Les questions environnementales sont devenues incontournables dans le débat public et les agendas politiques. Considérées comme des enjeux globaux par excellence, censés transcender les clivages entre Nord et Sud, entre riches et pauvres et entre hommes et femmes, ces questions ont finalement été peu abordées sous le prisme du genre. Hommes et femmes ne sont toutefois pas égaux. La terre et ses ressources, les pouvoirs politiques et les valorisations symboliques sont distribués inégalement.
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Le contrôle des richesses naturelles est au cœur des luttes de pouvoir. « Déposséder pour plus accumuler » 1 est une logique implacable commune à de nombreuses entreprises prédatrices à travers le temps. Pour l’illustrer, Laugier, Falquet et Molinier 2 ont dressé un continuum entre l’appropriation par les colons des terres « vierges » des populations autochtones et le mouvement des enclosures – le démantèlement des terres communales dont les paysans tiraient une partie de leurs moyens d’existence, il y a quelques siècles encore. Plus proche de nous, une même logique nous est donnée à voir : les progrès de la biotechnologie et de la génétique, à partir des années 1990, ont conduit à l’appropriation de biens communs par des firmes transnationales à travers le brevetage du vivant ainsi qu’à la pollution génétique des environnements.
Enfin, aujourd’hui, des communautés rurales et indigènes voient les ressources naturelles de leurs territoires spoliées par des entreprises agricoles, extractives, énergétiques ou touristiques, avec le soutien actif ou passif d’États kleptocratiques qui n’ont pas hésité à bafouer des régimes fonciers coutumiers, à modifier des lois pour soulever les rares mesures qui protégeaient encore les populations vivant ou travaillant sur les territoires convoités.
Les décideurs justifient l’exploitation de ces territoires en invoquant des impératifs de croissance ou de développement, ou encore des raisons relevant de l’intérêt national. Reconversion des territoires et... contorsion de l’histoire. Un récit calibré et instrumentalisé par et pour les décideurs qui, en un tour de main, assimilent la contestation de l’exploitation économique à un rejet du développement, voire à une forme de criminalité politique. Quiconque résiste à l’accaparement des terres, à la déforestation, à l’extraction des ressources, à la construction de stations touristiques ou de zones économiques spéciales, ainsi qu’aux violations des droits humains et à l’injustice socioculturelle qui en découlent, est ainsi dépeint comme un dissident et une menace pour la sécurité nationale. Les raisons de la colère sont pourtant nombreuses. Les populations locales ne profitent pas ou peu des transformations radicales des environnements et des « opportunités » censées les accompagner, notamment en termes d’emplois et de revenus. « Dans la plupart des cas, elles perdent leurs moyens de subsistance, leur domicile, leur culture et l’accès aux ressources naturelles ; elles sont souvent expulsées, relogées de force et obligées d’accepter du travail précaire et mal payé. » 3
Au-delà, ces manœuvres pour exploiter, conquérir et dompter la nature et ses ressources témoignent d’une distanciation entre ces formes d’économie et le cadre matériel et physique dans lequel elles s’inscrivent. Les principes de droit, de justice et même de survie de l’humanité sont ainsi laminés sur l’autel du marché.
Atteintes environnementales atteintes des rapports de genre
La recherche de profit n’a ni limite ni complexe. La marchandisation touche les biens communs du sol et du sous-sol, et fait l’objet de nombreux affrontements. Les impacts sociaux et environnementaux provoqués par ces bouleversements sont multiples et profonds. Mais s’ils pèsent sur l’ensemble de la population, ils ne se répercutent pas de façon identique selon les sexes.
Les femmes jouent un rôle majeur dans l’agriculture, en particulier dans les cultures vivrières destinées à la production alimentaire des familles. Cette féminisation apparente de l’agriculture n’est toutefois qu’un leurre, car les obstacles qui se posent à elles sont tels qu’il serait plus exact de parler de féminisation de la pauvreté rurale.
Les femmes ont globalement moins accès aux ressources productives que les hommes. La terre est distribuée de manière inégalitaire, que ce soit en quantité ou en qualité. Elles ne disposent pas non plus des mêmes droits dans la plupart des régimes coutumiers et légaux modernes.
Les femmes ont globalement moins accès aux ressources productives que les hommes.
