PhotoEnseignementJBarandeL’éducation à la citoyenneté est l’une des missions de notre enseignement. En Fédération Wallonie-Bruxelles, de nombreux projets s’y attèlent, avec des modalités nouvelles. Ces initiatives tendent toutefois à se différencier selon les établissements et les publics qui les fréquentent. Avec, peut-être, le risque d’entériner ainsi des formes de ségrégation déjà existantes. C’est ce que relève notamment une recherche-action du GIRSEF commanditée par l’Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse.  

 

L’école est loin de se réduire à sa fonction de transmission de connaissances et de compétences. Amener les jeunes à intégrer les règles de la vie commune, développer chez eux·elles un sens du collectif, leur donner les moyens d’expérimenter leur (future) place de citoyen·ne actif·ve... : autant d’objectifs qui renvoient à la mission d’éducation à la citoyenneté (EC) de l’école. La création récente du cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté, mais aussi, plus globalement, le foisonnement d’innovations et de projets (« conseils d’écoles », « écoles citoyennes », joutes verbales, projets d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, au développement durable, etc.), attestent de la remise à l’agenda de cette mission.

L’éducation à la citoyenneté fait l’objet de traductions locales singulièrement différenciées selon les contextes scolaires.

Cependant, de nombreuses questions demeurent ouvertes : que signifie au fond « former des citoyen·ne·s » ? Par quoi se traduit concrètement cette mission au sein des établissements scolaires ? Ces interrogations sont à l’origine d’une recherche-action commanditée par l’Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse et menée par des chercheurs du GIRSEF (UCL) en 2016-2017 1. À partir d’études de cas au sein de trois établissements secondaires contrastés, ainsi que de focus groups conduits avec des acteurs scolaires diversifiés, deux grandes lignes de réflexion se dégagent : d’une part, l’EC semble aujourd’hui se lester de significations nouvelles ; d’autre part, cette mission fait l’objet de traductions locales singulièrement différenciées selon les contextes scolaires.

 

Les nouveaux contours de l’éducation à la citoyenneté

L’éducation à la citoyenneté n’est certes pas une mission inédite de l’école. Toutefois, celle-ci fait face à de nouveaux défis et se déploie selon des modalités renouvelées.
Parmi les défis, de nombreux·euses enseignant·e·s nous ont ainsi fait part de leurs interrogations sur l’horizon normatif commun de la citoyenneté à forger : « À quel horizon de société me référer pour éduquer mes élèves au vivre ensemble ? Suis-je en droit d’imposer certaines valeurs, et si oui, lesquelles, et au nom de quoi ? » Ce questionnement révèle l’incertitude sur les fondements de la communauté citoyenne (ce qui nous relie par-delà nos particularismes) dans un contexte de pluralisme. Dans certains cas, ce sentiment s’accompagne de l’expérience d’une distance culturelle avec le monde des élèves : «On n’est pas dans un référentiel commun à partir du moment où on parle à partir de ses références culturelles. [...] il faut se mettre d’accord sur des points communs, qui sont une espèce de territoire symbolique dans lequel on habite [...] parce que sinon on ne peut pas s’entendre, parce que chacun parle à partir d’un référentiel, et je n’ai pas le référentiel de l’autre », explique un enseignant.

Par ailleurs, la généralisation des technologies numériques charrie de nouveaux défis pour les acteurs éducatifs, qui mettent en exergue l’importance de la dimension cognitive de l’EC, à savoir la formation de l’esprit critique. Pour de nombreux·euses enseignant·e·s, il est primordial d’apprendre aux élèves à se situer dans la masse des connaissances instantanément disponibles sur Internet, à hiérarchiser les informations, à décrypter les médias. Parallèlement, la formation de l’esprit critique et la construction d’un rapport rationnel à la vérité apparaissent essentielles pour lutter contre la manipulation du jugement des jeunes par les médias ou les porteurs de points de vue radicalisés.

