Le 8 mars 2019, un appel à la grève féministe invitait les femmes du monde à se mobiliser pour revendiquer leur juste place dans la société. En Belgique, le mot d’ordre a été suivi par des milliers de femmes qui ont soit arrêté le travail, soit défilé dans les rues de la capitale. Un an plus tard, le mouvement s’est intensifié. Vie Féminine s’est activement mobilisée pour cette grève, qu’elle considère comme un moyen de plus de révéler un rapport de forces inégal et un levier d’émancipation pour construire une société égalitaire, solidaire et juste.
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Le recours à la grève n’est pas neuf dans l’histoire du féminisme. Comme le rappelle Sabine Panet dans le magazine Axelle, les femmes font grève, partout, depuis longtemps. Dans l’espace privé, là où on les attend le plus. Mais aussi dans le monde du travail et dans l’espace public 1. Depuis une quarantaine d’années, le concept de grève féministe s’est développé à travers le monde, invitant les femmes à arrêter le travail dans les différentes sphères de leur vie. Ainsi, en 1975, les Islandaises ont mis sur pied leur première grève féministe qui a rallié 90 % des travailleuses mobilisées pour réclamer l’égalité de droits. Par la suite, elles feront d’autres grèves qui aboutiront notamment à l’imposition de façon contraignante du principe « à travail égal, salaire égal ». En Espagne, des féministes inspirées par l’exemple islandais ont organisé depuis deux ans des « Grèves de Toutes » à l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes. En 2018, plus de six millions d’Espagnol·e·s ont répondu à l’appel.
Chez nous, la grève des femmes a aussi son histoire. Des « Femmes Machines » de Herstal, qui en 1966 ont arrêté totalement leur travail pour obtenir un salaire égal aux hommes, à celles qui, plus récemment, veulent faire grève dans d’autres dimensions de leur vie, parce que le système patriarcal y œuvre aussi : la Belgique bouge. Le 8 mars 2019 d’abord, à l’invitation du Collecti·e·f 8 maars. Et cette année, dans un grand élan partagé par toutes les femmes, collectifs et associations qui ont décidé de faire front.
Une grève pour révéler l’invisible
Lorsque les femmes font grève par un arrêt du travail rémunéré, du travail domestique, de la consommation ou du soin aux autres, elles rendent paradoxalement visible par leur absence leur rôle primordial dans l’accomplissement de toutes ces tâches invisibles. Si toutes les femmes s’arrêtent, c’est le monde qui s’arrête. Il s’agit en effet de montrer à quoi peut ressembler une société dans laquelle les femmes ne pallient pas le manque de structures et de politiques publiques.
Mais il y a aussi un autre enjeu direct de la grève concernant les femmes : conscientiser celles-ci du contre-pouvoir qu’elles peuvent incarner. Le 9 juin 1974, une militante du Mouvement de libération des femmes en France s’exprimait en ces mots : « On propose de faire une grève pour que les femmes se rendent compte de ce qui se passerait si elles s’arrêtaient. Qu’elles prennent conscience qu’elles ont un pouvoir, que nous avons un pouvoir, et qu’on peut arrêter le système qui nous fait travailler comme des serfs » 2.
Une grève multidimensionnelle
Que ce soit de manière explicite, à savoir quand les conditions et le contexte concret empêchent les femmes d’accéder à des choix propres, ou de manière implicite, quand absolument tout nous rappelle ce qu’on attend de nous et quelle est notre place, les femmes sont rappelées à l’ordre, dès qu’elles sortent du rang, dès qu’elles n’agissent pas conformément à ce qui est attendu d’elles, dès qu’elles ne restent pas à leur place et en place.
Et bien souvent, cette « place » nous destine à des actions et des gestes constamment dévalorisés, alors qu’ils répondent à de grands besoins collectifs. Ces gestes peuvent être liés à la consommation, au travail domestique, au soin aux autres, au travail rémunéré. Ces quatre thématiques sont en général privilégiées dans les grèves féministes : elles indiquent une partie des « lieux de l’injustice », là où se rejoue sans cesse la pièce des discriminations envers les femmes. Mais parce qu’elle résonne à l’unisson dans les réflexions des femmes, quand elles prennent le temps de se pencher sur leur vie, mais aussi, parce qu’elle est une magnifique porte d’entrée vers les quatre autres dimensions, la « charge mentale » a été ajoutée aux thématiques ciblées par Vie Féminine.
La charge mentale
La charge mentale, c’est cette responsabilité assumée en majorité par les femmes et qui consiste à organiser, planifier, programmer la vie quotidienne.
