Flexicurité, politique d’emploi, formation tout au long de la vie... Le fameux modèle danois peut-il inspirer la Belgique en matière de politiques d’emploi et de formation pour améliorer les performances de son propre marché de l’emploi ? Si le système semble impossible à transposer en tant que tel, il reste néanmoins des enseignements à tirer de l’approche danoise. Explications 1.
Le système social danois s’est mis en place dès la fin du XIXe siècle. Les interlocuteurs sociaux comme le monde politique se réfèrent volontiers à un document comparable au Pacte social belge de 1944, mais qui date de 1899... et qui, contrairement au Pacte belge, a été réellement signé par l’ensemble des organisations concernées.
Caractéristiques du système danois
Traduit en termes belges, le système se caractérise par trois éléments fondamentaux.
Premièrement, une protection sociale offrant des allocations qui assurent non seulement un minimum vital, mais un taux de remplacement très honorable. Par comparaison, les allocations de chômage belges sont calculées sur la base d’une rémunération conçue assez étroitement, et avec un plafond assez bas. Pour les salaires moyens des ouvriers et des employés qualifiés (sans parler des cadres), une mise en chômage entraîne toujours une importante perte de revenu, surtout si le chômage se prolonge.
Deuxièmement, un système élaboré d’aide au reclassement professionnel. Celui-ci ne se distingue guère du système belge quant à la nature des dispositifs proposés (coaching, formation professionnelle, emplois subsidiés, aide à l’installation comme indépendant, etc.). Mais il est d’une ampleur considérablement plus importante. Cela n’est peut-être pas étranger au fait que ces services, localisés dans les communes 2, mais « monitorés » par l’État central, regroupent en fait l’équivalent des services belges de l’emploi et de la formation professionnelle (Actiris-BF, Forem, VDAB…), mais aussi les services d’insertion des CPAS et les services des agences d’insertion sociale des personnes handicapées.
Nos interlocuteurs avouent toutefois qu’en dépit du monitoring par l’État, ces services sont de performances inégales, soit en fonction de facteurs propres à l’administration communale, soit en fonction de la sociologie des habitant·es, des possibilités d’emploi dans la commune, etc.
La commune que nous avons visitée, considérée comme l’une des plus performantes, est une commune d’environ 70.000 habitant·es dans la banlieue nord de Copenhague, siège de la société pharmaceutique Nordisk et de nombreuses autres entreprises.
Troisièmement, des relations de travail remarquablement peu réglementées. La sécurité offerte par le système social au long de la carrière professionnelle remplace celle offerte par le droit du travail vis-à-vis d’un employeur déterminé. Le droit du licenciement est peu élaboré. Le temps de travail est déterminé surtout par des accords collectifs. Il n’y a pas formellement de salaire minimum.
À noter que s’il existe, comme en Belgique, un système élaboré de résolution des conflits de travail, le droit d’action collective est un des plus libéraux (larges) d’Europe. Par exemple, il est considéré comme légitime de bloquer un chantier d’une entreprise étrangère qui détache du personnel au Danemark sans respecter les barèmes salariaux des accords collectifs, bien que ceux-ci n’aient pas, au sens juridique, de force obligatoire 3.
La flexicurité à la danoise
Ce système dit de flexicurité bénéficie d’un consensus apparemment très large parmi les interlocuteurs sociaux et le monde politique.
Il présente l’avantage d’une grande réactivité du marché de l’emploi aux évolutions économiques : les entreprises licencient facilement, ce que les travailleur·ses ne ressentent pas comme un drame, puisqu’il·elles bénéficient d’une sécurité d’existence en attendant de retrouver du travail et par ailleurs d’un soutien apparemment efficace pour les y aider ; les entreprises trouvent (plus) facilement (qu’en Belgique) la main-d’œuvre dont elles ont besoin.
Il existe d’ailleurs une très grande mobilité de la main-d’œuvre : chaque année, plus de 25 % des travailleur·ses danois·ses changent d’emploi, soit par suite d’une fin de contrat provoquée par l’employeur, soit par leur propre démission. La moitié environ des travailleur·ses concerné·es retrouvent un emploi à très court terme sans devoir faire appel aux services publics de l’emploi. Si les allocations de chômage sont payables pendant deux ans, la durée moyenne du chômage est en fait de trois mois.
