La pauvreté n’a pas augmenté en Belgique contrairement à une majorité d’autres pays européens. C’est une bonne nouvelle. Mais derrière ce statu quo se cache une fragilisation progressive de ceux.celles qui sont en bas de l’échelle sociale pour qui le risque de pauvreté va croissant. Comment expliquer cette situation ? Pourquoi la sécurité sociale ne parvient-elle plus à réduire la pauvreté et les inégalités ? Quelles sont les pistes à explorer pour améliorer leurs conditions de vie ? Éclairage.
Qu'en est-il de la pauvreté et des inégalités sociales aujourd'hui en Belgique ?
Chez nous, les chiffres dont nous disposons indiquent que la pauvreté et les inégalités sociales ne sont actuellement pas en augmentation. Ce qui est une performance assez remarquable au regard de ce qui se passe ailleurs. Dans une large majorité de pays riches, pas seulement aux États-Unis mais aussi en Europe, dans des pays comme la Finlande, la Suède, l'Allemagne, les inégalités sociales sont à la hausse depuis au moins 10 ans.
Peut-on se réjouir totalement de cette situation ?
Pas complètement, car ce statu quo cache en réalité une fragilisation progressive de ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale, parmi lesquels on retrouve essentiellement des familles sans emploi et des personnes peu qualifiées. C'est une tendance très nette en Belgique mais qui n'est pas vraiment visible car le nombre de peu qualifiés s'est réduit. Le risque de pauvreté a par contre quant à lui augmenté de façon très nette pour ces groupes éloignés du marché de l'emploi et de la formation. Notre système de protection sociale est donc moins performant pour ces groupes-là. Il y a des signes qui ne trompent pas, comme la hausse progressive de l'assistance, la multiplication des banques alimentaires (l'année dernière près de 160.000 colis alimentaires ont été distribués), le développement des restos du cœur, etc.
Quels sont les mécanismes qui expliquent cette fragilisation des plus démuni.e.s ?
Tout d'abord, le marché du travail belge est caractérisé par une répartition du travail inégale entre les individus en fonction de leur niveau de formation. D'un côté, il y a le plein emploi pour les qualifiés et de l'autre le sous-emploi des peu qualifiés (c'est-à-dire ceux qui n'ont pas dépassé le niveau de l'enseignement moyen). Ce sous-emploi est très élevé en Belgique. À peu près la moitié seulement des peu qualifiés bénéficie d'un emploi. La forte croissance de l'emploi que nous avons connue au cours des dernières décennies n'a guère ou pas bénéficié aux moins qualifiés.
De plus, ce mécanisme du sous-emploi structurel chez les peu qualifiés se renforce au niveau des ménages par des mécanismes sociodémographiques dont l'homogamie, c'est-à-dire le fait de rechercher un partenaire dans le groupe social auquel on appartient. Le phénomène n'est pas neuf mais il s'est renforcé ces dernières années. Il y a dès lors une polarisation du travail, les nouveaux emplois bénéficiant majoritairement à des familles dont un des membres travaillait déjà. D'un côté il y a donc les familles « à grande intensité de travail » – essentiellement des couples dont les deux partenaires travaillent – et de l'autre des familles, environ 10 à 15 %, dans lesquelles personne ne travaille. Ces familles sont généralement moins qualifiées, elles restent durablement en dehors du marché de l'emploi et sont structurellement dépendantes de la sécurité sociale. On y retrouve aussi des personnes d'origine étrangère pour qui l'accès au marché du travail reste problématique.
Et pour les bas salaires, le ralentissement de la croissance des salaires contribue aussi à leur appauvrissement...
On constate en effet que depuis la seconde moitié des années 90, les salaires en général n'augmentent plus avec la productivité et que les bas salaires n'augmentent plus avec le même rythme que les salaires moyens. On a donc un écart qui se forme entre la hausse de la productivité d'une part et des salaires moyens et bas salaires d'autre part. En raison de cette lente progression des salaires, les revenus des ménages qui vivent d'un salaire minimum sont en dessous du seuil de pauvreté et ne sont plus suffisants pour couvrir les besoins des familles. On voit par exemple que le revenu d'une famille de deux enfants dont un des parents travaille à temps plein pour le salaire minimum est inférieur au budget de référence qui représente les besoins de bases pour qu'un ménage puisse participer activement à la société.
