photo interviewL’année 2019 marque les 100 ans de l’Organisation internationale du travail (OIT). Depuis ses débuts, le monde du travail a connu de profonds changements qui imposent aux Institutions du travail de nouveaux défis. Un groupe d’experts a ainsi été mandaté par l’OIT pour penser l’avenir du travail dans une perspective d’amélioration pour toutes et tous. Luc Cortebeeck, président honoraire de l’OIT et de la CSC en faisait partie. Il revient sur les points forts du rapport de cette Commission mondiale sur l’Avenir du travail et esquisse en préambule un bilan de l’organisation.

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L’OIT a 100 ans. Comment définiriez-vous cette organisation aujourd’hui ?

L’OIT est une organisation qui produit de la législation sociale pour le monde entier. Ce sont 190 conventions dont l’ultime porte sur la violence et le harcèlement au travail (2019) et constitue une dernière grande victoire pour les travailleur·euse·s. Bien sûr, ces conventions, pour avoir une réelle portée, ne doivent pas seulement être adoptées. Elles doivent également être ratifiées (caractère contraignant) et respectées par les gouvernements des États-membres et les employeur·euse·s. Parmi ces conventions, la catégorie principale traite des droits fondamentaux au travail. Il s’agit de la liberté syndicale et de la reconnaissance effective du droit de négociation collective, l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire, l’abolition effective du travail des enfants et l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession.

Dans quel contexte l’OIT est-elle née ?

L’OIT a été fondée en 1919, au sortir de la Première Guerre mondiale. Dans les pays occidentaux, la révolution industrielle avait profondément restructuré le monde du travail. Les répercussions sur les travailleur·euse·s étaient considérables et la crainte de voir le communisme se répandre comme réponse aux problèmes qui se posaient était bien réelle. N’oublions pas que depuis 1917, la Révolution russe était en marche… C’est dans ce contexte où le besoin de paix et de stabilité se faisait ressentir que l’OIT fut créée, à Versailles, par la Commission de la législation internationale du travail chargée par la Conférence de Paix de mettre en place une organisation internationale.
Ce qui est remarquable, c’est qu’on ait eu, il y a 100 ans, l’idée et le courage surtout, de créer une organisation internationale ; la première initiative de ce type, développée parallèlement à la Société des Nations/Ligue des Nations qui s’est quant à elle soldée par un échec. Ce qui est remarquable également, c’est qu’on ait eu cette intuition qu’une paix universelle et durable ne pouvait se bâtir que sur le socle d’une justice sociale. Et que pour atteindre cette justice sociale, il fallait avancer ensemble : travailleurs, employeurs et gouvernements. L’organisation internationale a été fondée sur cette base tripartite au sein de laquelle les partenaires sociaux et les gouvernements ont une voix égale dans la prise de décision. Ces trois groupes sont des décideurs au sein de l’OIT. Ils ne sont pas là seulement pour donner des avis ou pour demander des conseils. C’est la seule organisation internationale où les gouvernements, les travailleurs et les employeurs décident ensemble. Aujourd’hui, les problèmes dans le multilatéralisme sont tellement importants et exprimés que ce serait très difficile, voire impensable de créer une organisation de ce rang-là. En cause également le refoulement du dialogue social dans beaucoup de pays, y compris chez nous...

Quel bilan tirez-vous de l’OIT dans une perspective internationale ?

Au niveau international, l’OIT a contribué à de nombreux changements dans le monde. La pauvreté a fortement diminué, la protection sociale s’est développée dans de nombreux pays, même s’il faut l’admettre, le pourcentage de pays qui possèdent de vrais systèmes de sécurité sociale (29 %) reste faible et représente un défi à relever pour l’OIT. Le travail des enfants a été réduit également. Il a diminué de moitié en 20 ans, même s’il reste malgré tout 152 millions d’enfants au travail. L’OIT a aussi discuté des salaires minimums pour les travailleur·euse·s, de leur place dans les institutions nationales, a soutenu le dialogue social, permis la création de syndicats, etc. Et lorsque les systèmes et pratiques de l’OIT sont niés ou rejetés par certains États, un appel à ce qu’ils soient respectés se fait systématiquement.

Et au niveau européen ?

