pexels magda ehlers 3722212En Wallonie, un fournisseur d’énergie peut décider unilatéralement et sans contrôle judiciaire de limiter et de suspendre l’accès à l’énergie d’un ménage, pour simple raison de dette estimée de gaz ou d’électricité. Pourtant, disposer d’énergie en suffisance est indispensable pour rendre effectif le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Et sanctionner un droit doit passer par la justice. Mais les choses pourraient changer bientôt. Il était temps !

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Le 14 octobre dernier, six députés wallons ont déposé une proposition de décret 1 qui pourrait contribuer à un changement notable dans les mentalités, tant on a été habitué·es, depuis la libéralisation, à considérer l’énergie comme une simple marchandise soumise aux lois de l’offre et de la demande, plutôt que comme un bien essentiel pour vivre décemment.

Plus de coupures sans décision de justice

Cette proposition veut modifier une série d’articles dans le décret qui régit le marché wallon de l’électricité, afin d’« imposer la décision d’un juge de paix avant toute coupure de fourniture d’électricité et de supprimer le dispositif des compteurs à budget, tout en permettant au juge de paix d’imposer le placement d’un compteur communiquant avec option de prépaiement ».
Actuellement, en Région wallonne, lorsqu’un ménage ne paie pas sa facture de gaz ou d’électricité, et après l’envoi d’un rappel puis d’une mise en demeure, son fournisseur peut demander au gestionnaire de réseau de distribution (le GRD) de placer un compteur à budget (CàB).
Le CàB fonctionne avec un système de prépaiement au moyen d’une carte à recharger 2. Tant que le ménage dispose d’argent sur cette carte, il peut consommer de l’énergie. Sinon, il est privé de fourniture jusqu’au prochain rechargement. Autrement dit, il est coupé. Et si, pour une raison ou une autre, il n’a pas donné accès à son compteur au gestionnaire du GRD venu placer le compteur à budget, il est présumé l’avoir refusé. Il est alors également coupé sur simple décision du fournisseur, sans que la justice ait statué et sans objectivation de la situation.
C’est que l’intention première du législateur wallon au moment d’établir des obligations de service public à caractère social pour le marché de l’électricité, était d’éviter à tout prix non pas la coupure, mais bien l’endettement. La CWaPE 3 le rappelle d’ailleurs dans son rapport de 2019 4 : « Les obligations de service public à caractère social ont pour objectif principal de limiter l’endettement des clients résidentiels vulnérables, mais aussi de les accompagner, sans les déresponsabiliser, dans la gestion de leur dette et de leur consommation d’énergie tout en leur garantissant un accès aux besoins de base en énergie qui permet à tout un chacun de vivre dans la dignité ».

Cette préoccupation fait écho à la vision de la FEBEG, la Fédération des entreprises électriques et gazières de Belgique, pour qui le système de prépaiement permet aux ménages précarisés de « renouer avec une forme de contrôle de leur budget » 5.
Une facture d’énergie non payée serait donc principalement le fait d’une mauvaise gestion budgétaire de la part de ménages qui doivent dès lors être « accompagnés » et « responsabilisés ». À l’époque de sa mise en route, la Région wallonne avait aussi clamé haut et fort sa conviction que le dispositif des compteurs à budget allait mettre fin aux coupures.
Le compteur à budget, outil d’exclusion sociale
Dans les faits, il n’en est rien. Car cette vision linéaire, voire simpliste, fait injure à la réalité, plurielle, complexe, et le plus souvent exténuante, des ménages qui subissent la précarité énergétique – soit un sur quatre en Wallonie (27,6 %), d’après les derniers chiffres du baromètre de la Fondation Roi Baudouin 6.
La précarité énergétique est fonction du prix de l’énergie, de l’état du logement ou du revenu, les trois facteurs étant souvent liés. Avec un revenu insuffisant, on ne peut pas gérer un budget : on doit choisir entre deux urgences, deux budgets, et se priver. Ainsi 450.000 personnes en Belgique ne peuvent se chauffer, cuisiner, s’éclairer, se connecter... à la mesure de leurs besoins.
Le compteur à budget, qui ne peut ni mesurer si le frigo ou le lave-linge est énergivore ni tester l’humidité des murs, sert uniquement à adapter la consommation aux moyens du ménage. Appliqué à l’énergie, besoin essentiel, il est un outil d’exclusion sociale. En instaurant ce système de prépaiement, la Région wallonne a renvoyé le problème des coupures à la seule responsabilité du ménage en défaut de paiement, qui s’auto-coupera s’il ne peut recharger sa carte. Cela s’est produit au moins une fois pour plus d’un ménage sur trois équipé d’un CàB en 2019 selon la CWaPE. En 2019, il y a eu 7.155 coupures, hiver comme été.

