La période de confinement a permis à une frange de la population d’accorder plus de temps à certaines occupations, comme les jeux vidéo et le visionnage de streams 1 sur des plateformes telles que Twitch. Souvent symbole d’évasion, le jeu vidéo est un média de plus en plus popularisé s’adressant aux personnes de tout genre et de tout âge. Des inégalités de genre subsistent toutefois tant au niveau de la production que du contenu même des jeux, ce qui amène à questionner la place des femmes dans le monde du jeu vidéo.
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Dans son documentaire Qui sont les joueurs de jeux vidéo ? 2, Thomas Versaveau, créateur de la chaîne YouTube « Game Spectrum », se penche sur la masculinité toxique dont souffre le milieu du jeu vidéo. Celle-ci transparaît d’abord dans le contenu des jeux, où les récits, axés sur la violence et la compétition, racontent généralement l’histoire d’un protagoniste masculin qui doit gagner en puissance afin de résoudre un conflit. Ces récits laissent peu de place aux personnages féminins, qui sont alors souvent relégués au second plan, voire sont inexistants, et dépendent des décisions prises par leurs homologues masculins.
Ce manque de représentation de la gent féminine trouve sa source dès les débuts de l’histoire du jeu vidéo quand les premiers personnages féminins firent leur apparition. Considérée comme la première protagoniste féminine, Ms Pac-Man, créée en 1982, n’est autre qu’une version féminisée du personnage Pac-Man affublé de maquillage et de chaussures à talons. La Princesse Peach, issue de la franchise Mario de Nintendo, représente quant à elle l’archétype de la « demoiselle en détresse » fortement répandu dans les premiers jeux vidéo. Nous pouvons également citer Chun-Li, premier personnage féminin du jeu Street Fighter II, bien plus réputé pour ses larges cuisses que ses talents en kung-fu.
Il faudra attendre les années 2000 pour observer une mise en avant plus importante des femmes dans les histoires des jeux vidéo, que ce soit à travers des rôles principaux ou secondaires, en tant que protagonistes ou antagonistes. Nous pouvons à ce propos souligner les évolutions notoires en termes d’écriture et de représentation du personnage Lara Croft, issu de la série Tomb Raider (1996 - 2018), notamment depuis le reboot 3 de la série, sorti en 2013 qui présente une héroïne plus jeune, plus fragile et plus « humaine » que les représentations précédentes.
Le chemin est néanmoins encore long avant d’arriver à la parité. Une étude de Dmitri Williams (2009) 4 sur les jeux vidéo les plus vendus fait émerger un taux de 89,55 % de protagonistes masculins, contre 10,45 % de protagonistes féminins (voir graphique p. 3). La répartition est assez similaire au niveau des personnages secondaires, même si l’on remarque un nombre de personnages féminins un peu plus élevé dans cette catégorie. Bien que cette étude date de 2009, ces chiffres restent assez révélateurs des inégalités de représentation de genre dans le monde du gaming.
La sexualisation des corps féminins mise en question
Si le nombre de personnages féminins se multiplie petit à petit, leur corps continue à faire l’objet d’une sexualisation assez marquée. Pour reprendre l’exemple de Lara Croft, l’héroïne fut au départ victime d’une erreur de codage qui fit augmenter les proportions de sa poitrine à 150 %. Cette erreur plut à l’équipe de développement et finit par devenir la norme pendant plusieurs années. Les jeux de combat comme Mortal Kombat (1992 - 2019) ou Street Fighter (1987 - 2017) sont probablement les plus représentatifs de cette hypersexualisation : non seulement les tenues sont totalement absurdes par rapport aux actions des personnages, mais en plus elles véhiculent des idées préconçues quant à l’idéal du corps féminin.
D’après une étude belge réalisée auprès de 122 joueuses en mai 2020 5, près de la moitié (58) estime que les personnages féminins ont généralement une image dégradante, et 46 d’entre elles ont une opinion relativement neutre sur le sujet. En outre, 49 des répondantes estiment ne pas réussir à s’identifier aux représentations féminines dans les jeux vidéo actuels. Lorsqu’il est demandé aux joueuses de donner leur opinion sur la situation du marché vidéoludique, la majeure partie des répondantes critique le manque de protagonistes féminins et leur sursexualisation qu’ils soient principaux ou secondaires. Ces résultats mettent en avant une des problématiques majeures du marché vidéoludique, à savoir le manque de cohérence entre, d’une part, le design de certaines héroïnes et, d’autre part, leur rôle et leurs actions au sein de l’histoire du jeu.
