Nous avons choisi, en tant que chercheuses universitaires défendant inlassablement les droits démocratiques, de nous engager dans un conflit social récent en soutenant un processus permettant l’expression de la voix des travailleurs et travailleuses sur leur lieu de travail. Il s’agit du référendum à l’initiative des travailleurs et travailleuses, organisé les 14, 15 et 16 juin 2022 au CHU Saint-Pierre (Bruxelles). Adressé à l’ensemble du personnel de l’institution, le référendum leur proposait de s’exprimer sur une décision qui les concerne toutes et tous : la privatisation du service de gardiennage. Cet article offre une analyse qui contextualise le conflit et montre la pertinence de notre engagement.
L’issue de ce conflit ne fut victorieuse ni sur le plan démocratique ni sur le plan social. Malgré une écrasante majorité de travailleurs et travailleuses de l’institution s’étant exprimé·es contre la privatisation 1, le service de gardiennage a finalement été externalisé début décembre 2022. Ni les actions syndicales précédemment menées ni l’organisation de ce processus démocratique n’ont abouti à une remise en question de la décision de privatiser ce service, prise par le conseil d’administration de l’hôpital en avril 2022. Cette inflexibilité pose avec acuité la question de la démocratie sur le lieu de travail et révèle l’urgence de pratiquer d’autres modes de relations de travail : des modes qui seraient démocratiques. Car ceux-là seuls s’accordent avec la défense et l’extension du service public, ainsi qu’avec la reconnaissance de la « citoyenneté sociale ». L’action démocratique de chaque adulte ne se limite heureusement pas en effet à voter aux (trop) rares moments des élections politiques. C’est aussi à travers la somme du travail quotidien de chacun·e que sont produits les ressources et les services qui assurent la vie collective. C’est pourquoi l’égalité en tant que reconnaissance de l’égale importance du travail presté par toutes et tous – que le capitalisme et dans sa version moderne actuelle, le néolibéralisme, nous volent – doit être autant politique qu’économique. L’on en est, malheureusement, de plus en plus loin. Pourquoi ?
Qu’est-ce qui amène un hôpital public à privatiser ?
Des décennies de définancement public
Parler d’un conflit collectif dans les rapports de travail, c’est avant tout parler d’un contexte sociopolitique général. Le secteur hospitalier public, que ce soit en Belgique ou dans le reste de l’Union européenne (UE) 2, a été laminé par des décennies de définancement public. Ceci relève de choix politiques dont les orientations sont globalement décidées par l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement lors des sommets politiques organisés régulièrement dans le système politique de l’UE. C’est à partir de 2012/2013 que les dirigeant·es politiques au sein de l’UE décident de soumettre le fonctionnement économique de chaque État membre (dont la Belgique) à une politique générale d’austérité permanente (la « Nouvelle gouvernance économique » 3) – opérant chaque année une nouvelle baisse des dépenses dans le domaine de la fonction publique et des services publics –, mais la culture politique de l’austérité est beaucoup plus ancienne. Dans le cas de la Belgique, c’est depuis 1981 qu’elle sévit sous l’égide du gouvernement « Martens-Gol », des noms de ses premier et vice-premier ministres. L’état de délabrement des services publics, dont les services hospitaliers, résulte dès lors de l’application de plus de 40 ans de politiques néolibérales qui les contrecarrent, car opposées à l’idée même de service public. Et qui leur sont néfastes, car elles leur retirent les moyens nécessaires pour fonctionner correctement. Le néolibéralisme correspond à ce nouveau mode de gouvernement, auquel aucun parti politique au pouvoir n’échappe, dont l’objectif est de rendre l’ensemble de la société (et non plus seulement l’économie) « compétitive et concurrentielle »4. Les individus doivent aussi se modifier et devenir du « capital humain » dans leur façon de travailler : c’est-à-dire être « mobiles », « remplaçables », « flexibles », « polyvalents », « dotés d’un grand sens du service », « résistants au stress », « employables », ce qui revient à dire : « mal rémunérés », « exploités », « déconsidérés », « jetables », et, comme dans le secteur