À noter que si la « flexicurité » ne caractérise pas le système belge dans son ensemble, certains secteurs ou métiers fonctionnent dans une logique assez proche. Tel est le cas du secteur de la construction, où des règles plus souples en matière de licenciement et une assez grande facilité de mettre le personnel en chômage temporaire coexistent avec une « sécurité d’existence » étendue offerte par le fonds sectoriel en complément de la sécurité sociale. Tel est le cas aussi des ouvriers portuaires, liés par des contrats journaliers, offerts par le biais d’une bourse du travail disposant du monopole des offres d’emploi, et qui bénéficient d’allocations de chômage à des conditions de faveur.
Un système exportable chez nous ?
Vu dans sa globalité, on dira que le système est produit de l’histoire sociale du Danemark, qui n’est pas celle de la Belgique.
Il faut d’ailleurs mesurer la possibilité d’isoler le système relatif au marché de l’emploi d’autres caractéristiques, comme les taux de prélèvement respectifs des salariés et des indépendants.
Sans avoir pu le vérifier récemment, il semble bien qu’exprimé en % du PIB, le total des sommes consacrées en Belgique à l’assurance chômage, aux indemnités de maladie et au reclassement professionnel, en y incluant les dispositifs relevant de l’assistance (CPAS, personnes handicapées) soit du même ordre de grandeur que les dispositifs équivalents au Danemark.
Mais, d’une part, la répartition est différente :
– l’assurance chômage coûte beaucoup moins cher, malgré que ses allocations soient sensiblement plus élevées, en raison de la quasi-inexistence du risque de chômage de longue durée ;
– l’assurance maladie couvre sans doute plus de monde, en raison de critères plus souples de reconnaissance de l’incapacité de travail, aboutissant à indemniser dans ce cadre des personnes relevant chez nous du chômage ;
– les aides au reclassement sont considérablement plus développées.
Et d’autre part, le Danemark, comme les autres pays scandinaves, a une séparation moins rigide entre les salariés et les indépendants et, dès lors, entre la sécurité sociale au sens strict et l’assistance. Ceci est lié au fait que la protection sociale est financée principalement par l’impôt, sans différence substantielle entre salariés et indépendants, contrairement à la situation belge en ce qui concerne les cotisations sociales.
Quoi qu’il en soit, le système doit être accepté ou rejeté dans son ensemble. C’est le taux élevé des revenus de remplacement et l’investissement important en accompagnement qui rendent socialement acceptable la quasi-absence de protection contre le licenciement. C’est le faible taux de chômage (favorisant la position de négociation des travailleurs) et l’efficacité des dispositifs d’aide à l’emploi qui rendent acceptables les sanctions dures à l’encontre de ceux qui ne s’inscrivent pas dans le système.
Ce qui n’empêche que certaines idées peuvent être glanées çà et là.
Tout d’abord, les services de l’emploi ne se contentent pas de recueillir les offres d’emploi et de les diffuser sur la base de la déclaration de l’employeur. Ils agissent activement pour essayer de faire s’accorder l’offre et la demande d’emploi, au besoin en conseillant l’employeur d’adapter son offre et/ou son organisation du travail.
Ensuite, il existe une possibilité souple de combiner une allocation sociale avec le revenu d’une activité incomplète (temps partiel, travail intermittent). Les modalités ne semblent pas très différentes de ce qui existe en Belgique en matière d’assurance maladie, mais contrastent avec la lourdeur paperassière et la complication de la réglementation du chômage.
Sans que nous ayons été informés des détails, il résulte des explications de nos interlocuteurs que les travailleur·ses peuvent également bénéficier d’allocations de chômage suite à une démission, sans sanction pour « chômage dû au propre fait ». C’est évidemment lié à la prise en charge très rapide qui suit. Cela contraste avec le système belge, qui condamne les travailleur·ses insatisfait·es de leur emploi, sans cependant que cet emploi soit considéré comme « non convenable » au sens de la réglementation, à négocier « un bon C4 » avec leur employeur… ou à laisser se détériorer leur état de santé jusqu’à être déclarés inaptes par le médecin du travail.