Outre ces défis partagés, des évolutions communes dans la manière d’incarner l’EC sont également perceptibles. Face à une EC traditionnellement associée à une logique transmissive d’instruction civique, l’observation fait émerger plusieurs déplacements 2. D’abord, la dimension « expérientielle » de la formation à la citoyenneté ressort nettement. Davantage qu’un enseignement scolaire du civisme ou des droits et des devoirs, c’est la participation active à des projets (au sein de l’établissement ou dans la « cité ») qui est conçue comme source de mobilisation et d’apprentissage pour les élèves. Ainsi, ceux-ci et celles-ci sont souvent plac·é·s en position d’acteurs à part entière (conseils d’élèves, dispositifs de médiation par les pairs, participation à des mobilisations citoyennes...). La mobilisation actuelle des élèves pour le climat ou l’investissement des jeunes dans des dispositifs d’écoles citoyennes montre à quel point ceux·celles-ci n’attendent pas d’être des « citoyen·ne·s de droit » pour endosser ce rôle 3. Ensuite, cette dimension expérientielle s’accompagne souvent d’une ouverture des « murs » de l’école. Alors que longtemps l’école a mis le « monde réel » à distance, on lui demande aujourd’hui davantage d’être enracinée dans la société, de préparer activement la jeune génération à en comprendre les enjeux voire à y intervenir. L’EC est ainsi ancrée dans l’espace élargi de la société (par exemple via la réalisation de projets citoyens en collaboration avec des acteurs externes à l’école). Enfin, l’établissement scolaire lui-même est de plus en plus pensé comme une cité politique en miniature, comme un lieu d’exercice effectif des capacités citoyennes. Les dispositifs favorisant la participation à la vie collective de l’établissement (conseils d’écoles, co-construction des règles de vie commune...) témoignent de cette ouverture partielle de l’école aux règles démocratiques qui régissent l’espace public moderne.


Des traductions locales multiples

Peu de personnes s’élèvent contre la légitimité de la mission d’éducation à la citoyenneté. Toutefois, des dissensions apparaissent concernant les finalités de l’EC (quelles dispositions et valeurs s’agit-il au juste de forger chez les élèves ?), ainsi que la place à accorder à cette mission dans le projet éducatif de l’établissement : l’EC est-elle considérée comme centrale et prioritaire, ou est-elle perçue comme une préoccupation secondaire vis-à-vis de la mission d’instruction ? Peut-elle se limiter à des activités ponctuelles, éventuellement cantonnées à l’espace classe, ou exige-t-elle la mise en place de dispositifs transversaux à l’établissement ? De même, à qui revient la charge d’éduquer à la citoyenneté : est-ce l’affaire de spécialistes (un professeur d’EPC 4 ou d’histoire, un coordinateur pédagogique, des intervenants extérieurs...), ou de tous les acteurs de l’école ?

La réponse à ces questions n’est plus donnée, et revient largement aux équipes éducatives locales. Notre enquête met ainsi au jour une large palette de projets d’EC : activités d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (jeux de sensibilisation aux inégalités Nord-Sud, magasin Oxfam, groupe Amnesty...), mise en place de conseils d’école ambitieux ou de dispositifs de médiation par les pairs, projets liés à la transition écologique (potager en permaculture, tri des déchets, sensibilisation à la mobilité douce...) ou au « vivre-ensemble » (lutte contre le harcèlement, le racisme...), visite d’Institutions démocratiques ou de lieux de Mémoire, etc.

Ces observations nous ont conduites à poser l’hypothèse que les établissements interprètent et concrétisent différemment la mission d’EC selon les préoccupations qui leur sont propres. Selon les contextes, la priorité pourra aller à l’élargissement de l’horizon social d’élèves « ghettoïsé·e·s » ou au contraire confiné·e·s à un entre soi privilégié ; au renforcement de l’estime de soi d’élèves ayant connu différentes formes de disqualification (scolaire et sociale), ou à la sensibilisation à l’ouverture à l’autre ; ici, les activités d’EC seront utilisées dans une perspective de lutte contre le décrochage ; ailleurs, elles contribueront à lutter contre « l’ennui scolaire ». Notons que les choix opérés reflètent autant la « sensibilité » des équipes éducatives que des facteurs contextuels qui encadrent ou contraignent leur travail. Nous avons également observé des différences importantes quant aux dimensions de la citoyenneté qui sont priorisées (le civisme et les règles de la vie en commun, l’appartenance à une communauté politique, les droits et devoirs, les capacités d’action sociale et politique, l’esprit critique...) ou quant à la manière de les travailler.

Face à la diversité de ces traductions locales, on peut s’interroger sur le projet de formation citoyenne que poursuivent (consciemment ou non) les établissements. Deux questions au moins méritent réflexion.

