En Belgique, la situation des milliers de personnes sans-papiers s’est encore dégradée depuis le début de la crise du coronavirus. Leur régularisation est réclamée par de nombreuses associations et organisations, invoquant notamment le caractère exceptionnel de la crise actuelle. Mais est-ce là le seul argument ? Concrètement, quelle est la réglementation en vigueur actuellement en Belgique ? Quels sont les motifs de régularisation ? La régularisation par le travail pour pallier le problème des métiers classés « en pénurie » est-elle une solution ? Ne faudrait-il pas plutôt une solution de fond ? Car on le sait, la question de la régularisation des sans-papiers est avant toute chose un choix politique. Éclairage.
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On évalue à 150.000 les travailleurs et travailleuses sans-papiers qui résident et travaillent en Belgique, dont 100.000 à Bruxelles. Rien que pour la capitale, c’est l’équivalent d’une vingtième commune bruxelloise de la taille de Molenbeek-Saint-Jean.
L’irrégularité de leur situation de séjour et de travail s’accompagne souvent d’autres irrégularités – au niveau de la déclaration à la sécurité sociale et aux impôts, de l’application des barèmes salariaux et d’autres normes de travail. Contrairement à ce que l’on croit parfois, il ne s’agit pas d’une conséquence juridique : la législation sociale et fiscale s’applique indépendamment de la régularité du séjour et du travail. Certain·es travailleurs et travailleuses sans-papiers ont bel et bien cotisé à la sécurité sociale et payé leurs impôts. Mais faire valoir ses droits – déjà compliqué dans une situation de travail ordinaire – se heurte pour un travailleur ou une travailleuse sans-papiers à une montagne de difficultés supplémentaires au niveau de la preuve et de la procédure.
En plus des conséquences pour les personnes elles-mêmes, un estompement aussi massif de la norme a des effets négatifs sur l’ensemble du marché du travail et sur l’économie.
On pourrait en conclure que, dans ces conditions, il n’y a qu’à renforcer les contrôles, et renvoyer chez elle les personnes qui n’ont pas de titre à se trouver chez nous, de façon « ferme et humaine », comme le dit la déclaration gouvernementale fédérale. La question est de savoir si on peut être, dans ce domaine, à la fois « ferme » et « humain ».
On peut bien promulguer tous les règlements qu’on veut, il importe quand même de se demander quels moyens on est prêt à utiliser pour les faire appliquer. Il faut débusquer les personnes intéressées là où elles se trouvent, à des endroits qui constituent généralement leur domicile, ou en rue, où elles se confondent avec des personnes de même origine, séjournant légalement, qui considéreront comme stigmatisants et humiliants les contrôles ciblés sur leur groupe. Il faut punir leurs complices, en distinguant – ce qui est moins facile qu’on ne pourrait le croire – les trafiquants d’êtres humains et les aides bénévoles. Il faut les expulser, généralement bien souvent contre leur gré, vers des pays qui ne sont pas nécessairement désireux de les accueillir. Tout cela nécessite un appareil policier, des intrusions dans la vie privée, mais aussi de la violence pure. En bref un coût financier et moral considérable. On doit se demander si ce coût est bien justifié par le résultat qu’on en attend.
La réponse est que ce résultat, plus que probablement, sera nocif sur le plan économique et social.
Une situation paradoxale
La réglementation sur l’occupation des travailleurs étrangers et des travailleuses étrangères pose en principe que l’on n’accorde une autorisation d’occupation 1 « que s’il n’est pas possible de trouver parmi les travailleurs appartenant au marché de l’emploi un travailleur apte à occuper de façon satisfaisante et dans un délai raisonnable, même au moyen d’une formation professionnelle adéquate, l’emploi envisagé » 2.
On vit depuis plusieurs années en Belgique la situation paradoxale suivante : plusieurs dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses sont enregistré·es comme demandeurs et demandeuses d’emploi , alors que des métiers sont classés « en pénurie », c’est-à-dire que les employeur·ses ne trouvent pas le personnel dont il·elles ont besoin. En région bruxelloise, les métiers en pénurie concernent, comme on peut s’y attendre, des métiers très qualifiés comme ingénieur ou informaticien·ne, mais aussi la quasi-totalité des métiers de la santé, des soins aux personnes, de l’Horeca et de la construction.
La solution au problème des sans-papiers n’est pas de les expulser, mais de rendre leur occupation en Belgique légale.