Autre élément aggravant : les femmes méconnaissent souvent leurs droits et sont donc plus vulnérables aux pressions, intimidations et (s)extorsions de leur entourage. Enfin, la triple charge de travail des femmes – domestique, productive et communautaire – est un autre motif du déséquilibre entre les sexes.
Les projets de développement, la détérioration de l’environnement, la ruée sur les terres agricoles et l’accaparement des ressources en eau ainsi que l’effondrement de la biodiversité amplifient les répercussions sur les femmes rurales, sur les épaules desquelles repose souvent la responsabilité de nourrir la famille, d’approvisionner le ménage en eau et en énergie. En les empêchant d’« assumer leurs responsabilités » envers leurs familles, dans des contextes de grande pauvreté, cette situation est source de dévalorisation pour les femmes et de tension au sein des ménages, ne contribuant pas à une évolution favorable des rapports de genre.
Penser le genre et l’environnement
Parmi les différentes formes d’inégalités environnementales, il en est une autre particulièrement odieuse : le racisme environnemental qui autorise la destruction et la pollution de l’environnement dans lequel vivent les peuples « autres » : les autochtones, les populations appauvries et racisées 4.
Tant que les dégradations environnementales demeuraient ciblées et discriminées, elles apparaissaient comme des accommodements raisonnables. Si cette politique de l’autruche est encore de mise, une donne a toutefois changé ces dernières années : les populations privilégiées du Sud et du Nord ont pris progressivement conscience que l’externalisation du problème n’était plus possible, qu’elles aussi allaient être impactées. En bref, « que l’en-dehors n’existait plus dans notre économie entièrement mondialisée et marchandisée » 5.
Les principes de séparation entre humains et nature, entre humains et non-humains ou l’idée d’indépendance absolue de l’économie ont été battus en brèche par des écoféministes qui ont repris l’approche éthique du care pour l’appliquer à l’environnement. A contrario des sacro-saints préceptes d’autonomie, de liberté et d’efficacité soutenus par la modernité et solubles dans la doxa néolibérale, elles insistent sur les conceptions de vulnérabilité, d’interdépendance et d’indispensabilité. Des concepts qui ne renvoient plus, comme à l’accoutumée, aux seules femmes, mais à l’ensemble des êtres humains et à tout ce qui dans notre environnement est fragile et doit être protégé.
L’éthique du care renvoie à la réalité ordinaire du maintien de la vie, au travail de « réparation et de maintenance » 6 qui sont des rôles sociaux majoritairement dévolus aux femmes. Ces actes de soin (qu’ils soient appliqués à l’environnement ou à la famille) souvent invisibilisés et négligés sont désormais mis en avant et revalorisés dans cette approche, car indispensables à la dynamique de toutes les sociétés.
Des mouvements de femmes, qui se reconnaissent ou non comme écoféministes, ont dressé une analogie entre la domination de l’espèce humaine sur la nature et la domination des hommes sur les femmes. Même processus de division, de hiérarchisation dans les relations sociales et les rapports au monde. Une répartition binaire entre, d’un côté, la dévalorisation de la nature, des femmes, de la subjectivité, des émotions. De l’autre, la plus-value de la culture, des hommes, de l’objectivité et de la raison.
Ecoféminisme du Sud et luttes socio-environnementales
Enfin, aux deux dominations croisées des femmes et de la nature, des écoféministes du Sud en ont ajouté une troisième, celle de la domination (post)coloniale. Elles entendent d’une part démontrer comment plus de 500 ans de colonisation ont affecté les trajectoires économiques des pays du Sud et dégradé leur environnement. Et d’autre part, elles veulent s’insurger contre les actuels processus de recolonisation liés à l’extractivisme néolibéral qui contribue au détournement de ressources vitales pour les populations locales et à la détérioration de l’agriculture paysanne. Ainsi, au Honduras, un tiers du territoire national est sous concession minière, et près d’un cinquième au Pérou 7.
Pour contraindre leurs communautés à quitter les territoires convoités, des agressions et intimidations sexistes sont régulièrement commises.
