Le fait que la Coupe du monde de football soit organisée au Qatar a permis que des progrès soient réalisés en faveur des conditions de travail des migrant·es. Mais cela ne signifie pas que ces droits conquis soient garantis de façon pérenne, prévient Smritee Lama, responsable syndicale népalaise. Invitée par WSM, le MOC et Beweging‧net, elle était de passage en Belgique pour évoquer l’envers du décor de la Coupe du monde au Qatar. Rencontre.
Cette interview a été réalisée par MO* – Mondiaal Nieuws en octobre 2022. MO est un projet médiatique journalistique qui décrypte les tendances mondiales et les réalités locales du monde en mutation en matière de migration, de climat, de droits humains, etc.
La grand-messe du football débute le 20 novembre prochain. 32 équipes nationales vont se disputer le titre de la meilleure équipe du monde. Les nombreux footballeurs de haut niveau qui composent ces équipes seront grassement payés pour relever ce défi.
Le contraste avec le traitement réservé aux travailleurs migrants 1 qui ont construit les stades dans lesquels ces stars mondiales joueront au football est saisissant.« Si l’un de ces footballeurs venait à mourir durant un match de Coupe du monde, cette nouvelle ferait rapidement la Une des journaux du monde entier. Une attention bien plus grande que celle portée aux 237 Népalais morts au Qatar en 2021 », observe Smritee Lama, secrétaire nationale du syndicat népalais GEFONT, en charge des travailleurs et travailleuses migrant·es. « Avons-nous oublié que toutes les vies se valent ? Même dans la mort, les inégalités sont aussi grandes que les montagnes de l’Himalaya », déplore-t-elle.
L’océan de compassion dont a bénéficié le footballeur danois Christian Eriksen lors du Championnat d’Europe 2021 en est une illustration récente. Victime d’un arrêt cardiaque, il s’était effondré sur la pelouse. Une prise en charge rapide lui avait alors permis de s’en sortir.
Si l’un de ces footballeurs venait à mourir durant un match de Coupe du monde, cette nouvelle ferait rapidement la Une des journaux du monde entier. Une attention bien plus grande que celle portée aux 237 Népalais morts au Qatar en 2021 »
3,5 millions de travailleur·ses migrant·es
Ces inégalités de traitement envers les travailleur·ses migrant·es est une réalité que Smritee Lama ne connait que trop bien. Elle qui a été étudiante et travailleuse migrante au Japon pendant une courte période. Elle dont le mari a migré aux Émirats arabes unis pour travailler. Le Népal est un véritable pays de migration, qui tire 28 % de son revenu national de l’ « exportation » de main-d’œuvre dans des pays lointains. Sur une population de 29 millions d’habitant·es, le pays compte pas moins de 3,5 millions de migrant·es âgé·es de 17 à 40 ans. 60 % des familles comptent au moins un·e membre qui a migré pour travailler.
Environ 5 % de ces migrant·es sont hautement qualifié·es et migrent vers l’UE ou les États-Unis. Pour y parvenir, ils versent à des intermédiaires approximativement un million de roupies népalaises, soit 7.800 euros. 5 à 10 % émigrent au Japon ou en Corée du Sud. Les agences de recrutement facturent environ un demi-million de roupies népalaises, soit 3.900 euros, pour ces destinations. 80 % migrent vers les États du Golfe ou la Malaisie. Il s’agit dans ce cas de personnes moins qualifiées et plus vulnérables. Elles déboursent 200.000 roupies, soit plus de 1.500 euros, pour leur emploi. « Elles empruntent généralement cet argent et le remboursent ensuite avec les revenus de leur travail », explique Smritee Lama.
L’organisation syndicale GEFONT aide de nombreux·ses travailleur·ses de l’économie informelle au Népal. Mais elle déploie aussi son action hors de ses frontières. Au cours des trois dernières décennies, l’organisation a également apporté son soutien aux travailleur·ses migrant·es à l’étranger. Là où les syndicats sont autorisés, GEFONT conclut des accords avec les syndicats locaux afin que les Népalais·es soient également représenté·es.« Ce n’était pas évident au début, rapporte la responsable syndicale. En Corée du Sud par exemple, les migrant·es népalais·es étaient vu·es comme des voleurs d’emplois. Mais il faut savoir qu’en cas d’accident du travail dans une usine ou un chantier sud-coréens, ils et elles étaient dénué·es de droits au Nepal. »
Les déléguées et délégués syndicaux·ales sud-coréen·nes ont donc été invité·es au Népal par GEFONT. « Depuis lors, le syndicat coréen s’est montré disposé à protéger aussi les Népalais·es. La même approche a porté ses fruits en Malaisie et à Hong Kong, où l’organisation des travailleurs et travailleuses migrant·es Népalais·es est devenue une branche de la " Hong Kong Confederation of Trade Unions " », poursuit Smirtee Lama. Mais la question se pose quant à l’avenir du syndicalisme à Hong Kong, sur qui la Chine – où la liberté syndicale n’est pas garantie – exerce de plus en plus de pouvoir.