privé, « soumis » à leurs hiérarchies. Cette idéologie – qui prétend pourtant être rationnelle et non dogmatique – part du principe que le seul modèle valable pour faire fonctionner une société est celui du secteur privé. Il est une manière de permettre au capitalisme de réaliser son objectif principal, à savoir prélever du profit, si possible colossal, à partir du travail, et surtout le transférer à un nombre réduit d’individus : les dirigeant·es et les actionnaires des grandes entreprises. Ainsi, alors que les contraintes et la régression des conditions de travail s’amplifient sans cesse pour les travailleur·ses, engendrant stress, dépressions, burn-out et autres problèmes de santé, la richesse produite par leur travail est sans cesse retournée contre eux : il leur faudrait encore et encore travailler plus et accepter de travailler dans des conditions de plus en plus exécrables. En effet, en augmentant de façon démesurée leur pouvoir, les hiérarchies sont devenues de plus en plus exigeantes et de plus en plus autoritaires. Le capitalisme dans sa phase néolibérale continue la dualisation croissante des sociétés reposant sur l’exploitation du travail, fracturant les sociétés humaines en deux blocs : celles et ceux qui décident (nécessairement « compétent·es ») d’une part, celles et ceux qui doivent obéir (nécessairement « incompétent·es » dans tout processus de décision) d’autre part.
Des hôpitaux publics soumis à l’impératif de la rentabilité
Les collectifs de travail qui auparavant étaient considérés comme des services publics, ou du moins comme des dispositifs dont la dynamique première n’était pas lucrative (comme les universités par exemple), ont été investis par une génération de nouveaux administrateurs, nourris dans cette culture de « management privé » qui a induit une logique de flux tendus dans la gestion quotidienne de ces grands établissements. Dans le cas de l’hôpital, cela se traduit notamment par la chasse aux « temps morts » dans ce qui concerne la gestion du personnel. En découlent non seulement une augmentation constante de la charge de travail et la suppression de tout membre du personnel considéré comme non essentiel à la bonne marche de l’hôpital aux yeux de l’employeur, mais aussi l’option de limiter strictement les stocks de matériels et/ou de produits médicaux et pharmaceutiques. Tout doit être just in time, c’est-à-dire justifié dans un rapport strict à l’immédiateté. La mentalité néolibérale considère en effet a priori que la culture de gestion publique conduit nécessairement à « dépenser mal et trop », ainsi qu’à un défaut d’exigence concernant les prestations du personnel. Tout se passe comme si le lieu de travail devait devenir un lieu où l’on court sans cesse, un lieu où l’on n’a pas une seule minute à soi, pas une seule minute à donner à l’autre qui ne soit calculée, car la valeur ultime, c’est la rentabilité. Il faut faire « plus », toujours. Mais avec moins. Pas une minute, pas une personne de « trop », alors que le sens même du travail de soin est la relation humaine avec des personnes en souffrance. Dans ce contexte, comme dans le reste des secteurs soumis à la rationalité du privé, on comprend dès lors aisément pourquoi le burn-out devient la maladie ordinaire de ces dernières décennies. Dans ce type d’atmosphère, les procédures démocratiques de travail, dont celles qui imposent la présence des organisations syndicales sur le lieu de travail pour participer à la prise de décisions relatives à l’organisation du travail et aux conditions de travail, sont alors vite considérées par ces administrateurs comme « fastidieuses », « lourdes » et « pénibles ». Bref, une perte de temps, un temps devenu très précieux quand le travail est assimilé à une course permanente contre la montre. Pour gagner du temps, mais également pour diminuer la capacité des travailleur·ses de s’organiser pour défendre leurs intérêts au détriment de la rentabilité, ces grands lieux de travail collectif sont alors gérés de façon de moins en moins démocratique, de plus en plus autoritaire. L’autoritarisme, au sens de l’imposition d’une autorité qui se prétend indiscutable et infaillible et possède le pouvoir de décision finale, tend ainsi à devenir le rapport social ordinaire et quotidien entre « celles et ceux qui dirigent » et « celles et ceux qui doivent juste exécuter ».