De plus, le système social, particulièrement le montant des allocations de chômage, offre la base d’un « revenu de formation », indispensable s’il s’agit de concrétiser la notion de « formation tout au long de la vie » au profit de personnes qui ne sont pas à l’emploi, et sont engagées dans un processus de formation d’une certaine durée. La défiscalisation des indemnités de formation professionnelle et l’élargissement des possibilités de cumuls avec les allocations de chômage, récemment décidés par le gouvernement fédéral belge, permettent enfin de revaloriser ces indemnités sans risquer qu’elles soient mangées par les impôts ou déduites de l’allocation sociale.
Ajoutons encore que le système très poussé de formation à charge des entreprises est délibérément orienté vers la carrière, autrement dit assume le risque que le·la travailleur·se, après avoir suivi la formation offerte, quitte l’entreprise. Ceci est particulièrement positif dans des emplois ou des secteurs où il est quasi impensable de travailler pendant toute une carrière (titres-services, puéricultrices, etc.), et où une formation bien pensée devrait permettre d’évoluer dans sa carrière en changeant de métier, voire de secteur.
Enfin, il résulte des explications données que les revendications qu’on entend de façon récurrente en Belgique, de meilleure articulation entre l’enseignement au sens habituel du terme, la formation en alternance, la formation professionnelle et les divers autres dispositifs de formation… sont réalisées au Danemark. Il ne s’agit pas ici de logique de système, mais simplement d’esprit de collaboration.
D’autres caractéristiques du système danois posent question eu égard aux valeurs belges. Par exemple, les services de l’emploi semblent travailler sur la base d’une relation de confiance étonnamment peu réglementée ou formalisée selon les normes belges. L’esprit est d’offrir un accompagnement sur mesure, adapté aux besoins de l’individu, sans s’encombrer de classifications, de grilles de screening, de critères d’emploi convenable, etc.
Selon la présentation qui nous en a été faite, les services concernés sont essentiellement « orientés solutions » pour les demandeurs d’emploi comme pour les employeurs, et fondamentalement bienveillants vis-à-vis des uns comme des autres. Ils disposent tout de même du pouvoir redoutable de priver de toute allocation, sans aucun filet de sécurité, les demandeur·ses d’emploi qui refusent de s’inscrire dans la démarche proposée. Nous n’avons pas pu vérifier lors de notre visite si l’apparent consensus qui entoure cette caractéristique, y compris de la part des organisations syndicales, est réellement partagé par ses destinataires directs.
Un consensus social lié au refus de l’altérité ?
On notera aussi (et cela fait aussi partie du « système danois ») la politique migratoire très dure du Danemark, qui a obtenu en son temps de ne pas participer à la politique européenne, pourtant peu audacieuse en la matière. Le ministre de l’Immigration qui nous a accueillis en suppléance du ministre de l’Emploi, en congé de paternité (!), bien que lui-même d’ascendance éthiopienne par son père, est connu pour des positions intransigeantes, notamment son objectif de ramener à zéro le nombre de demandeur·ses d’asile. Actuellement élu social-démocrate, il a commencé sa carrière au parti social populaire, plus à gauche, et plus environnementaliste que les sociaux-démocrates, mais aussi adversaire de l’adhésion du Danemark à la CEE. La mentalité dominante semble favoriser l’assimilation des étrangers à une culture danoise blanche et protestante. À l’exception du ministre précité, aucune des personnes rencontrées pendant le séjour n’était visiblement d’origine non danoise. La délégation belge, par contraste, comprenait une ministre wallonne et une chef de cabinet bruxelloise d’origine italienne...
Paul PALSTERMAN, Secrétaire régional bruxellois de la CSC
1. Cette note n’est pas un compte-rendu analytique de la visite royale qui s’est déroulée du 25 au 27 octobre 2021, ni des discours entendus ou de la documentation reçue. Il s’agit en quelque sorte de conclusions personnelles, directement orientées vers les leçons à tirer en Belgique.
2. Il y a 94 « job centres » pour 98 communes. Certains services sont donc communs à plusieurs communes.
3. Cet exemple est explicitement mentionné dans la brochure commune du Ministère de l’Emploi, de la Confédération des employeurs et de la Confédération syndicale, malgré la jurisprudence européenne qui semble interdire ces pratiques.