« La dignité humaine est intangible » 1 dit le premier article de la Loi fondamentale allemande. Aujourd’hui, les inégalités socioéconomiques qui divisent l’Allemagne la menacent. Cet article fait le point sur le manque d’ambition politique pour plus d’équité outre-Rhin et a contrario les innovations côté syndical et société civile.
‘‘ L’Allemagne est une des démocraties les plus injustes au monde en termes d’inégalités de patrimoine. La raison principale de cette situation réside dans les héritages et les donations. Chaque année, 400 milliards d’euros (un montant comparable à 2/3 du PIB belge) sont donnés à la génération suivante. La plupart ne reçoivent rien 2. ”
La majorité des Allemand·es a le sentiment qu’il n’y a pas d’équité dans le pays, que ce soit dans la répartition des biens et des richesses ou entre les générations, constate un sondage de la fondation Bertelsmann en automne 2022. Il souligne entre autres « une source d’inquiétude : les personnes qui perçoivent plus d’injustice font moins confiance à la politique et aux institutions et sont moins enclines à faire des changements. Seuls 17 % des personnes pensent qu’il existe une justice dans la répartition des richesses en Allemagne 3 ». Selon le journal économique Handelsblatt, la grande majorité des Allemand·es souhaiterait que les riches donnent plus de leur fortune et qu’il y ait un impôt sur la fortune. « Environ trois quarts des adultes demandent en outre que l’État s’engage davantage pour une redistribution équitable 4. » D’autres recherches de la fondation Bertelsmann publiées en janvier 2023 montrent quant à elles à quel point la pauvreté des enfants et des jeunes reste un problème non résolu en Allemagne : « Plus d’un enfant sur cinq et d’un jeune adulte sur quatre est menacé de pauvreté. En chiffres absolus, cela signifie que près de 2,9 millions d’enfants et d’adolescents et 1,55 million de jeunes adultes âgés de 18 à 25 ans étaient considérés comme menacés de pauvreté en 2021 5. »
Pauvreté publique versus richesse privée gigantesque 6
Aujourd’hui, quelques 809.000 Allemand·es ne doivent pas travailler. Ce chiffre, diffusé par la plateforme Statista a presque doublé au cours des dix dernières années, ce qui a suscité une vague d’indignation. Marcel Fratzscher, le président de l’institut allemand pour la recherche économique DIW 7, voit l’Allemagne en passe de devenir une société de rentier·ères. « 809.000 personnes n’ont pas besoin de travailler pour gagner leur vie, mais vivent des rendements et des revenus de leur patrimoine – ce sont donc des rentiers 8. » Pour Fratzscher, un des problèmes fondamentaux d’un « nombre croissant de personnes fortunées est qu’il réduit la prospérité d’une société ». « Les milliardaires allemands ont pu accumuler plus de 100 milliards d’euros de fortune supplémentaire 9 pendant la pandémie de Corona », écrit-il en se référant à des études récentes. « Les bénéfices sociaux seraient énormes si certains de ces milliards d’euros étaient utilisés pour investir dans un meilleur système de santé ou dans la protection du climat, et pas seulement pour augmenter la fortune privée de quelques-uns 10. »
Face à cette croissance de personnes vivant de leurs rentes, l’écart se creuse avec les travailleurs et travailleuses qui sont confronté·es à une baisse des salaires. L’Institut socioéconomique de la fondation Böckler enregistre en effet une « perte de salaire réel » inouïe pour 2022. Certes, les salaires conventionnels nominaux en Allemagne ont augmenté en moyenne de 2,7 % en 2022, mais compte tenu de « l’augmentation des prix de l’immobilier au cours de l’année 2022 et des prix à la consommation de 7,8 %, il en résulte une baisse moyenne des salaires réels conventionnels de 4,7 %. Il s’agit là d’une valeur historiquement élevée en République fédérale d’Allemagne » 11.
