Chercheuse en communication à la Loughborough University London, Ana Cristina Suzina s’est rendue dans la communauté indigène de Sarayaku, dans la province de Pastaza, en Équateur pour réaliser une enquête de terrain. Elle s’intéresse à la Déclaration Kawsak Sacha et aux stratégies de la communication populaire qui transforme l’imagination politique en voix politique. Parmi ses premières observations : le rire de ce peuple. Comment le comprendre alors que la vie des Kichwas est particulièrement dure ? Pistes de réflexion.
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En descendant la rivière Bobonaza 1 la pluie tombait tellement fort que mon poncho était trempé. Je gardais la tête baissée, pour ne pas sentir les gouttes sur mon visage, accélérées par le vent et la vitesse du bateau. La jeune femme à côté de moi, sans poncho ni chapeau, vidait l’eau qui s’était accumulée au fond du bateau avec un pot en plastique. Tout cela semblait un peu chaotique, improvisé, peut-être même dangereux. Je regardais Nelson 2, debout sur la proue du bateau, qui sondait le lit de la rivière avec un long bâton en bois. Il souriait. Il a suffi que la pluie se calme un peu pour que la conversation s’anime alors entre les Kichwas 3 qui se trouvaient sur le bateau. Du sourire, ils sont passés au rire et même aux éclats de rire. Il était évident que leur humeur était d’une toute autre nature que la nôtre. Que leur façon de faire face à la vie était différente, plus légère, plus joyeuse si j’ose dire.
J’allais d’étonnement en étonnement. Un peuple violemment attaqué, dans un territoire fortement menacé, mais qui garde le sourire. Je ne comprends pas un mot de Kichwa, mais le ton des conversations laisse présager de la bonne humeur, une sorte d’exaltation et un état d’esprit confiant.
Ils rient beaucoup pendant leurs échanges confraternels autour d’une chicha 4. Ils rient facilement aux histoires des autres, un rire presque innocent... Le rire de celui qui garde la capacité à se laisser séduire par les choses simples de la vie – comme les bruits inventés par Rosa pour imiter les animaux de la forêt.
Mais avant que ce récit ne prenne des allures « d’aide pour soi-même » sur le pouvoir du rire, il me faut préciser que ce vestige d’innocence n’est pas du tout aliénant. Cela vient d’ailleurs. Cela pourrait provenir de l’horizon politique de l’idée de pauvreté ou du sentiment partagé de lutte, ou probablement des deux.
Dans une interview, le Kuraka 5 Mario Yaucen Renache évoque l’invention de la pauvreté comme un projet visant à maintenir les gens dans l’insatisfaction et, par conséquent, les faire consommer des choses dont ils n’ont pas besoin comme si cela pouvait les sauver de cette pauvreté.
Il est vrai qu’à Sarayaku, la plupart des maisons n’ont pas l’électricité, d’eau courante ou d’installations sanitaires. Mais la conversation avec Mario suggère une distinction claire entre ce qui constitue la juste lutte pour l’accès aux droits et à une vie décente, d’une part, et des propos qui soutiennent une vision associant pauvreté et simplicité pour motiver la consommation, d’autre part.
D’avoir vécu une période avec les Kichwas de Sarayaku, je fais l’hypothèse que s’ils rient c’est parce qu’ils trouvent réellement de la joie dans les choses simples de la vie : être en famille, partager la chicha, avoir une bonne terre pour planter et récolter des bananes et du manioc, apprendre à connaitre les plantes qui les maintiennent en bonne santé, s’approprier du temps pour partager leur existence avec la nature et tous les êtres visibles et invisibles. Et puis parce que le rire est aussi une sorte d’alliance qui les maintient unis dans la lutte pour les droits auxquels ils veulent accéder : principalement, le respect de leur territoire et de leur culture, l’accès aux biens et services publics comme n’importe quel citoyen.
Le sourire de Sarayaku m’a rappelé de nombreuses autres communautés blessées dans leur dignité que j’ai appris à connaitre à travers mon travail de journaliste et de chercheuse au cours des 20 dernières années. Je me suis souvenue de leurs chansons, des petits gestes de gentillesse, de leur prise de conscience, de leur foi et de leur force.
Ce sourire n’est cependant pas un palliatif de la douleur et des manques, car ceux-ci sont à juste titre pleurés et problématisés. Il n’est pas non plus l’expression même d’une résilience intellectuellement fabriquée comme un remède qui expliquerait la capacité de supporter et de résister des populations appauvries. Ce n’est pas non plus le sourire du «bon Indien», comme l’image idéalisée de l’indigène docile qui accepte de se soumettre au colonialisme du corps et de l’esprit.
Le sourire de Sarayaku est révolutionnaire, car il reconnait la valeur de ce qui est considéré comme pauvre ou dépassé ; il reconnait la valeur de ce qui a vraiment un sens pour ces communautés. Il est aussi révolutionnaire parce qu’il humanise la lutte, en la rendant supportable dans la réciprocité de l’indignation et de l’espoir, et en forgeant ce mélange qui rappelle en permanence le sens de ces efforts.
Le sourire de Sarayaku est un symbole de résistance dans un monde dépourvu de sens. Il ne doit pas être perçu exclusivement comme l’expression de la manière d’être d’un peuple – bien qu’il soit un élément déterminant de l’identité même de ce peuple comme sujet de son histoire. Il ne peut être compris qu’avec les clés données par leur réalité. Il est ainsi une invitation faite à chaque personne à réaliser une sorte de purification, qui permet de reconnaitre et de valoriser ce qui compte vraiment pour vivre une vie digne ainsi que de reconnaitre la diversité des formes de vie. #
Le Peuple original Kichwa de Sarayaku
Le peuple original Kichwa de Sarayaku est situé en Amazonie équatorienne (province de Pastaza), dans le cours moyen du bassin de la rivière Bobonaza. Il est composé de sept centres communautaires sur un territoire d’environ 135.000 hectares. 95 % du territoire de Sarayaku est constitué de forêt primaire, avec une grande biodiversité. Sarayaku a la vision et la mission de « préserver et d’utiliser durablement les ressources naturelles de son territoire, de renforcer le Sumak Kawsay (vie en harmonie) et d’assurer la continuité du Kawsak Sacha (Jungle Vivante) ».
(*) Leverhulme Early Career Researcher à l’Institut des Médias et Industries Créatives de la Loughborough University London
© Ana Cristina Suzina