Une culture de management privé plus que de responsabilité publique
La grille de lecture générale que nous venons de poser va permettre de mieux comprendre l’origine du conflit et la façon dont la direction de l’hôpital, soutenue par le conseil d’administration, l’a géré. Les deux sites hospitaliers du CHU St-Pierre, Porte de Hal et César De Paepe, partagent la même équipe d’agents de gardiennage, qui permet d’assurer le climat de travail le plus serein possible pour l’ensemble du personnel. Ces sites sont en effet situés dans des « quartiers difficiles » en plein cœur de Bruxelles, à côté notamment du grand CPAS de la Ville qui attire dans les rues proches de l’hôpital une population croissante en grande précarité (personnes sans-abri, sous l’emprise de drogues et/ou de l’alcool, souffrant de troubles psychiatriques...). C’est ce qu’a produit aussi en 40 ans le néolibéralisme en Belgique, comme ailleurs : une augmentation massive et constante de la pauvreté 5, et dès lors une démultiplication des détresses sociales sous toutes leurs formes. Par ailleurs, la réputation de ces hôpitaux est bien connue des Bruxellois·es comme lieu de grand dévouement de la part du personnel soignant, prenant en charge médicalement, parfois à titre gracieux, une part importante de ces diverses détresses, une attitude d’autant plus louable que le climat de travail est globalement durci par la culture du just in time. Dans ce contexte, le service de gardiennage joue un rôle clé. Il était composé de 34 personnes, dont 2 seulement étaient statutaires, les autres étant déjà contractuelles. Un exemple supplémentaire des ravages de la culture de la flexibilisation qui laminent les statuts du travail. Ces personnes étaient néanmoins des « personnes de l’intérieur », employées par l’hôpital et faisant donc partie de son personnel au vu et au su de tout le collectif de travail et de soin.
« L’état de délabrement des services publics, dont les services hospitaliers, est à la mesure de l’application de plus de 40 ans de politiques néolibérales qui leur sont contraires. »
Cette situation offrait une réelle garantie que ces agents soient à la fois très attachés à venir en aide aux autres membres de leur propre collectif de travail (car il y a régulièrement des « bagarres » ou des « agressions » inévitables dans ce type de lieu accueillant des personnes que la précarité pousse à bout) et aptes à calmer et à maitriser rapidement les divers accès de violence grâce à leur connaissance des lieux et du public. Ils patrouillaient en effet en permanence, organisés en quatre équipes qui alternaient le travail (jour/nuit, semaine/week-end). Ils étaient ainsi connus de tous (également des malades réguliers, dont celles et ceux pouvant entrer en « crise »). La combinaison de ces divers éléments permettait la création de rapports de confiance, indispensables au bon fonctionnement de l’hôpital. Cette équipe vivait cependant de fortes tensions, ce qui a entrainé, lors d’une réunion du Comité pour la Prévention et la Protection au Travail (CPPT) dans le courant de 2020, le déclenchement d’une analyse des risques psychosociaux. Sur ce point, tant direction qu’organisations syndicales 6 se sont mises d’accord et l’analyse fut effectuée par un service externe de prévention et de protection de ces risques. De cette enquête, basée sur un travail approfondi d’entretiens individuels avec chaque travailleur, est ressortie l’existence d’une très forte tension entre les agents et leur hiérarchie directe. Parmi les griefs évoqués, on entend que la hiérarchie a pu jouer les travailleurs les