Photo Interview« Les alternatives ne manquent pas. Ce qui manque vraiment, c’est de la pensée alternative sur les alternatives. » 1 C’est le point de départ de la science critique engagée développée par le Centre d’études sociales (CES) de l’Université portugaise de Coimbra dirigée par le renommé sociologue Boaventura de Sousa Santos. Des pistes pour « décoloniser, démarchandiser et démocratiser » nos sociétés y sont explorées. Rencontre avec l’un de ses chercheurs, Elísio Estanque.

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Quelle est la situation du monde du travail portugais ?

Pays semi-périphérique, sous dictature depuis les années 1930 jusqu’à la révolution des œillets de 1974, et jusque-là essentiellement agricole, le Portugal a connu une industrialisation très partielle. Seul pays occidental avec une constitution socialiste datant de 1976, le droit du travail portugais est profondément marqué par les conceptions communistes et socialistes de la période d’après 1974. Depuis l’adhésion à l’Union européenne en 1986, le pays a connu des vagues successives de déréglementation, de flexibilisation et de segmentation de son marché du travail. La crise financière mondiale de 2008 a ensuite eu des répercussions très lourdes sur le marché du travail portugais et sur son système de négociation collective. Au point qu’on peut parler d’état d’exception. Les inégalités ont été renforcées par les mesures de la Troïka, des dynamiques de contestation sociale ont eu lieu associant mouvements sociaux et syndicaux.

Comment se présente la situation syndicale portugaise ?

Nulle part ailleurs en Europe, les travailleur·euse·s n’ont connu une chute de la négociation collective semblable à celle du Portugal. En 2008, les conventions collectives couvraient 1.900.000 travailleur·euse·s. En 2012, elles n’en couvraient plus que 328.000. Cet affaiblissement a lourdement impacté les organisations syndicales, réunies au sein des confédérations CGTP-IN et UGT-P 2. Le travail précaire, surtout des jeunes travailleur·euse·s, avoisine toujours les 20 %, même s’il a beaucoup baissé ces dernières années. Nombreux·euses sont les jeunes travailleur·euse·s de plus de 30 ans qui restent encore vivre chez leurs parents, faute de moyens. Depuis 2015, le gouvernement d’Antonio Costa (PS) dit de « geringonça 3 » a pu apporter une série d’améliorations substantielles, dans un contexte budgétaire difficile, comme le rétablissement des 35 heures pour le service public, la diminution du chômage (17,5 % [2013] à 6,7 % [2019]), l’augmentation du salaire minimum nominal (de 18,8 % sur quatre ans [505 euros en 2015, 600 euros en 2019]), l’annulation des mesures austéritaires antérieures concernant la sécurité sociale, notamment les pensions. Mais les grands problèmes structurels de l’économie portugaise, comme la précarité, l’accès difficile au logement, le faible pouvoir d’achat... subsistent. Ils ne peuvent disparaître en une mandature de quatre ans 4.

Quels sont les autres mouvements sociaux dans le pays ? Quelles dynamiques apportent-ils ?

De nouveaux mouvements sociaux comme les « Précaires inflexibles », « Génération à la traine », « La plateforme du 15 octobre » et « Que la Troïka soit mise à la poubelle ! » ont aidé considérablement à mettre la question de la précarité à l’agenda, surtout pendant les années 2010 et 2013. Les syndicats étaient à ce moment engagés dans des luttes plutôt défensives pour le droit du travail, face à la Troïka. Leur travail était aussi davantage orienté vers les acteurs parlementaires et institutionnels, selon les répertoires d’actions plus traditionnels. Les plateformes précitées venaient par contre avec de nouvelles initiatives, inconnues et non expérimentées jusque-là, donnant une visibilité par des actions de rue aux revendications d’anti-austérité. Il y a eu de l’unité dans l’action, entre les syndicats et ces nouvelles plateformes, la collaboration de la CGTP et des « Précaires inflexibles » notamment a été très remarquée.

Existe-t-il des mouvements d’extrême droite ?

Les résultats des élections – dernièrement des élections européennes avec quatorze députés européens élus de gauche, et sept de centre droit – montrent l’absence, voire la marginalité de l’extrême droite au sein du spectre politique portugais. Ceci ne signifie néanmoins pas que la société portugaise soit exempte de sentiments de racisme ou de xénophobie, comme le montre la propagande locale contre des « ciganos » (les gens du voyage) dans la périphérie de Lisbonne. Comme pays, lui-même traditionnellement d’émigration, le sentiment reste tout de même diffus et très limité, sans présence publique ou politique importante. Le nationalisme n’est par ailleurs pas un enjeu au Portugal. Ce qui peut néanmoins inquiéter, c’est la faible participation politique des citoyen·ne·s, ce qui sera certainement un grand enjeu du futur.

Quelles sont les initiatives futures que vous envisagez ?