Le Qatar vient de très loin
Il en va de même dans la plupart des pays du Golfe, y compris le Qatar, rendant donc jusqu’il y a peu impossible tout travail de coopération entre le syndicat népalais et les syndicats locaux. Les travailleur·ses migrant·es s’y trouvaient donc dans une position très précaire, face à des employeur·ses tout-puissant·es, s’arrogeant le pouvoir de déterminer si leur employé·e était autorisé·e ou non à changer d’emploi ou à quitter le territoire. Cette pratique, connue sous le nom de système de kafala, a engendré de multiples abus. Les employeur·ses retenaient les passeports des travailleur·ses, qui se retrouvaient alors pieds et poings liés à leur patron·ne. S’il·elles se risquaient quand même à braver l’interdiction et changeaient de travail, il·elles pouvaient être arrêté·es par la police. Certains d’entre eux·elles se sont donc parfois retrouvé·es complètement coincé·es, sans travail et sans revenu, sans possibilité de rejoindre leur ancien employeur ni de quitter le pays.
Les employeur·ses pouvaient aussi rompre unilatéralement les contrats de travail. « Il est arrivé par exemple qu’on contrat signé par un travailleur au Népal, soit déchiré à l’arrivée au Qatar et remplacé par un nouveau contrat aux conditions plus mauvaises » détaille Smirtee Lama.
Elle évoque ensuite les « morts endormis », qui désigne ces jeunes travailleurs morts dans leur sommeil. « Cela n’arrive pas comme ça à de jeunes gens, à moins qu’ils n’aient dû faire trop d’efforts pendant la journée. Ils sont morts parce qu’ils ont dû travailler à des températures de 45 degrés ou plus ».
En saison estivale au Qatar, le travail extérieur n’est normalement pas autorisé durant les heures chaudes, mais pour la construction des stades, cette interdiction a été balayée d’un revers de main. « Ils étaient pressés, explique Jeroen Roskams, qui suit le dossier Qatar pour l’ONG belge WSM. La Confédération syndicale internationale (de loin la plus grande confédération internationale de syndicats représentant plus de 100 millions de personnes, ndlr) a par la suite qualifié ce système d’esclavage moderne, perpétué par le gouvernement qatari et avec la complicité de la FIFA. »
Visibilité
Smirtee Lama se bat depuis longtemps pour que les travailleur·ses migrant·es aient plus de droits. La Coupe du monde au Qatar constitue donc une étape importante pour elle, en raison des souffrances endurées, mais aussi du combat qui y a été mené. Une coalition mondiale de syndicats, l’Organisation internationale du travail (OIT) et plusieurs ONG n’ont cessé de dénoncer les abus en matière de droit du travail.« Il y a dix ans, par exemple, WSM a mis en place une coopération avec des partenaires tels que GEFONT au Népal », rapporte Jeroen Roskams. « Cette coopération a porté sur la formation et la préparation des migrant·es à leur départ à l’étranger, l’assistance juridique et la collecte de témoignages. C’est grâce à ces témoignages que nous avons pu plaider pour un changement au Qatar. Luc Cortebeeck, ancien président de la CSC et haut responsable de l’OIT a en effet utilisé ce matériel pour entamer les négociations et renforcer les requêtes de changement auprès des autorités qataries. »
Avons-nous oublié que toutes les vies se valent ? Même dans la mort, les inégalités sont aussi grandes que les montagnes de l’Himalaya.
Smritee Lama témoigne aussi de sa reconnaissance envers les médias internationaux qui ont soulevé ces questions. « Ils ont contribué à attirer l’attention sur ces problèmes, c’était essentiel ». Et d’espérer que les joueurs de la Coupe du monde prennent aussi leur responsabilité : « Il est important qu’ils fassent usage de leur pouvoir médiatique pour défendre les droits des travailleurs et travailleuses dans le monde. »
Au Qatar, GEFONT a mis sur pied des « groupes de soutien » pour ses membres partis travailler là-bas. « Ce sont des syndicats dans les faits, mais vu qu’ils sont interdits au Qatar, ils se rebaptisent " organisations socioculturelles" . »
En 2016, l’OIT avait émis une série de recommandations au Qatar. Au départ, le Qatar avait manifesté des résistances, pour ensuite assouplir sa position. Désireux de redorer son image en organisant la Coupe du monde, une mauvaise publicité n’était en effet pas stratégique... L’OIT a ainsi été autorisée à ouvrir un bureau à Doha afin de pouvoir contribuer à la mise en œuvre de ces changements.