Sur le plan européen, l’OIT a été une source d’inspiration dans la construction des systèmes sociaux des pays membres (Belgique, France, Allemagne, Pays-Bas…), et ce principalement après la Seconde Guerre mondiale. Ces pays ont repris les idées et le système de l’OIT à leur compte. Nous avons par exemple en Belgique un Conseil national du travail, un Conseil central de l’économie, etc. Les pays européens dès lors dotés d’une législation sociale et d’un système de sécurité sociale performant, ont alors soutenu le développement des autres pays avec comme pensée dominante sous-jacente celle contenue dans le traité de Versailles (pas de paix sans justice sociale) et la conviction selon laquelle si tous les pays respectaient les mêmes règles, il n’y aurait pas de concurrence qui se ferait sur le dos des travailleur·euse·s. Cela reste important aujourd’hui, même si ce n’est pas toujours respecté. L’Europe a donc dans un premier temps profité des idées de l’OIT, et les a ensuite implémentées puis soutenues dans les autres pays dans le cadre du développement, avec parfois des résistances de ces pays en développement considérant qu’on leur exportait un modèle et des valeurs qui n’étaient pas les leurs et que cela pouvait constituer un frein à leur propre développement.

Qu’en est-il de cette position de l’Europe dans l’OIT aujourd’hui ?

Suite à la crise financière et à la crise liée à la dette, l’Europe a été confrontée à ses propres difficultés, en Grèce, au Portugal, en Irlande, etc. À ce moment-là, la tension entre l’Union européenne et l’OIT était forte. Cette période marque un tournant dans l’histoire de la relation des pays européens à l’OIT. En effet, nos pays ont commencé à avoir eux-mêmes besoin des droits de l’OIT même si ces droits sont plus généraux que ceux contenus dans notre législation.

Par exemple ?

Il y a beaucoup d’exemples ! Prenons celui de la Convention sur le travail domestique qui a été adoptée en 2011 pour répondre à des problématiques dans ce secteur en Inde et en Amérique latine. La convention est désormais aussi utilisée chez nous. Dans le cadre des négociations sur l’augmentation salariale des travailleuses du secteur des titres-services, par exemple, que les employeurs rechignent à aligner sur les autres secteurs. Grâce à la Convention collective de travail relative à ce secteur, ces travailleuses forment à présent un groupe homogène et peuvent dès lors déposer des préavis de grève, ce qui n’était pas le cas avant. Un autre exemple concerne les remises en question du droit de grève. Ou encore les tentatives de dépassement du plafond maximal d’heures de travail par semaine, contraignant de plus en plus fréquemment les permanents syndicaux du secteur de l’industrie à recourir à la convention n° 1 de l’OIT 1.

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Les derniers gouvernements ont de plus en plus repoussé le dialogue social ou lui ont attribué des missions quasiment impossibles à réaliser telles que l’établissement de la liste des métiers pénibles dans le cadre de l’allongement des carrières. Cette tendance était déjà perceptible en 2012, mais il ne s’agissait alors que de tentatives. La situation s’est dégradée sous l’impulsion des derniers gouvernements dont la volonté a été de supprimer les corps intermédiaires (syndicats et société civile) entre le niveau politique et la population.

L’ambition de la Commission sur l’Avenir du Travail 2 était de ne pas être en deçà des revendications antérieures. Y êtes-vous arrivés ?

Du côté des travailleur·euse·s, on craignait en effet que cette initiative ne soit l’occasion de rediscuter certains principes fondamentaux de l’OIT contenus dans le Traité de Versailles. Cela n’a pas été le cas. D’emblée, la Commission a en effet réitéré l’importance de l’OIT comme le contrat social le plus fondamental dans l’histoire du monde. Elle a réaffirmé la pertinence de ses principes fondamentaux dans le monde d’aujourd’hui. Les temps ont changé. La façon de faire est peut-être différente d’il y a 100 ans, mais pas les principes.

Du côté des travailleur·euse·s, on craignait que cette initiative ne soit l’occasion de rediscuter certains principes fondamentaux de l’OIT.

Maintenant, ces principes doivent être revigorés, renouvelés et renforcés. C’est indispensable si nous voulons éviter de nouvelles crises et affronter les nouveaux défis du monde du travail que sont la digitalisation de l’économie, le développement des plateformes numériques, le déclin de la population européenne (diminution de 14% de la population active dans les 50 années à venir) et l’augmentation démographique africaine (12% population active). Mais encore plus que la digitalisation, le réchauffement climatique est un problème auquel nous devons nous atteler, car si nous poursuivons dans la même voie, ce sont 80 millions d’emplois qui vont disparaitre vers 2030, et ce en raison du stress de la chaleur, des inondations... Même pour l’emploi, il est maintenant impératif de travailler sur le climat. Nous n’avons pas le choix. Si nous n’agissons pas face à ces nouveaux défis, les inégalités sociales existantes risquent de s’accroître encore davantage.

