Abraham Calderon NBDepuis plusieurs années, le Pérou traverse une crise politique majeure. L’élection du président de gauche, Pedro Castillo, en juillet 2021, apportait un vent d’espoir de changement et de stabilité. Après seize mois de mandat, on est loin du compte. Le chef du gouvernement n’a pas pu mener les réformes promises face à un Congrès hostile à toute proposition sociale. Le 7 décembre dernier, il a été destitué à la suite d’une tentative échouée de dissolution du Congrès. Le Pérou s’enfonce un pas de plus dans la crise politique. Éclairage.

 

 

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Comment comprendre la tentative du président de dissoudre le Congrès ?
Pour comprendre cette action du président, il faut la replacer dans le contexte politique péruvien. Depuis six ans, il existe une forte instabilité politique dans le pays, marquée par une opposition entre le président et les intérêts qui se jouent au sein du Congrès. Depuis 2018, ce ne sont pas moins de six présidents qui se sont succédé pour gouverner le pays. Pedro Castillo lui-même a dû affronter deux procédures avortées de destitution par le Congrès depuis son accession au pouvoir. La troisième tentative devait avoir lieu le 7 décembre, mais de manière inattendue, le président Castillo a annoncé la dissolution du Congrès et fait appel à de nouvelles élections législatives. On ignore les réelles motivations derrière ce geste, mais plusieurs interprétations circulent allant de la fuite en avant à la volonté de démontrer que le Congrès conduit à la paralysie du pays.
Il y a un précédent à cet événement. Il y a deux ans, à la suite d’un long processus de désaccord avec l’opposition, le président en place, de centre droit, Martín Vizcarra1 (président par intérim), a annoncé la dissolution du Congrès et la tenue d’élections anticipées. Bien qu’il ait respecté les critères2 établis par la Constitution pour dissoudre le Congrès, ce dernier a voté sa suspension. Il s’en est suivi une période de crise politique très forte au Pérou.
Cette fois-ci, le Congrès majoritairement opposé au gouvernement Castillo a pris plus de précautions. Il a anticipé la possibilité d’une dissolution en modifiant la Constitution pour que cette éventualité soit plus difficile à mettre en œuvre. C’est sur cette nouvelle base constitutionnelle qu’il s’est appuyé pour qualifier la tentative de dissolution du Congrès de coup d’État. Du côté du gouvernement Castillo, on argue avoir agi légalement. Il existe une grande confusion en termes juridiques qui rend difficile la lecture constitutionnelle des événements. Toujours est-il que Pedro Castillo n’a reçu le soutien ni des autres institutions publiques, ni des forces armées, ni du pouvoir judiciaire, ni des institutions chargées d’organiser les élections.

Comment la population vit-elle la situation ?
La population n’est pas indifférente à ce qui se passe. Des manifestations citoyennes ont commencé à Lima et dans d’autres villes du Sud et à Cajamarca, dans le Nord. La majorité de la population qui se mobilise s’exprime surtout contre le Congrès plus que pour défendre Pedro Castillo (même si certaines solidarités s’expriment tout de même à son égard). Ces manifestants sont en colère contre le Congrès pour diverses raisons. Tout d’abord, parce qu’il s’est comporté ces dernières années comme une institution antidémocratique, corrompue, à la botte d’intérêts privés au détriment de ceux de la population ; une institution qui a réduit les droits de participation des citoyens et citoyennes et qui se positionne systématiquement en opposition avec le gouvernement, rendant impossible toute réforme sociale.
Ensuite, les élections de 2021 et l’arrivée de Castillo au pouvoir ont révélé de profonds clivages au sein de la société péruvienne. De nombreux secteurs du Congrès se sont exprimés de manière méprisante à l’égard de Castillo non pas au regard de ses qualités de président, mais en raison de ses origines rurales, de ses traits andins, de sa manière de parler, le qualifiant d’ignorant ou de manière péjorative de Cholo3. Toutes ces expressions de racisme, de mépris de classe, de sentiment de supériorité envers les paysans ont finalement permis d’établir un lien entre le président et certaines catégories oubliées de la population qui se projettent dans toutes ces humiliations. Pour elles, les responsables sont les membres du Congrès, mais elles pointent aussi « Lima ». Il y a en effet un clivage très grand entre Lima et les autres régions andines et amazoniennes. Beaucoup de personnes ont, par exemple, laissé entendre que le vote de Lima devrait avoir plus de valeur que celui des provinces, renforçant les divisions internes. Par ailleurs, la mentalité raciste et classiste de l’élite et de Lima a également contribué à réveiller une certaine conscience populaire qui se manifeste aujourd’hui dans la rue.

Que demandent les manifestant·es ?
Les manifestants exigent à présent la dissolution du Congrès, une anticipation des élections générales et la libération de Pedro Castillo. La population rejette le nouveau gouvernement de Dina Boluarte 4 et les propositions qui sont faites jusqu’à présent. Celle-ci a annoncé vouloir avancer l’agenda des futures élections à 2024 sans que cela soit accepté par le Congrès, ce qui a conduit la population à redoubler d’indignation.