Cela va de la gestion de l’agenda collectif (« On attend de moi que je “ pense à tout ”, que je sois la “ fonction rappel ”») aux multiples rendez-vous familiaux ou de l’entourage à assurer (« Plus beaucoup de temps pour moi, une fois que j’ai tout réglé », « les femmes doivent toujours se plier en quatre pour les autres »).
Si elle est difficilement quantifiable, cette charge mentale est très souvent évoquée par les femmes comme une dimension transversale aux autres thématiques, relativement lourde à vivre, d’autant plus que, par définition, elle ne s’arrête jamais...
Héritée directement de notre socialisation genrée et des notions de don de soi et de sacrifice qui la sous-tendent, comme « caractéristiques typiquement féminines » (« on m’a toujours dit que je devais être disponible pour les autres »), cette attitude sacrificielle est souvent invisibilisée alors qu’elle est essentielle au bon fonctionnement d’un groupe, qu’il soit familial ou pas.
La charge mentale souvent assumée par les femmes les confine dans un rôle qui limite leurs marges de manœuvre et l’amplitude de leurs propres choix. Une injustice particulièrement indétectable dans ce monde qui préfère souvent feindre que l’égalité est atteinte, plutôt que d’écouter ce que les femmes vivent réellement...
Le travail rémunéré
L’emploi des femmes est une condition de leur indépendance. Mais elles restent majoritaires à occuper les emplois précaires, et cela d’autant plus si elles sont migrantes ou racisées. C’est ainsi que 76 % des travailleur·euse·s en temps partiel sont des femmes 3. Si le temps partiel est choisi pour certaines, il est subi par la majorité d’entre-elles, faute de ne pas trouver un temps plein ou faute de ne pas trouver de solution aux travaux ménagers ou à la garde des enfants. Le temps partiel, c’est surtout des horaires atypiques et peu pratiques, un salaire réduit, une pression vers plus de fluctuation dans les horaires de travail et la difficulté d’atteindre une carrière complète à l’âge de la pension. Ces emplois et ces carrières précaires se répercutent évidemment sur le salaire et les pensions des femmes qui stagnent toujours plus bas que ceux des hommes. Les réalités des femmes au travail mettent en lumière une organisation de la société qui dévalorise l’activité non marchande et privilégie la flexibilité des travailleur·euse·s.
Le travail domestique
Selon les calculs tout récents mis en avant par Oxfam 4 , 42 % des femmes dans le monde ne peuvent avoir un travail rémunéré « en raison d’une charge trop importante du travail de soin qu’on leur fait porter dans le cadre privé/familial », contre seulement 6 % des hommes.
Sous cette thématique, on retrouvera notamment le partage des tâches encore fortement genré et inégalitaire, mais aussi la « double journée » de beaucoup de femmes (« Tu travailles toute la journée et soir, c’est rebelote chez toi. Il est tard quand on peut s’asseoir... »)
La préparation du repas ou du cartable quand on a des enfants, constitue une partie du quotidien d’une majorité de femmes, car c’est ainsi qu’on les a socialisées... pour être au service de leur entourage dans la sphère privée. Et on est loin de la caricature quand on dit ça. Le nombre de femmes qui parlent encore de rentrer pour faire leur souper ou leur repassage, leur nettoyage, leur ménage est assez éloquent.
En 2016, l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes publiait « si nous considérons l’emploi du temps des femmes et des hommes comme un reflet fidèle de la manière dont ils organisent leur quotidien, nous constatons que les stéréotypes de genre sont encore aussi immuables qu’il y a 15 ans. Les hommes consacrent davantage de temps que les femmes au travail rémunéré et les femmes consacrent, elles, davantage de temps aux tâches ménagères et aux enfants. [...] Les stéréotypes de genre quotidiens sont immuables, mais surtout, ils semblent encore bien plus présents qu’avant 2013. Le fossé en termes de durée de temps de loisirs entre les femmes et les hommes s’est élargi. Il s’agit de la conséquence d’une augmentation de temps de loisirs chez les hommes...» 5
Le soin aux autres
« Ce qui me pèse, c’est de devoir toujours gérer les conflits de famille pour que tout le monde s’apaise 6 » . Dans leur vie privée ou à travers leur emploi, ce sont souvent aux femmes qu’on « confie » le care, ce « souci » de l’autre. Prendre soin des autres leur incomberait parce que leur « nature » serait ainsi faite... Ce sont elles qui portent et donnent naissance aux enfants, de là à penser que ce sont donc elles qui s’en occupent le mieux, il n’y a qu’un pas... que franchissent la plupart des gens. Le don de soi, l’esprit de sacrifice pour sa famille, et par extension, à son entourage et aux autres sont des caractéristiques très stéréotypées, mais qui ont la peau dure.