La situation est particulièrement difficile pour les travailleuses et travailleurs précaires et sans emplois, depuis les réformes néolibérales du chancelier Schröder qui avait notamment supprimé aussi l’indexation pour les allocations sociales. En effet, « la proportion de travailleurs dans des “emplois atypiques” n’a cessé d’augmenter au cours des 20 dernières années et reste, à un niveau élevé de 21 % » selon les dernières recherches de la fondation Böckler. « Ce sont surtout des femmes qui occupent des emplois qui ne leur permettent de vivre de manière autonome qu’au prix de grands sacrifices 12. »
Les syndicats face à ces inégalités
Yasmin Fahimi, la présidente de la confédération des syndicats allemands DGB 13 qui représente aujourd’hui six millions de travailleur·ses allemand·es a dénoncé le problème important de répartition dans le pays. « Malgré les mesures efficaces prises par la coalition “feu tricolore” et les récents accords salariaux élevés », elle déplore que « de nombreux ménages soient toujours menacés par la pauvreté. (...) La diminution des conventions collectives – seule la moitié des salariés est encore payée selon les conventions collectives – rend cela de plus en plus difficile. » La présidente du DGB a parlé d’« explosifs pour la paix sociale et pour la transformation » et a demandé au gouvernement fédéral allemand un « plan d’action national pour augmenter le taux de convention collective » en appelant à un « renouveau démocratique » 14.
Par ailleurs, les organisations syndicales et sociales critiquent l’insuffisance de la transformation du système d’allocation de chômage, à partir de la réforme très controversée Hartz IV. Un adulte célibataire devrait recevoir 725 euros par mois pour vivre dignement au lieu des 502 euros prévus depuis le 1er janvier 2023 par le nouveau système, ont-ils calculé. Un bénéficiaire de Hartz IV vivant seul recevait antérieurement 449 euros, plus le loyer et les frais de chauffage 15.
L’IG Métal 16 pointe quant à lui la menace pour l’avenir du pays que constitue l’égoïsme des dirigeant·es d’entreprise. Le syndicat métallurgiste dénonce en effet que « malgré des caisses pleines, les entreprises d’ingénierie mécanique n’investissent pas assez dans l’avenir ». Il s’agit d’un problème fondamental de justice sociale qui peut avoir des répercussions sur les entreprises elles-mêmes, nuisant à leur compétitivité. Face à ce constat, IG Métal « se bat pour que les entreprises et les politiques investissent et pour que les comités d’entreprise soient impliqués dans les décisions stratégiques » 17.
Force est de constater que le climat social est de plus en plus marqué par des conflits en Allemagne. Le secteur de la santé a ainsi connu une grève de 77 jours de la part des travailleuses et travailleurs des hôpitaux universitaires de Rhénanie-du-Nord–Westphalie, la plus longue action de grève en République fédérale d’Allemagne depuis les années 1980 18. Et dans la solidarité et la sincérité, les travailleuses et travailleurs de ces hôpitaux ont obtenu un succès important en signant une convention qui diminue substantiellement leurs charges. Ils ne se sont laissé impressionner ni par les tentatives d’interdire leur action par la loi, ni par les intentions de négociation toujours nouvelles des employeurs. Des mouvements semblables du secteur étaient en cours fin 2022, notamment à Francfort/Main et en Bade. Verdi 19, le syndicat du secteur public, du non marchand et des employés, avec 1,9 million d’affilié·es, prépare actuellement ses négociations et actions collectives pour cette année. L’IG-Métal a, quant à lui, lancé une large campagne « Tarifbewegung » 20, littéralement à traduire par « mouvement de négociation collective », dans un format très axé sur des publics jeunes et les réseaux sociaux. Pour 2023, pour les deux grands syndicats d’IG-Métal comme pour Verdi, réunissant deux tiers des six millions de membres du DGB, comme pour les autres syndicats sectoriels, l’Institut socioéconomique de la fondation Böckler prévoit que les conflits se durcissent à nouveau 21.
De nouvelles alliances
Face aux défis des inégalités, les syndicats allemands s’engagent également de plus en plus dans des alliances plus larges, avec d’autres acteurs de la société, comme le réseau allemand de justice fiscale qui vient de sortir son rapport 2023. Extrêmement bien documenté, celui-ci fait l’inventaire des politiques de taxation actuelles et possibles, en insistant sur les nécessités d’innovations, de justice sociale en temps de guerre et d’inflation. Dans le domaine fiscal, l’accord de coalition se limitait antérieurement aux dernières crises « à une promesse importante, mais peu concrète, de prendre les devants dans la lutte contre la fraude fiscale et devenir un acteur contre l’évasion fiscale agressive, de lutter résolument contre le blanchiment d’argent et d’améliorer l’administration. Les promesses de moderniser de nombreux privilèges fiscaux injustes, avantages fiscaux nuisibles à l’environnement et d’autres problèmes ne sont pas abordés 22 ». Dans le nouveau contexte, de guerre et d’inflation, « il devient urgent de rendre notre système fiscal plus équitable (…). Nous avons notamment besoin de rétablir une taxation adéquate du patrimoine afin d’éviter que l’écart entre les riches et les pauvres ne continue de se creuser » 23, explique Karl-Martin Hentschel, membre du comité de coordination du réseau allemand de justice fiscale.
