Le 11 mai dernier marquait les dix ans de la création de la Convention d’Istanbul, le premier traité européen consacré à la lutte contre les violences à l’égard des femmes et les violences domestiques. La Belgique a ratifié cette convention en 2016, rejoignant ainsi les autres pays signataires. Quelles sont les implications de cette convention et comment évolue le débat autour des violences faites aux femmes dans notre pays ? Éclairage.
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Convention d’Istanbul en quelques mots
Créée en 2011 par le Conseil de l’Europe, la Convention d’Istanbul fixe des normes globales pour prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Signée par 33 pays, il s’agit du premier instrument juridiquement contraignant au niveau européen, offrant un cadre juridique complet pour la prévention de la violence, la protection des victimes et la fin de l’impunité des auteurs de violences. Cette convention se déploie autour de 4 axes principaux :
– Prévention
– Protection
– Poursuites
– Politiques intégrées
Un organe d’experts indépendants, le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), est chargé de surveiller la mise en œuvre de la convention dans les différents pays signataires.
Cette convention est une première dans son genre, pourquoi ?
Tout d’abord, la Convention d’Istanbul envisage toutes les formes de violences faites aux femmes en les considérant comme des violences systémiques c’est-à-dire comme l’expression du système patriarcal dans lequel nous sommes. Que ce soit à la maison, dans l’espace public, qu’il s’agisse de violences sexuelles, physiques ou morales… toutes ces violences faites aux femmes le sont parce qu’elles sont des femmes dans un système patriarcal. L’intérêt de cette convention est de pouvoir offrir une lecture cohérente des violences à l’égard des femmes. Si cette lecture a été bien cadrée dès le départ, c’est entre autres grâce aux précieux apports des travailleur·ses de terrain et des associations féministes qui ont été impliquées dans la création de ce texte. Ces différents acteurs ont amené leur expertise sur la réalité des violences faites aux femmes et sur la manière de les combattre. Cette lecture systémique de la situation qui, dans les faits, n’est pas encore largement partagée à travers les États signataires demande, par conséquent, d’adopter de nouveaux moyens d’intervention. Pour Vie féminine, c’est une lecture plus adaptée à la réalité et donc une intervention plus adaptée à la réalité également. C’est un point fort de cette convention.
Ensuite, la Convention d’Istanbul est contraignante. Concrètement, cela veut dire que les pays qui choisissent de la ratifier sont tenus de l’appliquer par la suite. Mais comme cette convention n’existe que depuis 2011, il est difficile de savoir à ce stade ce qui se passe si jamais un pays signataire ne l’applique pas. En théorie, un recours à la Cour européenne des droits de l’homme est possible, mais cela n’a encore jamais été expérimenté. À ce jour, le seul mécanisme de surveillance du traité c’est le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO). Ce groupe d’experts se rend dans les pays signataires afin de voir si la convention est bien appliquée et, ensuite, émet un rapport avec des recommandations, ce qui a été fait en septembre 2020 pour la Belgique.
Pourquoi certains pays sortent ou menacent de sortir de cette toute nouvelle convention ? 1
Je pense que pas mal de pays ont ratifié cette convention sans vraiment se rendre compte de ce que devenir signataire impliquait concrètement. S’afficher contre les violences faites aux femmes en signant une convention, en soi, ça ne mange pas de pain. Mais le retrait de la Turquie et le projet de retrait de la Pologne soulignent aussi autre chose : cette convention peut être un réel levier pour les mouvements féministes qui gagnent en puissance et ça commence à déranger. Depuis plusieurs années les mouvements féministes se renforcent et ce partout dans le monde. Il y a des victoires ainsi que des avancées dans divers domaines, mais, en même temps, on rencontre aussi de plus en plus une résistance réactionnaire opposée à tout ce changement. Le mouvement féministe s’organise, notamment en s’appuyant sur un texte comme celui de la Convention d’Istanbul. Ce qui se trouve dans la convention, cela fait des années que le mouvement féministe le dit, mais que personne ne l’écoute. Mais cette fois-ci, c’est différent. Le fait que la Convention d’Istanbul soit un traité international du Conseil de l’Europe permet un support plus institutionnel aux revendications contenues dans le texte et légitime ainsi la parole féministe avec des arguments d’autorité. Elle nous aide donc réellement à faire avancer le combat.