Au niveau bruxellois, il existe un quasi-consensus entre interlocuteurs sociaux sur ce principe. Ce consensus s’est traduit par plusieurs avis explicites du Conseil économique et social 3, et aussi par le fait qu’Actiris, le service bruxellois de l’emploi, a accepté sur avis unanime de son comité de gestion le principe d’inscrire des travailleurs et des travailleuses sans-papiers comme demandeur et demandeuse d’emploi. Évidemment cet avis restera lettre morte tant que les personnes intéressées n’auront pas l’autorisation de travailler, ou à tout le moins n’auront pas la perspective de pouvoir le faire à l’issue, par exemple, d’un parcours de formation.
Régularisation par le travail ?
Les régions sont compétentes en Belgique pour l’octroi des permis de travail, l’État fédéral est compétent pour autoriser le séjour. Une « régularisation par le travail » suppose donc un accord entre les régions et l’État fédéral. Nous disons « les » régions, car si les régions sont autonomes pour l’octroi des permis de travail, un permis accordé dans une région permet de travailler dans les trois autres 4. La région bruxelloise pourrait paraître comme la principale demanderesse, et serait bien placée pour mettre la question à l’agenda, mais si elle jouait totalement cavalier seul cela poserait divers problèmes.
Conformément aux Directives européennes, le séjour des ressortissant·es non européen·nes en vue d’une immigration par le travail 5 fait désormais l’objet d’un permis (document) unique, qui constate deux décisions, l’une sur le séjour prise par l’État fédéral, l’autre sur le travail prise par la région.
Pour obtenir le séjour sur la base d’une autorisation de travail, il faut, soit avoir demandé le séjour et le travail depuis l’étranger, soit se trouver déjà de façon légale en Belgique 6. La problématique des sans-papiers concerne des personnes qui sont entrées en Belgique sans y avoir été autorisées, ou des personnes qui sont restées en Belgique après avoir perdu leur droit au séjour, par exemple des demandeurs et demandeuses d’asile dont la demande a été rejetée, ou tout simplement des travailleurs et travailleuses admis dans le cadre d’un emploi déterminé, qui a pris fin.
La solution au problème des sans-papiers n’est pas de les expulser, mais de rendreleur occupation en Belgique légale.
Pour régulariser ces personnes, il faut donc une dérogation aux conditions de la loi sur le séjour.
Une telle dérogation serait sans doute juridiquement possible sans modifier la loi proprement dite. Celle-ci prévoit la possibilité d’accorder le séjour pour des motifs exceptionnels 7. Plusieurs personnalités et associations, dont la Confédération des Syndicats chrétiens (CSC) et le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) 8, ont relevé que la pandémie de coronavirus que nous vivons crée une telle situation exceptionnelle. Elle rend encore plus précaire la situation de ces personnes dans notre pays, notamment quant à la couverture de leurs soins de santé , et de surcroît la fermeture des frontières les empêche en fait de partir. Cette base juridique pourrait probablement être utilisée au-delà de la situation créée par la pandémie. Bien entendu, si on se situe dans ce cadre, il serait injustifié de se limiter à une régularisation par le travail.
On dira simplement ici que la difficulté n’est pas nécessairement d’obtenir une modification de la loi. Il faut surtout trouver une majorité politique décidée à accorder des régularisations.
Dans le passé des opérations de régularisation ont été menées en 1999 et en 2009, soit environ tous les dix ans. Il serait logique et nécessaire d’y procéder maintenant.
On dira surtout que cette procédure concerne l’octroi des permis de travail dits « B » qui concernent un emploi déterminé auprès d’un·e employeur·se déterminé·e. Si cet emploi prend fin, quelle qu’en soit la raison, le permis de travail devient caduc, et donc aussi le droit au séjour qui y est lié.
Une partie des travailleurs et travailleuses sans-papiers sont des personnes qui avaient été admises à travailler et séjourner en Belgique, et qui sont restées à l’expiration de leur emploi.
Il serait évidemment bien préférable d’accorder à ces personnes un droit stable au séjour, ce qui les dispense de permis de travail 9 ; mais cela nécessite une décision politique, actée dans une loi.
Les régularisations hors travail
Sans entrer dans les détails, on peut rappeler selon quels critères le séjour peut être accordé en Belgique, et a contrario quelles situations n’en bénéficient pas et sont à l’origine des sans-papiers.
Un droit au séjour est accordé aux réfugié·es selon la définition des Conventions internationales en la matière, c’est-à-dire des personnes qui craignent avec raison d’être persécutées dans leur pays 10.