Il devient urgent de rendre le système fiscal plus équitable (…). Nous avons notamment besoin de rétablir une taxation adéquate du patrimoine.
« Finanzwende » est une autre initiative lancée il y a quelque temps par le DGB et d’autres organisations de la société civile. Avec expertise et engagement, Finanzwende a soumis dernièrement au public des propositions pour réduire le secteur des finances. Leur travail part du constat qu’un secteur financier surdimensionné nuit à l’économie et à la société. « La taille du secteur financier dans la zone euro a doublé au cours des 20 dernières années par rapport à la performance économique. Le secteur remplit de moins en moins sa fonction initiale d’octroi de crédits aux entreprises et aux ménages. Au contraire, de nombreuses transactions financières ont lieu exclusivement au sein du secteur financier. Si l’on veut que le secteur financier soit à nouveau davantage au service de tous, il faut que sa taille diminue. De nombreuses personnes pensent à juste titre que l’activité principale d’une banque comme la Deutsche Bank est l’octroi de crédits. Après tout, la Deutsche Bank a accordé des crédits d’une valeur de 431 milliards d’euros. Cela correspond à plus d’un dixième du produit intérieur brut (PIB) allemand, ce qui peut paraitre important. Mais l’octroi de crédits est loin d’être comparable avec les positions à risque issues du commerce des produits dérivés. En effet, les produits dérivés en cours de la Deutsche Bank s’élèvent à un montant stupéfiant de 32.000 milliards d’euros, soit 1.000 % du PIB allemand. Il s’agit à présent d’inverser cette tendance afin que le secteur financier soit à nouveau davantage au service de la société et de l’économie réelle 24. » Les mesures de régulation financière sont approfondies et proposées dans le débat public national et européen, conjointement avec Finance-Watch dont Finanzwende est un des membres.
Des économistes, dont certains proches des syndicats réunis au sein de l’initiative « New Economy Forum (NEF) » 25 ont par ailleurs tenté il y a peu d’évaluer si les récents développements en matière de recherche et de politique reflètent les prémices d’un nouveau paradigme plus en phase avec les besoins socioécologiques. Ils ont constaté qu’au cours des quinze dernières années, un ensemble de recherches a vu le jour dans un large éventail de domaines dépassant désormais des cadres d’analyses et de réflexions cloisonnés dans des disciplines spécifiques. Il s’agit de « nouveaux courants de pensée majeurs, chacun reflété par des penseurs internationaux de premier plan » 26. Sans les nommer ici en détail, Thomas Fricke, un des auteurs de NEF constate dans un résumé publié dans la presse allemande : « L’État est à nouveau sollicité en matière de politique économique – et il est peu probable qu’il s’agisse seulement d’une mode allant à l’encontre du “bon sens économique”. Ce qui se passe actuellement est plutôt l’expression d’un nouveau paradigme économique qui va marquer les prochaines années. 27 »
Besoins de solidarités fortes
Les indicateurs d’inégalités 28 tels que l’écart salarial, le coefficient de Gini et d’autres montrent une situation sensiblement plus égalitaire en Belgique. Mais ce serait inutile de se focaliser sur ces différences et surtout de se rassurer par ces chiffres. Le besoin de solidarités fortes est immense dans nos sociétés soumises à des changements permanents. Et les impacts néfastes causés par le manque de politiques plus égalitaires sont d’un même ordre de grandeur pour les travailleuses et travailleurs d’Anvers, de Charleroi, comme de Duisburg ou de Berlin, de Lille ou Rotterdam.
Les successions de crises et de bouleversements du monde de travail que connait la société allemande sont par ailleurs, pour la plus grande partie, externes et identiques à celles des autres sociétés. Trouver des réponses communes et justes au niveau au moins européen, voire international, est dès lors central. #
Thomas Miessen, ACV-CSCi Europe Desk et Christoph Brull Assistant professeur au Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C²DH)
© flickr Andreas Lehner