Comment la Commission propose-t-elle de mettre en œuvre ce contrat social ?

La Commission sur l’Avenir du Travail propose un agenda centré sur l’humain c’est-à-dire qui ne consiste pas à adapter les gens à ces nouveaux défis, mais « d’orienter les transformations en cours vers un avenir du travail qui offre dignité, sécurité et égalité des chances, en élargissant les libertés humaines » 3. Dans son rapport, elle donne ainsi en trois piliers 4 d’action et dix 5 recommandations quelques lignes de force sur la manière de mettre en œuvre le contrat social.
On peut y repérer plusieurs points importants. Tout d’abord l’établissement de la Garantie universelle de travail comme socle de protection sociale. En plus des critères existants comme la liberté syndicale, l’abolition du travail des enfants et du travail forcé, la fin des discriminations, le maintien de la relation du travail comme nœud de la protection du travail et la protection de tou·te·s quel que soit l’emploi ou le contrat de travail (c’est-à-dire aussi tou·te·s ceux·celles qui sont dans le travail informel soit 61% des travailleur·euse·s dans le monde), la Commission a ajouté les trois droits suivants : le droit à un salaire vivable, les limites des heures de travail et le droit à un lieu de travail sécurisé et sain. Il faut savoir en effet que chaque année, ce sont 2,8 millions de travailleur·euse·s qui meurent par le travail. Pour donner un ordre de grandeur, on compte 92.000 morts en raison des guerres et du terrorisme.
En lien avec l’économie digitale, l’approche choisie est centrée sur l’humain. C’est l’humain qui décide et non la technologie. C’est un autre point fort qui pointe entre autres la responsabilité de ceux qui font les algorithmes du travail et recommande l’établissement d’une convention sur les plateformes digitales. C’est donc une législation qui va au-delà des frontières.

Avez-vous rencontré des blocages au sein de la Commission ?

La Commission était composée de 27 experts provenant de régions et d’horizons professionnels différents n’appartenant pas tous à l’OIT : des philosophes, juristes, ONG, sociologues, économistes... Cela a enrichi considérablement les échanges et permis d’aboutir à un rapport consistant. Par après, le débat autour de la Déclaration sur l’Avenir du Travail a été plus compliqué. Lors de la conférence, les employeurs ont refusé d’utiliser certaines expressions présentes dans le rapport. Cela n’a toutefois pas empêché que tous les principes soient repris dans la Déclaration, mais dans une version amoindrie, dépourvue de concrétisation. Comment va-t-on donner ce droit en matière de sécurité et santé ? Comment va-t-on amorcer la discussion sur les plateformes digitales ? La Déclaration nous donne une perspective pour l’avenir, mais maintenant il faut envisager la concrétisation. Er is nog werk. 6


1. Convention n° 1, tendant à limiter à huit heures par jour et à quarante-huit heures par semaine le nombre des heures de travail dans les établissements industriels (Entrée en vigueur: 13 juin 1921)
2. L’OIT a mandaté en 2017 et pour une durée de deux ans une Commission d’experts afin de penser l’avenir du travail. Son rapport a été publié en janvier dernier.
3. Genève 2019, OIT, Travailler pour bâtir un avenir meilleur. Rapport de la Commission Mondiale sur l’Avenir du Travail, p. 28. https://www.ilo.org/global/publications/books/WCMS_662440/lang--fr/index.htm
4. Investir dans les capacités des personnes, investir dans les institutions du travail et augmenter l’investissement dans le travail décent et durable.
5. Ces dix revendications portent sur  la souveraineté du temps de travail, le renforcement de la représentation collective et du dialogue social, une approche du commandement humain en technologie, une réglementation internationale sur les plateformes de travail, un investissement dans les secteurs clefs d’emplois, le soutien aux entreprises d’économie réelle et à long terme, l’investissement dans les personnes (droit à apprentissage tout au long de la vie), un soutien aux personnes en transition de travail, un programme mesurable pour l’égalité des genre, une protection sociale universelle tout au long de la vie et une garantie universelle du travail.
6. L. Cortebeeck, Er is nog werk, de toekomst van waardig werk in de wereld, Lannoo, Tielt, 2019. Publication en français à venir.

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT

© M.Crozet

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