Quelles sont les forces qui composent aujourd’hui le Congrès ?
Tout d’abord, il faut savoir que le système de parti politique au Pérou a un mode de fonctionnement proche de celui du monde entrepreneurial. Si quelqu’un veut devenir parlementaire ou ministre, il doit payer une inscription électorale auprès du propriétaire du registre électoral. Ce fonctionnement explique dès lors le peu de représentation du peuple au niveau politique et la difficulté pour la société civile d’y jouer également un rôle. Mais cela explique aussi que ce sont les élites économiques qui vont pouvoir assurer leurs intérêts en politique : les dirigeants d’entreprises, mais aussi, des personnes impliquées dans des affaires de corruption, liées au narcotrafic (on en retrouve dans la quasi-totalité des partis politiques), les propriétaires de casinos, les exploitants de mines illégales, ceux qui pratiquent l’extraction illégale du bois dans la forêt, etc. Aucun de ces groupes ne va représenter les intérêts de la population. Depuis plusieurs années, le Congrès s’est donc clairement aligné sur la défense des intérêts des classes supérieures du Pérou. Il est composé d’une majorité de partis de droite et d’extrême droite, de partis conservateurs, et de nombreux autres petits partis (il existe une dizaine de groupes parlementaires). Cette situation a permis la nomination dans d’autres institutions publiques de personnes proches des partis de droite (le pouvoir judiciaire, le ministère public, le bureau du médiateur public, entre autres). La majorité des grands médias de communication du Pérou constitue ainsi le bras médiatique des groupes de droite et d’extrême droite.

Pedro Castillo a aussi une part de responsabilité dans ce qui se joue...
Pedro Castillo est un novice en politique. Lors des élections de 2021, il a canalisé le mécontentement de la population meurtrie par la crise sanitaire. La pandémie a fortement touché les classes populaires. La défaillance du système de santé publique, l’abus des cliniques et des pharmacies privées, le chômage et la baisse des revenus dans le secteur informel et l’abandon des villages ruraux ont suscité un énorme ressentiment au sein de la population. Castillo n’avait pas de programme gouvernemental sérieux ou cohérent, mais il a réussi à enthousiasmer les gens à l’idée de changer le pays. Au début de son mandat, il a essayé d’apporter des réformes majeures, mais le Congrès s’y est fortement opposé et l’a empêché de les concrétiser. Il avait un gouvernement faible, erratique, avec de graves affaires de corruption instruite contre lui. Tout cela constituait la meilleure excuse pour ses opposants pour le destituer. Pour se maintenir au pouvoir, Castillo a dû négocier, abandonner ses propositions les plus à gauche et s’allier avec d’autres groupes de droite (la plus populiste) pour obtenir les votes nécessaires à ses projets.

Peut-on espérer un changement avec les futures élections ?
De nouvelles élections avec les mêmes règles ne sont pas la solution. Les choses risquent de se répéter assez rapidement, car il n’y a pas de mécanismes adéquats permettant d’éviter les dysfonctionnements (ex. empêcher que les listes incorporent des personnes liées au narcotrafic, etc.). Nous sommes face à une crise politique, mais aussi démocratique, car les institutions ne fonctionnent pas comme elles devraient. L’État est capturé par ces groupes d’intérêt qui défendent leur business plus qu’une appartenance idéologique.

Comment en sortir ?
Ce qui a fonctionné les dernières années a été la mobilisation sociale. Avec une société civile active de manière permanente, on peut mettre la pression sur ces groupes qui, bien que mafieux, ne veulent pas perdre le pouvoir. Devant une forte pression sociale, ils sont contraints d’ouvrir des espaces pour démocratiser un peu le pays. Une des choses que nous devons récupérer en priorité est le mécanisme de referendum que nous avons perdu pour que des décisions soient prises de manière plus participative. C’est un endroit par lequel commencer... #

WSM (We Social Movements) soutien la société civile au Pérou, via quelques partenaires (JOC, GRESP, ANP, CSP) actifs sur le terrain social, qui construisent des alternatives et font des propositions politiques afin qu’il y ait plus de justice sociale dans le pays, notamment en demandant des conditions décentes de travail et la protection sociale universelle pour tou·tes.

  1. Martín Vizcarra n’a pas été élu comme président. Vice-président du Congrès, il a assumé la présidence quand le Congrès a obligé le président Pedro Pablo Kuczynski à renoncer à la présidence en raison d’accusations de corruption.
    2. Il fallait par exemple que le Congrès refuse deux fois les demandes relatives aux questions de confiance que le gouvernement lui formulait.
    3. Habitant·e indigène originel·le.

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT

© Guy Puttemans/WSM

 

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