Il peut pourtant y avoir de bonnes raisons de ne pas le faire, et notamment celle de contester la dette. Celle-ci n’est en effet pas toujours objectivée, relève parfois d’erreurs... quand il ne s’agit pas d’abus. Le juge de paix de Namur, Eric Robert, auditionné en Commission parlementaire 7, y témoignait que la moitié au moins des clauses des contrats de fourniture flirtent avec l’illégalité.
C’est un autre effet pervers du système : le fournisseur paraît réputé exempt de toute faute. En fait, c’est surtout lui que le système de prépaiement protège de futurs impayés. Étonnant privilège, alors que l’impayé fait partie des risques inhérents à toute activité commerciale et que la dette peut être recouvrée par toutes voies de droit. Bon an mal an, le coût des compteurs à budget, placement compris, pèse environ 40 millions d’euros, payés par la collectivité via les tarifs de distribution.
Précarisée ou pas, la clientèle résidentielle fait pourtant les frais d’une libéralisation qui a complexifié le paysage énergétique. Hier usagers d’un réseau, aujourd’hui clients devant choisir une offre, les ménages n’ont guère de pouvoir de négociation avec les fournisseurs et éprouvent de grandes difficultés à s’y retrouver dans les tarifs et offres promotionnelles, quand ils ne font pas l’objet d’un démarchage agressif. Résultat, la moitié des parts de marché en électricité sont détenues par les dix produits les plus chers, seulement 14 % par les dix produits les moins coûteux. Et c’est la CREG (le régulateur fédéral) qui le dit.

L’énergie : un droit fondamental

Il est donc indispensable que les pouvoirs publics contribuent à rééquilibrer la relation contractuelle pour l’ensemble des consommateur·rices d’énergie. Bruxelles l’avait bien compris à l’époque, lorsqu’elle a fait le choix qu’il n’y aurait pas de compteur à budget ni de coupure sans décision de justice de paix dans sa législation. Le contraste en termes de protection est flagrant : alors que la population y est en moyenne plus pauvre, et malgré le nombre de jugements rendus par défaut, il y a trois fois moins de coupures à Bruxelles qu’en Wallonie. Passer par la justice contribue donc à responsabiliser les fournisseurs.
Il faut encore souligner le caractère discriminatoire d’un système qui favorise l’accompagnement social plutôt que la justice pour les personnes précarisées, contribuant ainsi à créer un statut à part pour les pauvres et à traiter comme une simple question économique ce qui concerne en réalité l’effectivité des droits fondamentaux. C’est ce qu’avait relevé Avocats.be (ordre des barreaux francophone et germanophone) dans un avis émis en mars 2020 à la Commission de l’énergie, du climat et de la mobilité du Parlement wallon 8.
En effet, le droit à la fourniture de gaz et d’électricité est un droit fondamental, compris dans la notion même du respect à la dignité humaine et qui se déduit notamment des notions de « logement », de « logement suffisant », de « logement décent » ou de « logement adapté aux besoins des familles », consacrées par plusieurs conventions et pactes ratifiés par la Belgique, ainsi que par la Constitution. On peut notamment se référer à l’article 11 du Pacte international relatif aux Droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) 9 ; aux articles 16 et 30 de la Charte sociale révisée du Conseil de l’Europe 10 ou encore à l’article 23, alinéa 3, 3°, de la Constitution belge. » L’Observation générale no 4 du Comité sur le PIDESC sur le droit à un logement suffisant précise ainsi que « tous les bénéficiaires du droit à un logement convenable doivent avoir un accès permanent à des ressources naturelles et communes : de l’eau potable, de l’énergie pour cuisiner, le chauffage et l’éclairage, des installations sanitaires et de lavage, des moyens de conservation des denrées alimentaires [nous soulignons], un système d’évacuation des déchets, de drainage, et des services d’urgence ».