Les femmes qui osent dire qu’elles ne veulent pas d’enfants ou les grand-mères qui osent refuser, même très rarement, de garder leurs petits-enfants, le savent bien : c’est de ce côté-là qu’on attend les femmes et qu’on entend les laisser. Une grande partie des acteurs de notre socialisation s’ingénie à faire rentrer dans la tête des femmes que leur bonheur passe d’abord par le fait de s’occuper et de rendre heureux les autres 7.
Cette dimension recouvre vraiment des réalités alarmantes. Cristina Carrasco, docteure en sciences économiques et professeure au Département de Théorie économique de l’Université de Barcelone, a publié en 2015 une étude sur la prise en charge du soin aux autres 8 : « […] Les résultats montrent que les soins post-hospitaliers sont assumés pour l’essentiel dans les foyers et, surtout, par la population féminine. Ils montrent aussi que cela représente d’énormes coûts de divers types pour les personnes soignantes ; coûts qui demeurent invisibles aussi bien pour l’économie que pour la société. Mais cela représente aussi des coûts sociaux, des coûts qui ne sont pas pris en compte dans les études habituelles d’économie de la santé et qui peuvent avoir, à moyen terme, des conséquences significatives : répercussions négatives sur la participation des femmes au marché du travail ; augmentation des coûts de santé du fait de la dégradation de la santé des personnes soignantes ; perte de bien-être de la population soignante, etc. »
La même logique est à l’œuvre dans les secteurs professionnels : ce sont aussi les femmes qui se chargent d’assurer des services à la collectivité avec des moyens financiers trop faibles. Les métiers des secteurs de la petite enfance, de la santé, du social ou encore du nettoyage sont féminisés à plus de 85 % 9,mais souffrent de manque de personnel, de grosses charges de travail, de fortes pressions et de stress, le tout pour des salaires trop bas.
La consommation
La thématique de la consommation interroge nos manières de consommer et leur organisation pratique. Elle porte aussi sur les options prises au niveau du commerce international, les questions éthiques ou écologiques, et la marge de manœuvre possible appartenant aux citoyen·ne·s. Elle peut aussi mettre en lumière des réalités comme la taxe rose 10, le « feminism-washing 11 », et d’autres phénomènes liés au capitalisme. Une thématique à aborder sans modération, tant elle est révélatrice de nos vies, qu’il faut cependant aborder avec une vigilance essentielle : ne pas culpabiliser les femmes en dressant les « bonnes » manières de faire contre les « mauvaises ». Cherchons plutôt à analyser les différentes forces à l’œuvre et les leviers sociétaux que l’on pourrait activer pour plus de justice et d’égalité.
Une grève à notre manière
Pour Vie Féminine, la grève du 8 mars s’est organisée, en poursuivant, comme toujours, les objectifs au cœur des missions d’Éducation permanente féministe (EPF) : rencontrer les femmes, décoder, avec elles leurs réalités, la transversalité des discriminations qui les unit, analyser de manière critique et faire valoir, avec elles, leurs droits à travers un choix quasi illimité de projets, d’interpellations, d’activités, d’événements… Autant de manières de s’inscrire dans un horizon d’émancipation individuelle et collective et de transformations sociales.
Du visuel choisi aux outils d’animation et de mobilisation, en passant par un processus collectif soutenu, nous nous sommes ainsi lentement – mais sûrement – appropriées la grève, en nous posant de nombreuses questions, en interrogeant nos objectifs concrets et les moyens de les rencontrer, en démultipliant les lieux qui y travaillent et en les articulant le plus étroitement possible. En tant que mouvement d’éducation permanente, il est en effet essentiel de permettre à la plus grande diversité possible de femmes de participer à cet événement. Participer en étant là, d’une manière ou d’une autre dans le processus (celle qui conviendra le mieux à chacune), mais aussi en « prenant part », en se réappropriant le concept de la grève pour en faire un endroit de revendication « à elle », « habité par ses propres réflexions sur sa vie ».
La volonté est d’affirmer, avec toutes les femmes qui le souhaitent, qu’il y a des rôles et tâches qui sont « imposés » aux femmes dans la sphère privée, le « ménage », la famille... et que ces rôles et ces tâches sont dévalorisés, minimisés et invisibilisés, alors qu’ils permettent à toute une société de fonctionner.
Mais nous ne voulons pas le faire de manière désincarnée, dans des discours qui ne s’ancrent nulle part. Ces affirmations – fruits d’une longue expérience de contact avec les réalités de vie des femmes et du travail d’EPF à partir de celles-ci – nous les souhaitons alimentées, nourries, portées par les femmes elles-mêmes.