Au niveau de nos recherches, nous souhaitons contribuer au renouvellement de la pensée critique et participer à la recherche « d’utopies réelles » et concrètes comme les appelle le sociologue américain Erik Olin Wright. Cette science sociale doit aider à rendre visibles les « futurs désirables » tels qu’ils existent, avant tout à la marge de la société, là où il y a exclusion et oppression. Selon Erik Olin Wright, « les utopies réelles transforment le no-where (le « nulle part ») de l’utopie en un now-here (un « ici-maintenant ») où il est possible de créer des alternatives émancipatrices du monde tel qu’il pourrait être dans le monde tel qu’il est. On peut trouver des utopies réelles partout où des idéaux émancipateurs sont incarnés dans des institutions, des pratiques et des propositions existantes. » 5 Avec Boaventura de Sousa Santos, le CES de Coimbra s’inscrit pleinement dans cette pensée. Nous insistons surtout sur la nécessité d’une théorie de la connaissance – au-delà des monocultures existantes 6 – qui puisse identifier les dynamiques de lutte d’émancipation qui sont à la marge de la société et faciliter leur compréhension à travers la traduction interculturelle. Notre projet européen « ALICE – Des miroirs étranges, des leçons insoupçonnées » est construit dans cette perspective. Il vise à contribuer à « guider l’Europe vers une nouvelle façon de partager des expériences » 7.

Est-ce qu’il y a un leitmotiv possible pour cette recherche d’alternatives et ces processus d’apprentissages globaux ?

La révolution des œillets de 1974 a permis de laisser l’autoritarisme de Salazar derrière elle. Quarante-cinq ans après, le leitmotiv de cette transition vers la démocratie « décolonisation, développement, démocratisation » reste au niveau global d’une actualité brûlante. Face à un néocolonialisme – défini par de nouvelles formes d’exploitations du sud, mais cette fois sans agent étatique colonial – , face à un marché total mobilisant toutes les formes de ressources et d’expériences humaines pour ses objectifs marchands et, dernièrement, face à des situations politiques de plus en plus post-démocratiques, Boaventura de Sousa Santos, a repris ce leitmotiv, en l’adaptant légèrement : « décoloniser, démarchandiser, démocratiser », sans doute inspirant pour tout projet de société d’utopie concrète. #

 Du droit des opprimés à la « pensée alternative sur les alternatives »Du droit des opprimés à la « pensée alternative sur les alternatives »

Au-delà de ses travaux en sociologie du droit réalisés à partir de son expérience dans la favela de « Jacarezinho » à Rio de Janeiro et dans lesquels il développe les concepts de « droit des opprimés », et de pluralisme juridique, Boaventura de Sousa Santos élabore au cours de ses recherches ce qu’il appelle l’épistémologie du Sud. C’est-à-dire une théorie de la connaissance, non pas d’un Sud géographique, mais d’un Sud compris comme l’ensemble des lieux exclus et opprimés par le patriarcat et le capitalisme marchand, désignés comme le Nord. Il s’agit pour lui de mettre progressivement en évidence les aspects invisibles, oubliés, écartés, sous l’oppression d’une monoculture qui gaspille l’expérience humaine. Quant à la science critique, elle doit combiner pour lui une « sociologie des absences » et une « sociologie des émergences ». « Alors que la sociologie des absences élargit le domaine des expériences sociales déjà disponibles, la sociologie des émergences élargit le domaine des expériences sociales possibles. Les deux sociologies sont étroitement associées, car plus d’expériences sont disponibles aujourd’hui dans le monde, plus d’expériences sont possibles dans le futur. Plus large est la réalité crédible, plus large est le champ des indices crédibles et des futurs possibles et concrets. » Face à la fragmentation des projets progressistes dans le monde, Boaventura de Sousa Santos appelle dernièrement dans un essai à la construction « d’apprentissages globaux » pour pouvoir « envisager des nouvelles alternatives d’union, tant au niveau national qu’au niveau international », à la gauche politique. Loin de vouloir promouvoir un modèle, l’approche de Boaventura de Sousa Santos vise, dans un contexte où les démocraties meurent démocratiquement, à souligner l’urgence et l’importance d’alliances et d’apprentissages transnationaux innovants .

Propos recueillis par Thomas Miessen


 

  1. http://alice.ces.uc.pt/en/
    2. http://www.worker-participation.eu/portugal.
    3. Littéralement, « le bidule », « le truc » ou « le machin », la « geringonça » désigne la coalition de gauche au pouvoir au Portugal depuis 2015.
    4. Tous ces éléments font actuellement partie du débat préélectoral des législatives portugaises qui auront lieu
    le 6 octobre 2019.
    5. http://futureswewant.net/erik-olin-wright-real-utopias/
    6. Boaventura de Sousa Santos identifie 5 formes de monocultures : (1) Monoculture du savoir scientifique, (2) monoculture du progrès et du temps linéaire écartant les autres temporalités, (3) monoculture du « monde développé » face aux autres, des hiérarchies et des classifications sociales (classe, ethnie, genre) (4) monoculture de la productivité écartant les autres formes de création de biens et de services, et (5) monoculture de l’universel (le global comme dominant sur le local). Face à ces 5 formes de monoculture, Boaventura de Sousa Santos propose : (1) une écologie des savoirs établissant un dialogue entre les différentes formes de savoir, (2) une écologie de temporalité plurielle, (3) une écologie des reconnaissances, (4) une écologie des productions et distributions et (5) une écologie transniveaux valorisant le local comme les autres niveaux, notamment dans leur résistance à la mondialisation hégémonique.
    7.http://alice.ces.uc.pt/en

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