uns contre les autres, promettre des « avantages » sans avoir l’autorité pour le faire (dans le secteur public, toute modification salariale doit passer en comité de négociation), introduire sans concertation des fonctionnements dans le service relevant davantage du secteur privé de gardiennage et s’éloignant de l’« esprit public » auquel étaient fortement attachés les agents, vouloir réduire les prestations lors des week-ends pour faire des « économies », entrainant de facto une baisse de salaires pour les agents. En plus des problèmes de management, de nombreux travailleurs considéraient ne pas être assez rémunérés au vu de la pénibilité psychologique de leurs tâches, ne pas avoir suffisamment de personnel, devoir patrouiller seul et ne pas avoir de réponse de la hiérarchie concernant l’étendue exacte de la maitrise des personnes violentes et de ses limites légales. Le contenu de l’étude est présenté au CPPT en septembre 2020, suivi d’un plan d’action proposé par la direction afin d’aplanir les tensions. Dans un premier temps, la direction semble prendre les choses en main et procède effectivement à des améliorations (plans de formation, patrouilles organisées systématiquement en duos...). Cependant, tout semble s’enliser au sein d’un groupe de travail où le supérieur hiérarchique laisse de côté les revendications syndicales concernant les problèmes de management, l’augmentation du personnel et le suivi des formations pour se focaliser uniquement sur la modification des horaires de travail, diminuant les prestations du week-end, ce que refusent les agents étant donné la perte de salaire induite. De réunion en réunion, le blocage se confirme, ce qui semble avoir comme effet que les différents niveaux de hiérarchie s’orientent vers l’externalisation comme « solution » au problème. Cependant, alors qu’un accord sur les horaires semble être trouvé et que les nouveaux horaires sont envoyés aux agents le 20 avril 2022, le Conseil d’administration décide de façon unilatérale, et sans concertation préalable avec les organisations syndicales, l’externalisation du service lors du CA du 19 avril (soit la veille de l’envoi des nouveaux horaires à l’équipe interne). Cette décision est officiellement communiquée aux gardiens le 2 mai. La direction invite alors les syndicats à négocier les conditions de l’externalisation du service. Les syndicats refusent, considérant cette décision infondée et en outre dangereuse pour le service public (privatiser une activité qui est au cœur du fonctionnement correct de l’hôpital). Diverses actions syndicales vont alors être menées, dont une grève de 48 heures des gardiens en front commun les 24 et 25 mai, des assemblées du personnel ainsi que des interpellations diverses des responsables politiques, membres du conseil d’administration ou lié·es à la Ville de Bruxelles. Ces actions mènent à une certaine médiatisation du conflit, visibilisant ainsi la volonté syndicale de refuser toute privatisation des emplois de l’hôpital. Cela va visiblement pousser la direction à médiatiser sa propre version « remaniée » du conflit : ce service serait désormais ingérable et dysfonctionnel pour des questions disciplinaires individuelles (ce qui empêcherait la direction de divulguer des informations plus précises). Cette version contredit cependant des déclarations internes de la direction des 2 et 16 mai 2022 dans lesquelles elle insiste sur le fait que « les qualités individuelles de tous les agents ne sont pas mises en cause », raison pour laquelle elle s’était engagée à la réembauche de tous dans le service privatisé.