Outre le droit à un logement décent, Avocats.be rappelle que l’accès à l’énergie est également lié indirectement à d’autres droits fondamentaux, comme « l’effectivité du droit au respect de la vie privée et familiale, le droit à un niveau de vie suffisant, le droit à la protection de la santé, le droit à l’assistance et à l’aide sociale, ou le droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale  11». Autant de droits consacrés par divers traités internationaux ratifiés par la Belgique et par la Constitution belge.
Parce que l’accès à l’énergie relève de l’effectivité de droits fondamentaux, l’impossibilité pour les ménages en difficulté d’en honorer la facture relève bien d’une situation juridique : « En effet, la précarité en général et la pauvreté se manifestent essentiellement par l’incapacité des plus faibles de faire valoir efficacement leurs droits fondamentaux, qui, en principe, sont ceux de tous. Les revenus et les possibilités financières d’une personne ne sont jamais que la mise en œuvre de ses droits » 12. Aussi Avocats.be estime-t-il que ces dettes de consommation doivent être traitées « comme une question d’effectivité des droits fondamentaux de tous plutôt que comme une question financière ou économique tendant à élaborer des droits spéciaux pour les personnes vivant dans la précarité ou dans la pauvreté. »
Au risque de créer une brèche dans le principe de la séparation des pouvoirs, le dispositif wallon dénie aux citoyen·nes en défaut de paiement d’une facture d’énergie le droit d’exposer leur situation et d’être entendu·es par une instance impartiale et indépendante qui permet le débat contradictoire. Comme le soulignait Mme Mosselmans, juge de paix en Région de Bruxelles-Capitale, lors de son audition au Parlement wallon 13, « priver quelqu’un partiellement ou totalement d’une fourniture d’énergie est une sanction. Dans un État de droit, il n’y a qu’un pouvoir légitime pour vérifier la validité de cette sanction, le pouvoir judiciaire ». De cette manière, ce dispositif contribue aussi à rendre invisible la réalité de la précarité énergétique 14.

Une longue bataille et une ouverture politique

Depuis plus de dix ans, le RWADE 15– coalition pluraliste d’organisations sociales, syndicales, environnementales, d’éducation permanente et de lutte contre la pauvreté – se bat pour concrétiser le droit d’accéder à l’énergie pour tou·tes et mettre fin aux coupures, à tout le moins aux coupures sans décision de justice. La suppression des CàB et du système de prépaiement est l’une de ses préoccupations majeures.
Une première étape a été réalisée en 2016 avec l’évaluation du dispositif conduite par la CWaPE 16. Malheureusement, elle n’a interrogé que 10 % du public concerné puisque seules les personnes équipées d’un CàB toujours actif ont été interrogées. Or plus de la moitié des appareils placés sont désactivés lorsque la dette est payée, ce qui laisse penser qu’il n’est pas jugé très utile. Certes, une partie des répondant·es se déclarent satisfait·es du dispositif. Mais cette satisfaction s’explique bien souvent par le souci d’éloigner la peur des huissier·ères et de la « boîte aux lettres » et/ou par souhait de tenir à distance les institutions et les acteurs du marché à l’égard desquels la méfiance et la crainte d’intrusions augmentent.

Avancée réelle mais insuffisante

Les auditions parlementaires obtenues représentent l’étape suivante qui a permis le débat sur le système en faisant intervenir une pluralité d’acteurs. Elles ont conduit à la proposition de décret qui impose le passage en justice de paix et qui pourrait être adoptée au cours des prochaines semaines. C’est incontestablement une avancée, même si elle ne met fin ni aux coupures ni au système de prépaiement. Le CàB serait remplacé en effet par un compteur communicant muni d’une fonctionnalité de coupure à distance.
La FEBEG, la fédération des CPAS ou encore la CWaPE – assez surprenant de la part du régulateur – n’accueillent pas favorablement la proposition. Les craintes portent notamment sur l’allongement des délais de procédures ou sur une augmentation des frais. Mais pour ce qui concerne les procédures, l’URJPP 17 a fait observer qu’à Bruxelles, ce sont surtout les stratégies des fournisseurs pour éviter la procédure qui augmentent les délais. Quant aux frais, la proposition de décret y remédie partiellement en proposant de passer par la requête plutôt que par la citation, plus onéreuse. D’autres pistes existent, relayées par l’URJPP, pour réduire encore les coûts, comme de privilégier une procédure commune de conciliation et de fond.
L’enjeu consistera surtout à accompagner le public vers la justice pour défendre ses droits, ce qui représente un pas considérable sur le chemin de l’émancipation et de l’égalité, comme l’a rappelé le RWLP 18 dans son avis. Les moyens qui ne seront plus dépensés pour les demandes de placement de CàB pourraient y être utilement affectés.