Des progrès limités
Toute cette mobilisation a contribué à l’abolition du système de kafala. Désormais les travailleur·ses peuvent changer d’employeur·se ou quitter le pays plus facilement. « Ainsi, sur l’année 2021, 242.870 travailleurs et travailleuses ont obtenu l’autorisation de changer », indique Jeroen Roskams, précisant toutefois que « 99.814 demandes ont encore été rejetées. »
En 2021 toujours, un salaire mensuel minimum de 1.000 rials qataris, soit environ 240 euros, a été introduit. Cela vaut pour tou·tes les travailleur·ses migrant·es, peu importe leur provenance. Selon un rapport de l’OIT, quelque 280.000 personnes devraient recevoir désormais ce salaire minimum. À cela s’ajoutent les allocations pour le logement et la nourriture.
L’inspection du travail au Qatar a également été renforcée. Le respect de la nouvelle législation visant à limiter le stress thermique est désormais contrôlé. « 338 entreprises ont été fermées en 2021 parce qu’elles autorisaient encore leur personnel à travailler dehors en été », explique le coordinateur-Asie de WSM.
Cela montre que sur les 2 millions de personnes issues de la migration travaillant au Qatar, tous et toutes ne bénéficient pas encore de ces progrès. « Si les choses s’améliorent dans le secteur de la construction, dans d’autres comme celui du travail domestique, la situation demeure particulièrement précaire. « On ne change pas la mentalité des employeurs et employeuses du jour au lendemain. Certain·es considèrent encore leur personnel comme des citoyen·nes de troisième classe, voire comme des esclaves », poursuit-il.
Et après la Coupe du Monde ?
Smirtee Lama reconnait également que le chemin à parcourir est encore long. Il y a quelques années encore, un membre de GEFONT a été expulsé du pays. « Il a été détenu et nous sommes restés longtemps dans l’incertitude quant à son sort. Nous avons craint le pire. Quand il a finalement été expulsé du pays, sa famille a pu respirer à nouveau. »« Certains employeurs se dérobent aussi. Par exemple, ils versent les salaires sur les comptes de leur personnel, mais possèdent également eux-mêmes une carte bancaire qui leur permet de récupérer ces salaires après le contrôle de l’inspection du travail. »
La pandémie a également montré à quel point les migrant·es restent vulnérables, malgré les changements législatifs. « En 2020 et 2021, de nombreux travailleurs ont voulu retourner au Népal », explique la syndicaliste. Mais beaucoup n’ont pas osé. Je me souviens d’un homme qui me disait : « Le covid peut me tuer ici, mais si je rentre, c’est mon prêt qui me tuera ».
L’homme faisait ainsi référence à l’emprunt qu’il a contracté pour travailler au Qatar. « Officiellement, le visa pour le Qatar coute 10.000 roupies (environ 80 euros) . Mais sous la table, les intermédiaires demandent jusqu’à 100.000 roupies ou plus. Le remboursement de cette somme met beaucoup de pression sur les gens. » La responsable syndicale reconnait donc que le problème ne se pose pas seulement au Qatar, mais aussi au Népal.
La grande question est aussi de savoir ce qu’il restera de ces relatifs progrès réalisés au Qatar une fois la Coupe du monde terminée.« Les dirigeants qataris peuvent tout changer à nouveau », prévient Smirtee Lama. Il ne s’agit pas d’accords contraignants au niveau international, mais de lois nationales qui peuvent facilement être abolies une fois que l’attention des médias diminue. Si la Convention 155 de l’OIT sur la sécurité et la santé au travail avait été adoptée par le Qatar, nous aurions eu plus de poids. Mais ce n’est pas le cas actuellement. » #
> John VANDAELE, Journaliste www.mo.be – Mondiaal Nieuws Traduction par nos soins
1. NDLR. Le masculin sera utilisé pour le secteur de la construction. Mais les travailleurs issues de la migration travaillant au Qatar, tout comme leurs employeurs, comptent aussi bien des femmes que des hommes.
© Guy Puttemans/WSM