La militante Berta Caceres, figure de proue du combat contre le capitalisme et le sexisme au Honduras, cofondatrice du Conseil civique des organisations populaires et autochtones, était engagée au confluent des luttes environnementales, féministes et indigènes. Elle a été tuée en 2016, après avoir été menacée de mort et de viol à de nombreuses reprises pour son activisme en faveur des droits des communautés Lenca et pour son opposition aux projets de grands barrages hydroélectriques par l’entreprise hondurienne Desarrollos Energéticos S.A. (DESA), en partenariat avec le groupe chinois Sinohydro et le soutien de la Banque mondiale.
Les femmes rurales et les communautés indigènes sont souvent en première ligne dans les conflits environnementaux. Pour les discipliner, pour qu’elles se conforment aux prescrits sociaux et pour contraindre leurs communautés à quitter les territoires convoités, des agressions et intimidations sexistes sont régulièrement commises avec le soutien actif ou passif des forces militaires, des agents de l’État, des entreprises et institutions financières. Un scénario connu destiné à briser et annihiler les résistances des femmes.
Un modèle alternatif de gestion des ressources ?
Les inégalités de genre dans la gestion des ressources naturelles – en particulier les droits fonciers – sont criantes, mais insuffisamment questionnées. Elles n’apparaissent pas comme un facteur clé pouvant expliquer de faibles résultats en matière de développement humain. Même dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement, le genre, qui constituait un marqueur en termes de santé, d’éducation, de représentation politique, était absent en matière d’accès aux ressources. 8 Or la protection et la sécurisation des droits fonciers sont prioritaires pour l’empowerment des femmes paysannes.
Bina Agarwal 9, écoféministe du Sud, défend dans son ouvrage « Un champ à soi » l’idée centrale selon laquelle la reconnaissance des droits autonomes des femmes à la terre serait le point de départ d’avancées notoires en cascade. Tout d’abord, elle réduirait le risque de pauvreté pour tous les membres du ménage, femmes et filles comprises. Ensuite, sécuriser l’accès et le contrôle à la terre améliorerait les capacités et la motivation à investir, entraînant une meilleure productivité. Enfin, le droit à la terre permettrait aux femmes d’acquérir plus de « pouvoir », d’être plus valorisées et reconnues et de contribuer ainsi à une transformation positive et durable des relations entre hommes et femmes.
Les défis sont complexes et un rééquilibrage des pouvoirs est indispensable. De nombreux mouvements de femmes, notamment écoféministes, se mobilisent pour la défense de leur milieu de vie et pour leurs droits. Ils centrent leurs réflexions et leurs actions revendicatives autour d’une triple critique que nous rappelons pour clore cet article : tout d’abord celle portant sur la prétendue indépendance de l’économie. Il n’y a pas de travail sans cadre matériel et physique, pas de travail sans travail domestique. Celle ensuite qui prône un autre rapport à la nature et une conception plus englobante de celle-ci. Dans sa dimension la plus politique, l’écoféminisme dénonce enfin une triple domination : celle des hommes sur les femmes, des êtres humains sur la nature, et enfin celle du Nord sur le Sud. #
1. D. Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.
2. S. Laugier, J. Falquet, P. Molinier, « Genre et inégalités environnementales : nouvelles menaces, nouvelles analyses, nouveaux féminismes », Cahiers du Genre, Vol. 2, n° 59, 2015.
3. S. Guttal, « Accaparement des ressources et criminalisation des luttes », Alternatives Sud, Vol.26, n° 4, Syllepse-Cetri, Paris-LLN, 2019.
4. « Racisé.e.s » n’est pas une notion descriptive, mais analytique. « Les individus font l’objet d’une ‘racisation’, c’est-à-dire d’une construction sociale discriminante, marquée du négatif, à travers l’histoire » (Vergès, 2017).
5. S. Laugier, J. Falquet, P. Molinier, Op.cit.
6. J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.
7. F. Thomas, « Industries minières - Extraire à tout prix ? », Alternatives Sud, vol.20, n° 2, Syllepse-Cetri, Paris-LLN, 2013.
8. H. Guétat-Bernard, M. Saussey, Genre et savoirs - Pratiques et innovations rurales au Sud, Marseille, IRD Éditions, 2014.
9. B. Agarwal, A Field’s of One’s Own, Cambridge University Press, Cambridge, 1995.
Aurélie Leroy, Chargée d’étude au CETRI – Centre tricontinental.
©Antoine Moens de Hase