Ils s’appellent Squeezie, Norman ou GuiHome. Ces « youtubeurs » sont devenus de véritables icônes pour les jeunes qui les suivent sur leur chaine YouTube. Véritable phénomène de société, cette nouvelle manière de s’informer inquiète les parents et secoue les médias traditionnels. Éclairage avec Mateusz Kukulka, spécialiste en médias sociaux.
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Comment définiriez-vous un « youtubeur » ?
Il faut d’abord savoir que ces youtubeurs préfèrent se présenter comme « vidéastes », car ils souhaitent de plus en plus prendre leurs distances avec YouTube. Néanmoins, de manière générale, un youtubeur est quelqu’un, souvent jeune, qui crée une chaine YouTube dans laquelle il se filme face caméra et se met en scène autour d’une thématique qu’il a envie d’exploiter. Le but étant de développer une audience la plus grande possible en créant une véritable communauté, c’est-à-dire des abonnés ou « followers » fidèles qui suivent et commentent leurs vidéos. L’image que ces youtubeurs véhiculent principalement est celle de jeunes qui racontent leur propre vie, jouent à des jeux vidéo ou testent des produits de beauté. Se limiter à cela, c’est oublier qu’il existe un nombre incalculable d’autres sujets abordés chez les youtubeurs : la politique, l’histoire, le sport, l’humour, les sciences, la vulgarisation... Soit des thématiques que l’on retrouve en fait dans les médias traditionnels.
Depuis quand le phénomène des youtubeurs a-t-il pris une telle ampleur ?
YouTube est né en 2005. Petit à petit, les jeunes s’y sont intéressés pour en faire une sorte de réseau social sur lequel ils ont trouvé de quoi s’informer sur à peu près tous les sujets. C’est vers 2009 que les premiers youtubeurs, armés d’une simple caméra, ont réellement cherché à créer leur propre audience. Ils symbolisent la démocratisation de la production audiovisuelle. À l’époque, aucun de ces youtubeurs ne s’est lancé avec l’idée d’en faire un métier et de gagner de l’argent. Ils étaient pour la plupart dans un simple ego-trip... mais la sauce a pris auprès de jeunes moins attirés par la télé que leurs parents. C’est une génération zapping qui a vu là l’occasion de passer d’une chaîne YouTube à l’autre avec un choix infini de vidéos à regarder. Comme l’audience augmentait fortement auprès de certains youtubeurs, YouTube a commencé à s’intéresser à eux avec l’objectif de les encourager à augmenter leurs abonnés. Dans la foulée, les annonceurs ont commencé à y voir un réel intérêt marketing pour placer des produits. Les plus célèbres youtubeurs, avec plusieurs milliers d’abonnés, ont donc commencé à être rémunérés. Ce qui les a amenés à se professionnaliser. Aujourd’hui, en France, certains youtubeurs ont plus de 10 millions d’abonnés !
YouTube est donc devenu un véritable média d’information pour de très nombreux jeunes...
Certaines études montrent que YouTube est devenu LE média de référence des adolescent·e·s, qui délaissent petit à petit les médias traditionnels. Rares sont les émissions télé qui font encore des millions de téléspectateurs chez les jeunes. Du coup, les artistes qui ont un album à promouvoir essayent de plus en plus de passer sur les chaînes YouTube de Squeezie ou de Mcfly & Carlito pour ne citer qu’eux : c’est, à chaque fois, s’assurer plusieurs millions de vues ! Et en termes de news, de plus en plus de jeunes se réfèrent effectivement à des youtubeurs qui analysent la société ou la politique à leur manière.
N’y a-t-il pas un risque de propagation de fausses informations ?
Bien sûr ! Mais j’ai envie de me montrer rassurant. D’abord parce que la majorité des youtubeurs qui cartonnent en termes d’audience auprès des jeunes sont plutôt dans la bienveillance : Cyprien, Norman, Enjoyphoenix... Bien sûr, on trouvera aussi des chaines complotistes ou d’autres véhiculant des contenus aux idées nauséabondes comme celles de Dieudonné ou d’Alain Soral. Mais à côté de cela, il y a tant de chaines qui vulgarisent l’histoire, la science, l’environnement... avec une vraie pédagogie et une volonté de bien faire. Un autre élément est qu’il existe une véritable culture du doute dans cette nouvelle génération. Ce qui effraye car cela peut mener à remettre en cause l’existence des chambres à gaz... Mais ce qu’on constate surtout, c’est que les youtubeurs tout comme leurs abonnés ont tendance à vérifier les sources plutôt deux fois qu’une. Un youtubeur qui trompe, qui ment ou qui triche sera immédiatement dénoncé ou mis en cause par la communauté. Il y a une autorégulation assez réjouissante. Celle-ci est aussi particulièrement marquante au niveau de la publicité et des placements de produits. Si un youtubeur omet de dire que sa vidéo est sponsorisée par une marque, il sera très vite épinglé et perdra en crédibilité, donc des abonnés.