Un outil démocratique
Face à ce recentrage « individualisé » d’un conflit collectif et en l’absence de remise en question de la privatisation suite aux actions collectives précédemment menées, la CGSP-ALR (Centrale Générale des Services Publics – Administrations locales et régionales) va dès lors décider d’organiser un référendum pour connaitre l’avis de tous les membres du personnel sur cette décision qui les affecte tous et toutes, à savoir l’avenir du service et de ses agents, en charge de leur sécurité. Ce référendum à l’initiative des travailleur·ses, soutenu par le monde académique, syndical, associatif et artistique 7, aura lieu dans les deux sites hospitaliers concernés les 14, 15 et 16 juin 2022. Ouvert aux seuls membres du personnel de l’hôpital, il sera organisé par la délégation syndicale CGSP-ALR et des membres du personnel, avec l’aide de chercheur·ses universitaires pour superviser l’ensemble du processus et garantir un déroulé sans fraude. Le résultat est impressionnant : sur un personnel de 2.335 membres, 767 personnes sont venues voter (soit près d’un tiers). Sur ces 767 votes, 661 personnes (86 %) ont refusé la privatisation du service de gardiennage, 32 se sont exprimées en faveur et 69 se sont abstenues 8. Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’organiser un référendum sur un lieu de travail si particulier, qui plus est dans ce contexte difficile, ne fut pas chose aisée pour la délégation syndicale et cela à plusieurs niveaux. D’abord, au niveau des personnes concernées par le vote : le personnel hospitalier travaille pour une part importante en tournante, ce qui n’a pas permis à tous les membres du personnel de voter durant les seuls trois jours de référendum. Le collectif de travail est également fortement fragmenté : médecins conventionné·es et non conventionné·es, kinés ou logopèdes indépendant·es venant prester quelques heures, stagiaires de passage…
« Ce fut un moment de reconsolidation d’un collectif bien malmené ces derniers temps. Et un moment de réaffirmation du lien démocratique existant entre les travailleur·ses et l’organisation syndicale, qui leur doit son existence, son pouvoir et sa légitimité. »
Des statuts dont la diversité complique la construction d’un sentiment d’appartenance et d’avenir partagé, et donc la constitution d’une solidarité entre membres du personnel. Ensuite, le résultat est également à lire à la lumière du climat social difficile dans lequel s’est déroulé le référendum. Pour constituer un exercice réellement démocratique, le référendum doit être idéalement précédé de moments de délibération, permettant l’échange entre les différents arguments dans des conditions égalitaires. En préparation au référendum, la délégation syndicale avait invité la direction à un tel moment de débat, afin de permettre à chacun et chacune de se faire un avis en ayant entendu les arguments des deux parties. Au lieu d’y prendre part, la direction a utilisé son autorité afin d’inciter le personnel à ne pas participer au référendum. En effet, quatre jours avant celui-ci, elle a envoyé une lettre à l’ensemble du personnel pour condamner le processus et « suggérer » de ne pas y prendre part, l’assimilant à une « dérive populiste », qui engendrerait « paralysie » et « chaos » « sur lesquels seuls les extrêmes prospèrent » 9. Ce message, combiné aux injonctions de certains chef·fes de service à ne pas aller voter, a certainement découragé non seulement des personnes d’aller mettre leur bulletin dans les urnes, mais également d’en discuter entre collègues pour se faire une opinion. Enfin, le taux de participation au processus a été impacté par le rythme de travail imposé aux travailleur·ses en vue de chasser les temps morts. Ce rythme, qui leur laisse à peine le temps de marcher plutôt que courir dans les couloirs, de la cafétéria à leur service, d’un service à un autre service, n’était en rien favorable à la participation démocratique. Pourtant, un tiers d’entre elles et eux se sont arrêté·es pour s’intéresser à un problème qui sortait de leurs urgences et soucis quotidiens, affirmant ainsi leur volonté à s’investir dans l’institution davantage que par la seule exécution de leurs tâches rémunérées. Parce qu’il était organisé par et pour les travailleur·ses, le référendum a constitué un moment de respiration, un moment où l’on peut prendre le temps de s’interroger sur les grandes dynamiques qui structurent l’organisation de son travail et de son lieu de travail, un moment où l’on n’est pas seulement une main qui exécute, mais aussi une tête qui réfléchit à ce qu’est le bien commun et à ce qu’est la solidarité envers les travailleur·ses que l’on côtoie. Un moment où l’avenir redevient un choix et non plus une liste d’instructions à