Est-ce qu'une augmentation des salaires minimums pourrait solutionner le problème ?
Une augmentation du salaire minimum brut est très difficile à mettre en place sans accords européens car si on fait cela, on met en danger les emplois des peu qualifiés. En effet, si le travail payé au salaire minimum devient plus cher, on risque de perdre ces emplois.
La réduction de la pauvreté après les transferts sociaux n'a cessé de décroître pour la population en âge de travailler.
Il n'y a donc pas beaucoup de marge de manœuvre pour augmenter le salaire minimum et les bas salaires en général. Selon moi, ce que l'on doit faire, c'est augmenter le revenu net. Il faut renforcer les revenus via une augmentation des allocations familiales pour ces groupes ou à travers le bonus à l'emploi. Quant aux allocations sociales, on ne peut pas les augmenter en priorité parce qu'elles sont déjà très proches du salaire minimum. Je plaide donc plutôt pour une grande opération d'augmentation du bonus à l'emploi et par aspiration, une augmentation des allocations sociales.
La sécurité sociale est-elle donc défaillante pour les plus pauvres ?
La sécurité sociale est devenue moins sécurisante aujourd'hui. Dans son dernier rapport sur la situation sociale en Belgique, le Service public fédéral de Sécurité sociale montre que la réduction de la pauvreté après les transferts sociaux n'a cessé de décroître pour la population en âge de travailler, passant de 56 % en 2005 à 43 % aujourd'hui. Notre État social actif actuel a donc perdu son combat contre la pauvreté chez ceux qui sont les plus dépendants de la sécurité sociale.
Cette défaillance de la sécurité sociale, est pour moi liée aux changements dans le marché du travail et aux mécanismes de fragilisation dont je viens de parler. Parce que les salaires minimums – que j'appelle le plafond de verre pour toute la sécurité sociale – sont trop bas, les travailleurs ne sont plus en capacité de payer des contributions à la sécurité sociale. Ils sont de facto dispensés de cotisations sociales. Cela signifie que dans le bas du marché du travail, on est sorti de la logique de l'assurance sociale. Et cela met une pression sur le système de l'assurance sociale.
De plus, l'équivalence entre travail et droits sociaux sur laquelle est fondée la protection sociale est aujourd'hui fragilisée par la flexibilisation du travail. Les pensions pour les travailleurs à temps partiel sont de ce fait structurellement inadéquates.
Comment alors sortir de la crise et assurer aux personnes en bas de l'échelle de meilleures conditions de vie ?
Il faut chercher de nouvelles formes de réciprocité, comme les chèques services, par exemple. Mais une chose est sûre, les solutions ne seront pas simples. Pour briser le plafond de verre, il faut adopter et mélanger différentes logiques : la solidarité horizontale et verticale, l'assurance et l'assistance, la protection et l'activation. Et renforcer les efforts distributifs. Quand le bas de la société se trouve dans une zone en danger, l'État providence doit travailler plus dur : il doit améliorer l'enseignement pour les plus faibles, augmenter les revenus de ceux qui sont en bas de l'échelle, et créer des emplois de valeur. Et de ce point de vue là, il y a beaucoup de possibilités. Dans le champ de l'économie sociale tout comme dans le secteur des soins par exemple, il y a énormément de besoins. Dans les prisons aussi. Pourquoi ne pas engager du personnel pour réaliser ces tâches ? Il y a un large groupe de personnes peu qualifiées qui pourraient s'y employer. Bien sûr, tout cela a un coût budgétaire important. Mais si on avance dans cette direction, nous aurons une meilleure société. #
Propos recueillis par Stéphanie Baudot