En Belgique, la procédure d’admission offre une garantie raisonnable que la décision corresponde au dossier. Quant à la question de savoir si le dossier correspond à la réalité... cela dépend beaucoup des preuves dont dispose les demandeurs et demandeuses, de leur capacité à expliquer clairement les choses. En vertu de règles européennes, l’asile est censé être accordé par le pays « de premier accueil » 11. Cette règle fait peser une forte pression sur les pays frontaliers des zones de provenance des réfugié·es, que ceux·celles-ci ne considèrent pas eux·elles-mêmes comme leur pays de destination. C’est aussi là l’origine de plusieurs sans-papiers, qui sont fondamentalement des réfugié·es, mais auxquel·les la Belgique n’est pas obligée de donner l’asile en fonction des règles en vigueur.
Pour les personnes qui ne sont pas réfugiées au sens strict, la loi permet d’octroyer le séjour au titre de « statut de protection subsidiaire » à des personnes à l’égard desquelles « il y a de sérieux motifs de croire que, si elles étaient renvoyées dans leur pays d’origine, elles encourraient un risque réel de subir les atteintes graves » telles que peine de mort, torture ou menaces graves liées à une situation de conflit armé 12.
Le séjour est encore accordé aux personnes qui « souffrent d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne » 13.
Il existe également un droit au regroupement familial 14, cependant limité au conjoint ou « partenaire enregistré », aux enfants de moins de 18 ans (ou handicapé·es) et aux parents d’un « mineur non accompagné ». Ce droit est subordonné à diverses conditions, notamment de disposer d’un logement suffisant, d’une assurance maladie, de moyens de subsistance suffisants pour ne pas dépendre des CPAS. Ici aussi, diverses circonstances familiales se situent en dehors de ce cadre.
Comme le souligne l’action des sans-papiers de la CSC, des directives européennes prévoient un droit au séjour dans le cadre de la protection de certaines victimes d’infractions. Tel est le cas, à certaines conditions, des victimes de la traite d’êtres humains ou des personnes qui ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine, et qui coopèrent avec les autorités compétentes 15.
Une Directive de 2009 dite « Directive Sanctions », prévoit que les États membres définissent « selon des modalités comparables, dans le cadre de leur droit national, les conditions dans lesquelles ils peuvent délivrer, cas par cas, des titres de séjour d’une durée limitée, en fonction de la longueur des procédures nationales correspondantes, aux ressortissant·es de pays tiers en séjour irrégulier qui ont été occupé·es par des employeur·euses, si l’infraction “ s’accompagne de conditions de travail particulièrement abusives ”, ou “ a trait à l’emploi illégal d’un mineur ” » 16.
Et enfin, comme il a déjà été dit, le séjour peut être accordé “ lors de circonstances exceptionnelles ”. Cette expression générale s’applique à une grande variété de situations individuelles, appréciées discrétionnairement. La loi déclare cependant irrecevables les demandes basées sur des éléments qui ont été ou auraient pu être invoqués dans le cadre d’une demande d’asile. Elle peut être appliquée aussi pour des circonstances exceptionnelles de nature plutôt collective.
Aussi bien l’épidémie de Covid-19 que la situation sur le marché de l’emploi bruxellois pourraient sans peine être qualifiées comme telles, si on en avait la volonté politique. Le but de cet article n’est cependant pas de prendre parti sur une question juridique (faut-il procéder dans le cadre de la loi actuelle ou faut-il modifier celle-ci) mais de plaider pour une solution de fond.
Le MOC et la CSC demandent que la régularisation pour d’autres motifs que le travail soit appréciée par une commission indépendante et proposent une liste de critères non exhaustifs, mais qui donneraient une orientation 17.
Conclusion
La régularisation des sans-papiers fait partie de ces sujets sur lesquels l’opinion publique en général, et le monde politique à sa suite sont peu réceptifs.
Mais la situation actuelle pose d’autres problèmes, pour les personnes concernées comme pour le marché du travail et pour le « vivre ensemble », surtout dans les grandes villes.
Dans le passé des opérations de régularisation ont été menées en 1999 et en 2009, soit environ tous les dix ans. Il serait logique et nécessaire d’y procéder maintenant.
Cet article n’a pas voulu trop insister sur le lien entre cette nécessité et l’épidémie de Covid-19. Cela ne veut pas dire qu’il ne partage pas l’argument de celles et ceux qui font ce lien. On dira seulement que l’épidémie n’est pas le seul argument pour avancer.
