certains points forts. À ce stade, il semble qu’aucune ville n’ait abandonné ce type d’initiative après y avoir souscrit. Au contraire, l’évolution montre que les cartes locales sont investies continuellement par les politiques qui y trouvent aussi un moyen de mettre en œuvre les objectifs de la ville ou d’assurer l’efficacité des prestations de services 10. Une étude récemment menée aux États-Unis s’est ainsi penchée sur l’impact des politiques dites "sanctuaires", c’est-à-dire les politiques locales hospitalières de protection des personnes migrantes. Les conclusions montrent que, à elles seules, ces politiques n’ont pas d’effet positif sur le sentiment de sécurité des personnes étrangères. L’étude souligne la nécessité de développer des mesures concrètes telles qu’un programme de carte locale qui permet de renforcer la sécurité de l’ensemble des habitant·es 11. Dans le contexte de Bern (Suisse), un article récent évalue les apports de l’introduction d’une carte communale et conclut en soulignant ses avantages pour le droit à la justice, tout en rappelant ses limites par rapport à la police cantonale 12. Ces conclusions rejoignent celles de l’étude de faisabilité réalisée pour la même ville, qui pointait la plus-value du dispositif 13.
Les limites de la carte sont cependant à rappeler. Les possibilités offertes par les cartes citoyennes communales sont, par nature, limitées au territoire communal et ses compétences. Elle ne permettrait par exemple pas d’ouvrir l’accès au travail pour une personne sans titre de séjour, cette compétence étant régionale. Elle ne remplace pas non plus un titre de séjour. À Liège comme à New Haven, la carte citoyenne communale vise à protéger les membres d’une communauté locale en assurant leur accès effectif à leurs droits. Dans la poursuite de cet objectif, cette carte invite à nourrir notre regard sur les critères actuels de la citoyenneté nationale, tout en plaidant pour des politiques de régularisation. #
Joachim DEBELDER, Chargé de projet et de recherches à l’IRFAM
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1. P. F. LAGUNES, B.M. LEVIN et K. DITLMANN RUTH, « Documenting the Undocumented: A Review of the United States’ First Municipal ID Program », Harvard Journal of Hispanic Policy, v. 24, 2012.
2. J. DEBELDER, « Les cartes d’identité communales : de l’intégration à la démocratie », Diversités et citoyennetés, n° 55, p. 47-52, 2020.
3. www.nyc.gov/site/idnyc/card/documentation.page
4. J. TORPEY, L’invention du passeport. États, citoyenneté et surveillance, Paris, Éditions Belin, 2005.
5. K. PARROT, Carte blanche. L’État contre les étrangers, Paris, La Fabrique éditions, 2019, p. 22.
6. M. BOT, « Disrupting Undocumentation : Municipal ID Cards against Passport Fetichism », Law and Literature, 2022, p.13.
7. Belgium.be : en son article 162 2°, la Constitution assure l’intérêt communal, sans le définir, ni en préciser le contenu en raison du principe d’autonomie des communes au sein de l’État fédéral.
8. www.anvita.fr
9. J. DEBELDER, op. cit.
10. N. DELVINO, European Cities and Migrants with Irregular Status: Municipal initiatives for the inclusion of irregular migrants in the provision of services, Oxford, Compas, 2017, pp. 8-10.
11. M.F. DAVIS, The Limits of Local Sanctuary Initiatives for Immigrants », Annals of the American Academy of Political and Social Science, n° 690, p. 14, 2020.
12. I. FEHR, « Enforcing the rights of migrants with irregular status : City ID cars as a remedy ? », Cognitio, 1, 2021.
13. S. SCHILLIGER, A. BÜCHLER. et F. WEBER, Voorstudie City Card Bern: Grundlagen für die Realisierung einer City Card Bern, Bericht zuhanden der Fachstelle für Migrations- und Rassismusfragen, 2020.
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