Au-delà de cette avancée, le RWADE et ses organisations membres plaident pour des solutions plus pérennes, afin de garantir le droit de tou·tes à une fourniture suffisante pour vivre décemment : suppression des coupures, élargissement du tarif social 19 en fonction du revenu, rénovation énergétique massive des logements à commencer par ceux des publics pauvres, ou encore instaurer un opérateur public chargé de négocier collectivement le prix de fourniture pour les ménages désireux d’y recourir... Il importe aussi que citoyen·nes et pouvoirs publics se réapproprient l’énergie à l’heure où il apparaît de plus en plus évident que la libéralisation ne sert ni la lutte contre la précarité ni les enjeux climatiques. Le rapport de l’EPSU 20, 21 ainsi que les initiatives de remunicipalisation en Europe et ailleurs, représentent une double voie d’inspiration pour le débat et pour l’action. 

1. Proposition de décret déposée par MM. A. Frédéric (PS), J-P Wahl (MR), O. Biérin (Ecolo), E. Fontaine (PS), M. Douette (MR) S. Hazée (Ecolo) modifiant les articles 2, 33bis/1, 34 et 35 du décret du 12 avril 201 relatif à l’organisation du marché régional de l’électricité et insérant les articles 33bis/3 à 33bis/6. Voir doc. 287 (2020-2021) – N° 1. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2020_2021/DECRET/287_1bis.pdf
2. Ce système implique tout de même qu’une facture de régularisation soit émise, car le tarif sur la base duquel le compteur à budget fonctionne n’est pas le tarif contractuel du client, mais un tarif standard.
3. Commission wallonne pour l’Énergie.
4. Rapport annuel spécifique 2019 de la CWaPE sur l’exécution des obligations de service public imposées aux fournisseurs et gestionnaires de réseau, CWaPE, 2019.
5. FEBEG, Consultation de la Commission « Énergie » du Parlement wallon sur la proposition de décret 287, 7 décembre 2020.
6. J. COENE, S. MEYERS, Baromètre de la précarité énergétique et hydrique, analyse et interprétation des résultats 2009-2018, rapport de recherche, Fondation Roi Baudouin, 6e édition, mars 2020.
7. Compte rendu de la Commission de l’énergie, du climat et de la mobilité, CRAC n° 106, session 2019-2020, 12 mars 2020.
8. Avis d’AVOCATS.BE sur le fonctionnement des commissions locales pour l’énergie en Wallonie, les compteurs à budget et la compétence décisionnelle en matière de restriction ou d’interruption des fournitures d’énergies, 30 mars 2020.
9. P. Texier, « Article 11 », dans E. Decaux et O. De Schutter (dir.), Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Commentaire article par article, Paris, Economica, 2019, pp. 306-307 et l’Observation générale n° 4 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, 1991, n° 8, littera b. Sur le droit à l’eau, voir l’Observation générale n° 15, 11-29 novembre 2002, E/C.12/2002/11.
10. L’article 31 de la Charte sociale révisée consacre explicitement le droit au logement, mais la Belgique n’a pas accepté cette disposition.
11. Ce dernier droit, peu connu, est consacré par l’article 30 de la Charte sociale révisée, accepté par la Belgique.
12. Avis d’Avocats.be, 30 mars 2020 op. cit.
13. Compte-rendu de la Commission de l’énergie, du climat et de la mobilité, op.cit.
14. C’est ce que souligne le chercheur Grégoire Wallenborn, toujours lors de l’audition au parlement : « ce faisant, on ne pose pas la question des besoins. Si l’on ne voit plus la précarité énergétique, on ne se demande pas comment ces gens vivent et quels sont leurs besoins essentiels ». Compte-rendu de la Commission de l’énergie, du climat et de la mobilité, op.cit.
15. Le Réseau wallon pour l’Accès durable à l’Énergie, Ibid. Voir : www.rwade.be
16. CWaPE, Étude sur les compteurs à budget, 15 décembre 2016. https://www.cwape.be/?dir=2&news=631
17. L’Union royale des Juges de Paix et de Police.
18. Réseau wallon de Lutte contre la Pauvreté.
19. Tarif inférieur aux prix du marché.
20. Le syndicat européen des services publics.
21. V. WEGHMANN, L’échec de la libéralisation de l’énergie, EPSU, 2019. https://www.epsu.org/sites/default/files/article/files/Going%20Public_EPSU-PSIRU%20Report%202019%20-%20EN.pdf . Voir aussi sur le site du Transnational Institute (TNI) : https://www.tni.org/en/futureispublic, où sont analysées les initiatives de remunicipalisation.

Christine Steinbach, Présidente Aurélie Ciuti et coordinatrice du RWADE

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