Cette autorégulation est-elle suffisante ?
Non, évidemment. D’ailleurs, le mouvement d’une régulation plus forte est en route, principalement en provenance des États-Unis. YouTube, sous la pression d’associations, a ainsi récemment durci ses règles pour renforcer la lutte contre les contenus à caractère haineux publiés sur la plateforme : vidéos racistes, discriminatoires et défendant l’idéologie nazie. C’est très positif... sauf que dans les faits, cette modération systématique, en très grande partie arbitrée par des algorithmes, a fait disparaître des contenus d’archives liés à Hitler qui étaient utilisés dans certains cours d’histoire. Cela montre la difficulté de l’opération... mais on va dans le bon sens ! À notre niveau, en Belgique, je plaide pour une éducation aux médias dès le plus jeune âge à l’école pour développer l’esprit critique des jeunes. Par ailleurs, s’il faut donner un conseil aux parents qui s’inquiètent de ce que regardent leurs enfants sur YouTube... c’est tout simplement de s’intéresser à ce qu’ils regardent. Et d’en parler avec eux. Comme pour tout média classique en fait !
Comment les médias traditionnels appréhendent-ils cette concurrence avec YouTube ?
Très difficilement. Ils sont dépassés par le phénomène. Mais certains médias tentent d’accompagner le mouvement. Un bon exemple à suivre est la chaine publique suisse RTS. Elle n’a pas hésité à réaliser une vidéo sur les changements climatiques en envoyant dans le Grand Nord canadien un journaliste de la RTS spécialisé en environnement avec le grand JD, un youtubeur aux millions d’abonnés. Résultat : un reportage de qualité qui a été vu 4.000 fois sur le site de la RTS... mais près de 2 millions de fois sur sa chaine YouTube. Une chaîne comme Arte s’en sort pas mal aussi, en proposant un contenu propre. Mais en Belgique, on est vraiment à la traine.
Est-ce rentable de se lancer comme youtubeur ?
Pour donner un ordre de grandeur, YouTube permet aux vidéastes de gagner environ 80 centimes pour 1.000 vues. Il est donc difficile d’en vivre pour ceux qui se lancent. D’autant que la tendance est à la diminution de la rétribution par YouTube. Mais dès que les youtubeurs franchissent un certain seuil d’abonnés, le sponsoring et les partenariats peuvent rapidement s’accumuler. Ce qui permet d’en vivre. Aujourd’hui, les plus influents se professionnalisent en sous-traitant la recherche de partenaires commerciaux ou en s’associant pour la production de leurs vidéos. Ceux-là deviennent de véritables chefs d’entreprise. En Belgique, ils ne sont que quelques-uns à en vivre. #
Propos recueillis par Nicolas ROELENS
Et les mouvements sociaux ? Et les mouvements sociaux ?Si les médias traditionnels peinent à appréhender le phénomène YouTube, il ne faudrait pas sous-estimer l’importance, pour les mouvements sociaux, que peut avoir une chaine YouTube pour faire passer des messages auprès des jeunes (et moins jeunes). En avril dernier, la Mutualité chrétienne a ainsi fait appel à GuiHome, un des youtubeurs les plus connus en Belgique. Grâce à une vidéo, visionnée plus de 200.000 fois, ce dernier appelait à signer une pétition réclamant plus de droits pour les aidants proches. Résultat : en quelques jours à peine, 35.000 signatures ont été récoltées et envoyées à la ministre de la Santé Maggie De Block. Autre exemple, le succès de la chaine YouTube de Félicien Boogaerts Le biais vert qui a largement contribué à mobiliser les marcheurs pour le Climat avec sa vidéo « J’peux pas j’ai climat ». Sans oublier le média alternatif Tout va bien qui, s’il plafonne à 1.000 abonnés sur sa chaine YouTube atteint parfois plus de 500.000 vues sur Facebook lors d’actions militantes ou de vidéos déconstruisant les discours néolibéraux ! Un terrain à investir, donc... |