exécuter, sans discussion possible. Un moment où l’on compte, en tant que membre du personnel, et non dans le sens numérique du terme. Lors de ce référendum, nous avons constaté aussi la joie qu’il y a de faire ou refaire collectif dans des organisations de plus en plus fragmentées, cloisonnées, compartimentées. Si la première question portait sur le choix du statut du service de gardiennage, la seconde portait sur l’envie ou non pour les membres du personnel de prendre part aux grandes décisions qui les concernent. À nouveau, le résultat laisse peu de place à l’interprétation : 649 personnes ayant participé au référendum souhaitent prendre part à ce type de décisions. Ce fut alors aussi un moment de reconsolidation d’un collectif bien malmené ces derniers temps. Un moment de réaffirmation du lien démocratique existant entre les travailleur·ses et l’organisation syndicale, qui leur doit son existence, son pouvoir et sa légitimité. Malgré cette mobilisation démocratique et les résultats écrasants du référendum contre la privatisation, la direction maintiendra sa ligne. Début décembre 2022, un service privé a réduit la taille de l’équipe active sur les deux sites à 12 agents, soit 22 de moins que le service interne, et gère désormais les questions de sécurité au CHU Saint-Pierre. Finalement, dans un contexte général où la culture néolibérale portée par les directions patronales, y compris dans des établissements de service public, vide de tout impact réel la concertation sociale, d’autant plus quand cela ne concerne que « 34 malheureux emplois publics », le référendum sur le lieu de travail, lorsqu’il est porté par les membres du personnel, représente aussi un acte de résistance contre l’autoritarisme de plus en plus marqué dans les lieux de pouvoir et contre les diverses formes de déshumanisation des travailleur·ses qui l’accompagnent. #
Note des autrices : Nous avons complété les informations dont nous disposions déjà sur le conflit social (grâce à des documents collectés lors du conflit, et à notre investissement dans l'organisation du référendum à l'initiative des travailleur.ses) par un entretien avec un délégué syndical de l'institution investi dans le conflit et membre de l'équipe à l'initiative du référendum.
1. Les résultats du référendum ont été rendus publics, notamment ici : https://www.rtbf.be/article/bruxelles-ville-le-referendum-au-chu-st-pierre-soppose-avec-une-large-majorite-a-la-privatisation-du-gardiennage-11014075
2. Les chefs d’État et de gouvernement des 27 États membres de l’Union européenne fixent les grandes orientations politiques et économiques collectives dans un système où le droit européen (donc la loi européenne) prime sur le droit national, y compris constitutionnel.
3. C. DEGRYSE, « La nouvelle gouvernance économique européenne », Courrier hebdomadaire du Crisp, n° 2148-2149, Bruxelles, CRISP, 2012.
4. P. DARDOT et C. LAVAL, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
5. Le risque de pauvreté fait partie du système néolibéral comme « incitant au travail ». Sinon les taux de pauvreté très élevés au sein de l’UE ne seraient pas explicables . à titre d’exemple, près d’1/5 de la population belge, plus d’1/4 de la population italienne et espagnole sont en situation de pauvreté. Source : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/ILC_PEPS01N__custom_3533281/default/table.
6. Les trois organisations syndicales (CGSL, CSC et FGTB) sont présentes dans les divers organes de concertation.
7. Ce soutien s’est exprimé au travers d’une carte blanche, signée par une centaine de membres académiques et soutenue par une dizaine de personnalités, qui a été publiée le 8 juin 2022 dans le journal Le Soir (https://www.lesoir.be/446294/article/2022-06-08/soutien-au-referendum-linitiative-des-travailleurs-et-travailleuses-du-chu-saint). Elle a par la suite été signée par des centaines de personnes issues du monde syndical, associatif, artistique et académique sur le site consacré au référendum (https://www.referenduminitiativetravailleurseuses.be/).
8. Cinq votes sont à ajouter pour former le total, mais ont été considérés comme nuls à la suite de ratures sur le bulletin.
9. Nous reprenons entre guillemets les mots mêmes utilisés par la direction du CHU Saint-Pierre. Une autre lettre ouverte académique a été publiée en réponse à cette réaction de la direction : https://www.levif.be/opinions/cartes-blanches/conflit-social-au-chu-st-pierre-les-reponses-inadaptees-de-la-direction-carte-blanche/
Corinne GOBIN, Politiste, maitresse de recherche au Fonds de la recherche scientifique (FNRS) et professeure à l’Université libre de Bruxelles (ULB)
Sixtine VAN OUTRYVE, Juriste et philosophe, doctorante aspirante FNRS à l’UCLouvain
© Jérôme Peraya / Krasnyi Collective