Une étude publiée en 2016 6 examinant les représentations des personnages féminins dans 571 jeux vidéo du début des années 1980 à 2014 révèle toutefois que ceux-ci sont devenus moins sexualisés au cours de ces dernières années. La sexualisation des personnages féminins a atteint un sommet dans les années 1990 lorsque les graphismes en trois dimensions sont devenus la norme, mais nous pouvons observer une tendance à la baisse les années suivantes (bien que certains pics apparaissent encore dans les années 2010).
Des jeux créés par des hommes pour des hommes ?
Certains et certaines pourraient se demander en quoi la sous-représentation et la sursexualisation des personnages féminins sont problématiques pour l’industrie vidéoludique. Le fait est que, contrairement aux idées reçues, les femmes occupent une place non négligeable dans ce marché : elles représentent presque la moitié des consommateur·rices.
D’après l’étude du marché français du jeu vidéo de 2019 publiée par le Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs (S.E.L.L.) en février 2020, 52 % des joueurs dits « réguliers » (soit jouant au moins une fois par semaine) sont des hommes, et 48 % sont des femmes, avec un âge moyen de 42 ans pour les hommes et 39 ans pour les femmes. Notons tout de même que cette moyenne d’âge concerne un échantillon de personnes allant de 10 à 55 ans et plus. Une étude du Pew Research Center portant sur la population de joueur·euses aux États-Unis, publiée en 2015, présente des résultats assez similaires : 50 % des hommes américains jouent aux jeux vidéo, contre 48 % de femmes américaines.
Malgré cette présence importante du public féminin, le marché du jeu vidéo semble communiquer encore majoritairement, à l’heure actuelle, à un public masculin. Si les inégalités de genre sont présentes dans les contenus mêmes des jeux vidéo, le constat est sans grande surprise le même au niveau de la production des jeux vidéo. Il est difficile de trouver des données concrètes en Belgique, mais le Baromètre annuel du Jeu vidéo en France, publié par le Syndicat national du Jeu vidéo (SNJV), indique que les studios de développement comptaient en 2019 14 % de femmes et 2 % de non-binaires. Les femmes semblent également être plus présentes dans les métiers concernant l’image, l’édition et le support des jeux vidéo plutôt que dans le développement technique, la programmation ou le design.
Ces données ne représentent que la situation en France, mais révèlent cependant un véritable manque de mixité dans l’industrie vidéoludique. Ce manque de mixité dans la production peut expliquer, en partie, les différents problèmes de cohérence et d’identification que les joueuses peuvent ressentir vis-à-vis des représentations féminines dans le jeu vidéo. Comme l’affirmait Jehanne Rousseau, fondatrice du studio Spiders, et à l’initiative de la Bourse du jeu vidéo : « Plus de diversité dans les formations amènerait forcément à plus de créativité dans les jeux, avec des points de vue différents. » 7 Bien que des évolutions se ressentent, l’industrie vidéoludique reste aujourd’hui encore majoritairement masculine.
Harcèlement et exclusion dans le jeu vidéo
Bien que les joueuses représentent presque la moitié des consommateur·rices, elles restent inlassablement la cible de préjugés, d’injures, d’exclusion et de harcèlement. Ce phénomène peut notamment être illustré dans un premier temps par le mouvement antiféministe créé sous le hashtag #GamerGate en 2014. La controverse du Gamergate renvoie à une campagne de harcèlement ciblant plusieurs femmes de l’industrie vidéoludique et met en avant l’existence d’un sexisme important dans le milieu. En 2016, une étude américaine 8 a également montré l’ampleur de la pression subie par les joueuses dans les jeux de tir à la première personne : 75 % des répondantes ont témoigné être harcelées pendant leurs parties en ligne. Ce phénomène est d’ailleurs de plus en plus dénoncé sur les réseaux sociaux, notamment de la part des streameuses, qui partagent le sexisme et le harcèlement qu’elles peuvent subir au quotidien.
Tout récemment, depuis juin 2020, de nombreuses femmes (principalement aux États-Unis) osent prendre la parole et dénoncent les formes de racisme, sexisme et harcèlement sexuel qu’elles ont pu subir dans l’industrie du jeu vidéo et du streaming. Face à cette prise de parole, une liste des différents témoignages a été mise en place, et est régulièrement mise à jour. Cette liste compte aujourd’hui 266 témoignages 9. Les principaux accusés sont des youtubeurs et des streameurs (ou des hommes travaillant dans le milieu), ayant généralement des communautés importantes et une forte popularité dans le monde du gaming. Face à ces différentes allégations, la plateforme Twitch a réagi en assurant la mise en place de sanctions appropriées via l’amélioration des outils de la plateforme.