D’abord, les projets d’EC ne véhiculent-ils pas des conceptions très différentes de la participation citoyenne ? On le pressent, apprendre aux élèves les règles de base du vivre-ensemble (ponctualité, respect de l’autre...) ou sensibiliser au tri des déchets repose sur une logique citoyenne participative différente qu’organiser collectivement une récolte de vivres dans le quartier pour les sans-abris ou encore développer des compétences d’animation de réunions. Si les premiers exemples charrient une logique de « responsabilisation individuelle », les suivants reposent plutôt sur une logique « participative collective » stimulant l’engagement actif dans la cité. Les activités, plus rares, qui mettent l’accent sur l’analyse critique du fonctionnement du système social véhiculent une troisième logique, plus émancipatrice, visant la formation de sujets critiques, acteurs de changement 5.

N’y a-t-il pas lieu d’amener les établissements à réfléchir au type de citoyenneté qu’ils entendent promouvoir ?

Ensuite, à quelle échelle d’exercice de la citoyenneté réfère-t-on les élèves ? Autrement dit, dans quel « monde commun » les invite-t-on à s’impliquer ? De plus en plus de projets d’éducation à la citoyenneté mondiale sont développés. Dans le même temps, les projets en partenariat avec le quartier sont nombreux (participation des élèves à un conseil communal, reportage photo sur le quartier...). Ainsi, les frontières de la citoyenneté débordent souvent du cadre national ; mais ici encore, les choix diffèrent fortement d’un établissement à l’autre et construisent des imaginaires politiques de référence contrastés.


Conclusion

L’EC semble faire l’objet d’un relatif consensus quant à son importance, face à des défis partagés (mutations numériques, diversité culturelle et convictionnelle...). Mission ancienne, elle prend aujourd’hui des formes renouvelées (développement d’un agir pratique par l’expérience, ouverture de l’école sur le monde extérieur...). Au-delà, nous avons voulu attirer le regard sur la multiplicité des traductions possibles de l’EC. Certes, cette diversité apparaît positive en ce qu’elle permet aux acteurs scolaires de répondre aux défis spécifiques qu’ils rencontrent. Mais on peut penser que les préoccupations et les orientations prises par les établissements reflètent en partie (bien que ne s’y réduisant pas) la position des écoles sur le marché scolaire, la ségrégation des publics et des filières d’enseignements : dispositions plus conformantes, responsabilisantes, et projection dans la communauté locale (le quartier, le tissu économique régional...) dans les contextes les plus démunis ; participation sociale et politique à la cité, et projection dans la communauté nationale, voire mondiale, dans les écoles les plus dotées de ressources. Ceci soulève une question délicate : dans quelle mesure faut-il s’ajuster aux caractéristiques spécifiques des publics scolaires, sachant que le risque existe d’entériner ainsi les formes de ségrégation existantes ?

Tout ceci conduit à formuler une interpellation : n’y a-t-il pas lieu d’amener les établissements à s’interroger sur le type de projet « local » d’EC qu’ils promeuvent de facto, et à réfléchir au type de citoyenneté qu’ils entendent promouvoir ? Les diagnostics locaux (actuellement menés dans le cadre des plans de pilotage) ne devraient-ils pas également porter sur le type de sujet-citoyen que les écoles « fabriquent » ? C’est sans doute à cette condition, qui implique un travail collectif et réflexif au sein des écoles et des réseaux, qu’on pourra tenter de faire de l’EC un véritable projet démocratique et émancipateur pour tou·te·s. #

 Marie Verhoeven, Professeure de sociologie à l’UCLouvain et Evelyne Jadot, doctorante à l’UCLouvain, boursière Fresh


1. Le rapport complet de recherche est disponible sur le site de l’OEJAJ : http://www.oejaj.cfwb.be
2. E. JADOT, M. VERHOEVEN, « L’éducation à la citoyenneté dans les établissements secondaires en Belgique francophone marqués par la diversité culturelle : les traductions locales d’une mission transversale », in R. Malet, J.-L. DEROUET, B. GARNIER, Éducation, mondialisation et citoyenneté. Enjeux démocratiques et pratiques culturelles, Sense Brill, 2019 (à paraître).
3. M. VERHOEVEN, « L’école à l’école des jeunes », L’Esperluette, 2019.
4. Éducation à la philosophie et la citoyenneté.

5. J. WESTHEIMER, J. KAHNE, « What kind of citizen ? The politics of educating for democracy », American Educational Research Journal, vol. 41, n°2, pp. 37-269.

 © J.Barande

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