Sans non plus instrumentaliser les femmes, ni leur faire dire que ce que l’on a envie d’entendre... Il n’y pas d’émancipation possible de l’extérieur. Vie Féminine veut offrir des espaces et des temps privilégiés aux femmes pour qu’elles puissent réfléchir au sens de leur propre grève et instaurer une dynamique, à partir des femmes elles-mêmes et des endroits où elles vivent. Car il s’agit bien de ce rêve : une dynamique de préparation bouillonnante, dans tous les lieux possibles, sans une centralisation décidée ailleurs, pour que les femmes puissent trouver ou inventer une manière de faire grève qui leur aille comme un gant.
Une grève pour toutes
Mais comment parler à toutes les femmes en élargissant le cercle au-delà des féministes convaincues, habituées aux manifestations et aux revendications en tous genres, pour faire en sorte que chaque femme se sente concernée par ce qui est en train de se passer ? Après tout, la plupart d’entre elles subissent en partie les mêmes discriminations. Dans cette ère où l’inclusion est un objectif souvent énoncé, mais plus rarement accompli, nous voulons affiner nos vigilances et regarder du côté des femmes qui ne se disent même pas qu’elles ont envie ou devraient faire grève, qui n’oseraient pas la faire pour toute une série de raisons, ou qui n’y auraient tout simplement pas accès...
C’est bien pour cela que le processus dans lequel Vie Féminine s’est engagé depuis des mois parait, à certains égards, encore plus important que le 8 mars lui-même. Toutes ces prises de conscience, ces débats, ces renforcements, entre femmes, sur l’injuste présent au creux de nos vies et surtout sur la légitimité de vouloir le remplacer par un respect plus fort de nos droits ou un renforcement de ceux-ci... Voilà bien ce qui anime nos quotidiens actuellement, avec une politisation à tous les stades, et une volonté féroce de transformation concrète de la société. Car en réalité, nous ne demandons rien de scandaleusement impossible : une répartition juste des réponses aux besoins de toutes et tous et donc une prise en charge collective bien plus efficiente. Ce qui est scandaleux, c’est l’ombre projetée sur ce qui, dans la vie des femmes, est confisqué pour permettre à l’entièreté du monde de fonctionner... Le 8 mars entend montrer que « quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête ! », non pas pour l’interrompre net, évidemment ; mais pour qu’il tourne mieux. En tenant compte de la moitié de sa population, de ses aspirations et en rendant visible le travail indispensable fourni par celle-ci. Mieux : en appelant les États à prendre la responsabilité des choses qui ne devraient pas peser aussi lourdement sur la vie des femmes. Une responsabilité collective, qui semble tant faire défaut dans les réalités que recouvrent les thématiques choisies pour cette grève... #
Aurore Kesch, Présidente de Vie féminine
1. S. PANET, « Grèves de femmes : quand le monde s’arrête de tourner », Axelle, Hors-série n° 215-216, pp. 56-57, Janvier-février 2019.
2. Ibid.
3. Femmes et Hommes en Belgique, Statistiques et indicateurs de genre, Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes.
4. C. COFFEY, P. ESPINOZA REVOLLO, R. HARVEY, et al., Celles qui comptent : note méthodologique, Oxfam GB, Royaume-Uni, 2020.
5. Genre et emploi du temps, (non-)évolution des stéréotypes de genre, 1999, 2005 et 2013, Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, 2016.
6. Les témoignages sont issus de rencontres préparatoires à la grève qui ont eu lieu à Mouscron.
7. Un DVD consacré aux violences conjugales (« Quand les murs parlent, il faut oser entendre », une collaboration Vie Féminine-Province de Namur), et réalisé avec des victimes elles-mêmes, montre bien à quel point une telle mission « de l’amour » peut être un terreau fertile pour la mise en place d’une domination par le partenaire... Cette « assignation » à ces caractéristiques dites féminines ne doit plus du tout être considérée comme anodine, ou inoffensive : elle va jusqu’à permettre des féminicides !
8. https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2007-2-page-30.htm?contenu=article
9. Statbel.fgov.be, 2018.
10. On appelle « Taxe Rose » ou « Woman Tax » un phénomène qui découle d’un constat : les produits de consommation quotidienne destinés aux femmes coûtent systématiquement plus chers que ceux destinés aux hommes. Même lorsqu’ils sont pratiquement identiques. Rédaction RTBF, 6/02/14
11. « Feminism washing », qui consiste, à l’image du «green washing» pour l’écologie, à se donner une image d’entreprise soucieuse d’égalité sans que cela ne soit suivi dans les faits. Le Monde, 8/01/18 © Gustave Deghilage