Notice sur le cadre juridique
Le séjour des étrangers et étrangères relève de l’État fédéral. S’applique une loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers et étrangères. Les décisions en matière de séjour des étrangers et étrangères sont prises par l’Office des Étrangers, qui fait partie du SPF Intérieur. La reconnaissance du titre de réfugié·e est du ressort d’un Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA). Les recours contre les décisions de ces instances sont du ressort d’une juridiction administrative spécialisée, le Conseil du contentieux des étrangers ; un recours en légalité contre les décisions de ce Conseil est ouvert auprès du Conseil d’État.
Le travail des étrangers et des étrangères relève des régions (Loi spéciale du 8 août 1980, article 6§ 1er, IX, 3° et 4°). À noter que la Communauté germanophone compte pour une région, dans le cadre des accords entre cette dernière et la Région wallonne. La Région wallonne s’est dotée d’une législation propre (Arrêté du 16 mai 2019). Les autres régions continuent à se situer dans le cadre de l’Arrêté royal du 9 juin 1999, abrogé pour ce qui concerne l’État fédéral. Par exception à cette compétence régionale, l’État fédéral reste compétent pour “les normes relatives au permis de travail délivré en fonction de la situation particulière de séjour des personnes concernées”, par exemple les personnes admises au séjour sur une base humanitaire. Cette compétence fait l’objet d’une loi du 9 mai 2018 et d’un arrêté royal du 2 septembre 2018.
En application de Directives européennes, le séjour et le travail des étrangers et étrangères venu·es en Belgique pour travailler font l’objet d’un permis (document) unique, qui constate deux décisions, celle de l’État fédéral sur le séjour et celle de la région sur le travail. La collaboration entre les niveaux de pouvoirs concernés est réglée par un accord de coopération du 2 février 2018 “portant sur la coordination des politiques d’octroi d’autorisations de travail et d’octroi du permis de séjour, ainsi que les normes relatives à l’emploi et au séjour des travailleurs étrangers”, et par un accord d’exécution du 6 décembre 2018. À noter, comme signalé dans l’article, qu’un permis de travail délivré par une région autorise à travailler dans les trois autres.
1. L’autorisation d’occupation est l’autorisation donnée à un·e employeur·se d’occuper un·e travailleur ·se étranger·ère ; la personne engagée dans ce cadre a un permis de travail limité à cet emploi. C’est le cadre ordinaire pour l’immigration par le travail.
2. Arrêté royal du 9 juin 1999, article 8 ; Arrêté wallon du 16 mai 2019, art. 2 § 1er. Il existe diverses exceptions à ce principe.
3. Avis d’initiative 2016-045 du 16.06.2016, régulièrement répété, e.a. Avis 2017-070 du 13.10.17 et 2020-11 du 23.04.20
4. C’est ce que prévoit l’Accord de coopération du 2 février 2018.
5. Les bénéficiaires de la liberté européenne de circulation (ressortissant·es des pays membres de l’UE, de la Suisse , de l’Islande, de la Norvège et du Liechtenstein) ont un droit subjectif à séjourner dans les divers États membres pour travailler.
6. Loi du 15 décembre 1980, titre II, art. 61/25 – 1 à 7 et accord de coopération du 2 février 2018 ; des dispositions spéciales concernent les travailleur·ses hautement qualifié·es et les travailleur·ses saisonnier·ères.
7. Article 9bis de la loi du 15 décembre 1980.
8. Voir lettre ouverte publiée dans Le Soir du 1er mai 2020.
9. Voir Arrêté royal du 2 septembre 2018. Il s’agit notamment , en vertu des articles 11 et 12, des étranger·ères admis au séjour pour une durée illimitée (détenteur·rices d’un CIRE – certificat d’inscription au registre des étrangers – pour une durée illimitée, ou d’une carte d’identité d’étranger).
10. Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, art. 1er.
11. Règlement n° 604-2013 du 26 juin 2013, dit « Règlement Dublin III ».
12. Loi du 15 décembre 1980, art. 48/4 et suivants.
13. Loi du 15 décembre 1980, article 9ter.
14. Loi du 15 décembre 1980, article 10.
15. Directive 2009/52 du 18 juin 2009, dite Directive Sanction.
16. Directive 2009/52 du 18 juin 2009.
17. MOC, Beweging.Net, CSC, FGTB, CEPAG, CIRE : Proposition de mécanisme d’octroi d’un titre de séjour aux personnes en séjour irrégulier – juin 2020 – Ces critères reprennent ceux des opérations antérieures de régularisation (en 1999 et en 2009) ainsi que les revendications de la « Coordination des sans-papiers ».
Paul Palsterman, Secrétaire régional bruxellois de la CSC