Le retrait de la Turquie montre aussi à quel point cette convention peut être utile pour mettre en lumière et dénoncer l’hypocrisie de certains États qui se disent contre les violences faites aux femmes puis qui reviennent sur leur parole en quittant la convention. Et puis, c’est également une réaction à laquelle on pouvait s’attendre. Quand il y a une avancée dans les droits des femmes, il y a toujours des réactionnaires en face qui tentent de revenir en arrière. Ce sont des guerres d’usure : il faut sans cesse maintenir la pression et ne pas se laisser décourager. Parce que ce retrait peut aussi renforcer les mouvements féministes qui n’envisagent pas de se laisser faire.
Comment évolue le débat en Belgique autour des violences faites aux femmes ?
On sent vraiment qu’il y a une fenêtre d’opportunité qui est ouverte actuellement. Ces cinq dernières années en Belgique, les associations et collectifs féministes s’organisent de manière croissante. Depuis 2017, il y a une grande manifestation annuelle le 25 novembre contre les violences faites aux femmes. Depuis 2018, la grève internationale des femmes du 8 mars s’est implantée dans notre pays. On parle de plus en plus de la question des féminicides qui génère un réel débat médiatique, sociétal et maintenant aussi politique. Il y a eu également la vague internationale de #metoo qui a touché la Belgique et les échos des mouvements féministes très actifs dans plusieurs pays du monde. Cette conjoncture d’éléments a aidé à amener la question des violences à l’égard des femmes dans le débat public et a permis d’avoir un écho plus important auprès de la population. Ce retour en force des féministes a également inspiré une nouvelle génération. Il y a une forte mobilisation des jeunes aujourd’hui dans le combat féministe.
Sur la question des féminicides, ce sont les associations de terrain qui ont décidé d’alerter les médias sur le sujet. Au final, ça amène à un débat sur ce qu’est un féminicide, et sur le fait que les violences faites aux femmes peuvent amener jusqu’au meurtre d’une femme. C’est choquant et ça apporte une sorte de soutien populaire qu’on n’aurait sans doute pas pu avoir si on parlait des violences faites aux femmes de manière un peu plus abstraite. En tant que mouvement féministe, notre rôle c’est de récupérer ce soutien populaire pour pouvoir politiser la question des violences faites aux femmes et aller plus loin dans notre combat.
Nos représentants politiques sont-ils sensibles à cette évolution ?
On remarque que, depuis 2019, les politiques commencent à s’emparer de la question des violences faites aux femmes et ils réagissent de différentes manières, notamment avec l’adoption de motions communales ou des propositions de loi. Cependant, nombre de ces propositions de loi sont conçues dans une optique plutôt sécuritaire et répressive, car c’est ce qui fonctionne le mieux en termes d’opinion publique. Ces types de propositions de loi ont pour principale préoccupation d’augmenter les plaintes ou les peines de prison. Il y a pourtant énormément de travail à faire dans le sens de la prévention des violences pour travailler en amont de celles-ci et faire en sorte qu’elles ne se produisent pas.
D’un côté, c’est déjà très positif d’avoir une réaction politique sur cette thématique. C’est une véritable reconnaissance de la situation. Mais, d’un autre côté, le but pour Vie féminine et d’autres associations féministes de terrain, c’est de traduire tout cela en lois progressistes, orientées vers les besoins des femmes victimes et visant à faire diminuer réellement les violences. Et la réponse se trouve en grande partie dans une meilleure prévention. Quelques exemples : des mesures préventives pourraient toucher les médias sur le fait d’aborder et de parler différemment des violences ; ça pourrait également cibler l’enseignement où l’on pourrait réviser tous les programmes scolaires pour apprendre le respect, l’égalité homme-femme, etc. Il faudrait également faire de la prévention envers tous les hommes, pas forcément juste envers les hommes violents.
Que demandez-vous en termes de protection des victimes ?