Vers une plus grande diversification
Le monde vidéoludique est encore loin d’être inclusif, mais des progrès notoires peuvent être constatés. En termes de représentations, les studios de développement proposent de plus en plus de protagonistes féminins forts, non stéréotypés et non sexualisés. C’est notamment le cas d’Aloy, pour ne citer qu’elle, issue du jeu Horizon Zero Dawn sorti en 2017, développé par le studio néerlandais Guerrilla Games et publié par Sony Interactive Entertainment. Ce jeu fut un véritable succès critique et commercial, au point que le personnage d’Aloy est désormais une icône de PlayStation, partageant la vedette avec d’autres protagonistes masculins phares tels que Kratos de la série God of War (2005 - 2018) ou Nathan Drake de la série Uncharted (2007 - 2017). Le studio a d’ores et déjà prévu une suite : Horizon Forbidden West, fortement attendu par les fans et déjà considéré comme le « jeu vitrine » 10 de la future console de Sony, la PlayStation 5.
Outre les représentations, plusieurs acteurs et actrices mettent en place des initiatives pour promouvoir la mixité dans le jeu vidéo et ouvrir cette industrie culturelle à tou·tes. Nous pouvons notamment citer l’association professionnelle Women in Games (présente en France et dans différents pays du monde), qui œuvre pour la mixité dans l’industrie du jeu vidéo. Comme elle l’explique sur son site internet, elle mène des actions à travers quatre axes principaux : améliorer la visibilité des femmes et non-binaires de l’industrie, communiquer auprès des jeunes filles sur les métiers du jeu vidéo, faciliter le réseautage, et sensibiliser les acteurs du secteur à l’intérêt de la mixité.
Comme tout média, le jeu vidéo participe à la construction de nos représentations sociales et véhicule un nombre important de stéréotypes. Si les représentations ont tendance à évoluer lentement dans le domaine du jeu vidéo, le changement de mentalité peut être aussi apporté par la sensibilisation du jeune public, car ce sont bien eux·elles les acteur·rices qui impacteront l’industrie vidéoludique de demain. #
1. Le stream, ou streaming, de jeux vidéo renvoie à la diffusion de parties de jeux vidéo en temps réel.
2. Game Spectrum (2020),« Qui sont les joueurs de jeux vidéo ? », consulté en ligne le 30/06/2020 https://www.youtube.com/watch?time_continue=379&v=_sUvKvoK9I8&feature=emb_logo
3. Dans le sens narratif, un reboot est un anglicisme qui désigne une nouvelle version d’un film, d’une série ou d’un jeu vidéo.
4. D.WILLIAMS, N. MARTINS, M. CONSALVO, et. al., « The virtual census : Representations of gender, race and age in video games », New Media & Society, 2009, vol. 11, n° 5, pp. 815-843.
5. M. DART, La représentation des personnages féminins de jeux vidéo contemporains, 2020, Mémoire de fin d’étude, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve (Belgique).
6. T. LYNCH, J. E. TOMPKINS, I.I. VAN DRIEL, et. al, « Sexy, strong and secondary : A content analysis of female characters in video games across 31 years », Journal of Communication, 2016, vol. 66, n °4, pp. 564-584.
7. S. COLLA, « Plus de diversité aboutirait à plus de créativité dans les jeux », We Demain, 2020, consulté le 29/06/2020 https://www.wedemain.fr/Metiers-du-jeu-video-Plus-de-diversite-aboutirait-a-plus-de-creativite-dans-les-jeux_a4729.html
8. A. MCDANIEL, « Women in Gamins : A study of female players experiences in online FPS games », Honor Theses, 2016.
9. Liste des accusations : https://medium.com/survivors_streaming_industry/survivor-stories-of-harassment-assault-with-the-gaming-and-live-streaming-industry-11cb2fab96f0
10. Par jeu vitrine, nous entendons ici que le jeu sera un argument majeur pour montrer les capacités techniques de la prochaine console de Sony. Le fait que cet opus soit disponible exclusivement sur Playstation est également un argument de vente conséquent.
Marine Dart, Diplômée d’un master 120 en Communication à l’UCLouvain
Géraldine Wuyckens, Doctorante en Information et Communication à l’UCLouvain