Vie féminine, comme les autres associations et services mobilisés, réclament plus de moyens pour les acteurs de terrain, dans le domaine de l’associatif et des services spécialisés. Ces acteurs de terrain peuvent prendre le temps nécessaire pour à la fois accompagner les victimes des violences, mais également accompagner les auteurs. Ces accompagnements spécifiques des auteurs permettent de faire baisser la dangerosité des violences. C’est donc aussi un outil de protection des victimes qui permet de détecter une situation potentiellement dangereuse et tenter de calmer le jeu sans l’intervention de la police. Ça veut dire qu’à travers un travail social, on peut aussi faire de la protection et de la prévention, et ça, c’est extrêmement important. Dans la lutte contre les violences faites aux femmes, Vie féminine insiste beaucoup sur ce point-là : il faut donner plus de moyens aux associations spécialisées de terrain pour l’accompagnement des victimes et le suivi des auteurs. Et, bien sûr qu’en parallèle la police et la justice fassent également leur travail de protection des victimes et de poursuite des auteurs, mais à ce niveau, on est encore très loin du compte face à des institutions qui ne sont pas là pour nous : les préjugés et comportements sexistes et racistes au sein de la police et de la justice sont réguliers, bien connus et tolérés, ce qui n’inspire pas confiance.
Les femmes migrantes et les demandeuses d’asile bénéficient-elles aussi des mesures ?
Effectivement, sur papier la Convention d’Istanbul s’applique à toutes les femmes sans discrimination et sans tenir compte de leur statut. Pourtant, cette partie qui concerne le statut de la femme est problématique pour beaucoup des pays, parce que ça entre en contradiction avec leur politique migratoire. C’est notamment le cas en Belgique. En théorie, les femmes sans-papiers et migrantes ont les mêmes droits que les autres femmes via la Convention d’Istanbul, mais, dans les faits, ce n’est pas la même chose. Par exemple, c’est très difficile pour les femmes sans-papiers d’avoir accès aux refuges pour les femmes victimes de violences. Ces refuges sont subsidiés par les Régions qui imposent dans les critères de subsides d’atteindre un certain taux d’occupation. Le problème c’est qu’on ne peut pas comptabiliser les femmes sans-papiers dans ce taux d’occupation, car elles n’ont officiellement pas de revenus ni d’appuis du CPAS pour contribuer à leur hébergement. Du coup, les accepter dans un refuge, c’est faire baisser le taux d’occupation et potentiellement perdre des subsides. Autre exemple : pour une femme en regroupement familial, c’est le mari ou parent régulier en Belgique qu’elle rejoint qui ouvre le droit au séjour. Si elle porte plainte contre lui pour violences et qu’elle n’est pas ici depuis plus de cinq ans, la femme perd son droit au séjour. En cas de violence, les femmes en séjour précaire vont plus difficilement appeler la police également, notamment par crainte d’une expulsion. Dans les faits, elles n’ont pas du tout les mêmes droits que les autres femmes.
Quelles sont les limites de la Convention d’Istanbul en Belgique ?
Pour connaître ses limites, il faudrait déjà qu’on l’utilise vraiment. En Belgique, la situation des violences faites aux femmes est tellement déplorable que si on se bornait à appliquer cette convention, cela représenterait déjà une grande avancée. Et ce n’est, hélas, pas le cas. Vie féminine a réalisé un travail avec d’autres associations, afin de déterminer quels articles de la convention étaient réellement mis en œuvre dans notre pays. Et le résultat est accablant : si on met de côté les articles généraux, il n’y a que 20 % des articles plus concrets qui sont appliqués. Les 80 % restants ne sont pas appliqués du tout ou sont mal appliqués. Il reste donc énormément de travail pour que cette convention soit effective en Belgique. C’est un outil important, mais qui n’est efficace que s’il est activé. En tant qu’association féministe, on souhaite bien entendu aller plus loin et développer une lecture critique de cette convention pour que, à travers la lutte contre les violences faites aux femmes, on arrive aussi à changer les rapports de pouvoirs pour construire une société égalitaire, solidaire et juste.
Propos recueillis par Élodie JIMÉNEZ
Crédit photo : Marche mondiale des femmes
1. La Turquie, premier pays a avoir signé et ratifié la convention en 2011 est aussi le premier à l’avoir quitté. C’était en mars dernier. La Pologne menace également de sortir de la convention.