Recul des familles politiques traditionnelles, progression des verts, paysage politique éclaté... Le 14 octobre dernier, les élections communale et provinciale délivraient leur verdict. Quel impact ces résultats auront-ils sur le scrutin de mai prochain qui verra le renouvellement de nos représentants aux niveaux régional, fédéral et européen ? Les politologues Jean Faniel (CRISP) et Régis Dandoy (Université de Gand) apportent leurs éclairages 1.
Les deux politologues que nous avons contactés le rappellent d'emblée : la prudence s'impose toujours quand il s'agit de tirer des conclusions générales à partir du résultat d'élections locales. Ce qui ne les empêche pas de dégager quelques grandes tendances. Ainsi, le premier enseignement que tire Régis Dandoy relève, selon lui, de la surprise. « Contre toute attente, malgré les affaires dont Publifin ou le Samusocial, malgré la crise de confiance envers les partis politiques et les institutions, le taux de participation est en légère augmentation à Bruxelles (+2 %) et en Wallonie (+1 %), par rapport au scrutin de 2012. Cette augmentation compense une légère hausse des bulletins nuls et blancs. Le bilan est donc globalement positif dans un contexte pourtant difficile. »
Un autre enjeu identifié avant les élections concernait la multiplication des listes citoyennes dans le pays. Sans réelle conséquence, souligne Régis Dandoy. « À de très rares exceptions près, dont la liste Caillou dans une ville de taille moyenne comme Ottignies-Louvain-la-Neuve, ces listes n'ont pas décollé. Au niveau provincial, ce fut même un échec total. Ce qui m'amène à la conclusion que les électeur.rice.s ont globalement voté pour les mêmes partis qu'habituellement. Avec quand même une tendance majeure : ils ont rejeté les trois grandes familles traditionnelles. Socialistes, libéraux et sociaux-chrétiens sont donc bien les grands perdants du scrutin. »
Recul des familles traditionnelles
Jean Faniel, directeur du CRISP, abonde dans le même sens : « Sur l'ensemble du pays, au sein des trois familles traditionnelles, seul le CD&V se stabilise un peu par rapport aux régionales et fédérales de 2014. Pour autant, le parti recule par rapport à 2012. Plus globalement, on peut élargir notre analyse à presque tous les partis dits "de pouvoir" puisque, outre les trois familles traditionnelles, Défi et la N-VA sont également en régression. Ce qui permet également de pointer que la N-VA est bel et bien en capacité de perdre une élection. C'est en effet une première depuis sa création. » Pour Régis Dandoy, les raisons de l'échec des partis traditionnels sont notamment à chercher dans la lente érosion de notre modèle particratique. « Ce modèle a vieilli. Aujourd'hui, l'électeur.rice ne ressent plus le besoin de ces structures homogènes qui traversent les décennies. On est passé dans la politique de l'immédiateté, dans le réactif, dans l'ère des réseaux sociaux. Les partis traditionnels ne sont pas associés à cette image. Avec leurs vieilles recettes, avec leur grille de lecture idéologique datant des années 1950, ils ne sont plus perçus par les jeunes comme capables de fournir des réponses adéquates aux défis de la société d'aujourd'hui. » C'est ce besoin de renouveau qui fait défaut d'après le chercheur de l'Université de Gand : « Ce renouveau pourrait venir des partis traditionnels à condition qu'ils évoluent en termes de personnel politique, d'enjeux politiques, de communication, de marketing... Certains partis plus jeunes, comme Ecolo, l'ont mieux compris. Notamment en prêtant plus attention à l'égalité hommes-femmes, aux minorités qu'elles soient sexuelles ou ethniques. » À ces explications s'ajoutent les affaires (Publifin et Samusocial) qui ont surtout touché le PS mais n'ont pas épargné le MR et le cdH.
Des reculs aux raisons différentes
Pour Régis Dandoy, en plus des raisons communes au recul des partis traditionnels, il s'agit aussi de singulariser les explications. S'attarder sur le cas plus précis des difficultés du PS ne peut se faire sans aborder la montée du PTB, qui est d'ailleurs l'un des autres grands enseignements du scrutin. « Avec la percée du PTB dans les sondages préélectoraux, le PS a clairement gauchisé son positionnement dans l'espoir de reconquérir les masses travailleuses et les militant.e.s syndicaux.ales qui sont les bases du pilier socialiste mais qui sont de plus en plus proches du PTB. Non seulement le PS n'a pas réussi à endiguer ce mouvement, mais en se battant sur sa gauche il s'est aussi mis en difficulté par rapport à son électorat plus centriste, le délaissant au profit d'Ecolo, et dans une moindre mesure du cdH et de Défi. »
D'après le politologue, le MR paie de son côté son pari d'entrer au gouvernement fédéral avec la N-VA. Un pari que peu d'électeur.rice.s semblent avoir cautionné. « Le MR a tenté de capitaliser sur cette participation, sur leur sérieux, sur le fait qu'ils tiendraient tête face à la N-VA et parce qu'il y aurait un bonus de visibilité pour leurs ministres. Mais on l'a vu, notamment à Tournai avec le mauvais score de Marie-Christine Marghem, ça ne s'est pas passé comme prévu. » En marge du bilan du MR au gouvernement fédéral, Régis Dandoy pointe aussi la difficulté pour le parti d'encaisser seul les coups en tant qu'unique élément francophone de l'attelage. « Durant la campagne, il n'a pas été possible pour le MR de rejeter l'une ou l'autre faiblesse de leur bilan en ciblant un partenaire. Il a dû porter le chapeau tout seul côté francophone. »
En ce qui concerne le cdH, le propos est particulièrement cinglant : « Soyons clair, chaque année qui passe, le cdH perd des électeur.rice.s. Il est pour l'instant en incapacité de se rajeunir. Outre la sécularisation de la société qui joue clairement un rôle dans ce déclin, on peut pointer l'absence de véritable projet idéologique au cdH, malgré le changement de nom il y a quelques années. À moyen terme, si rien ne change, je pense que le parti est menacé de disparition. »
Ecolo le grand vainqueur
Tout comme Régis Dandoy, Jean Faniel pointe la famille verte comme la grande gagnante du scrutin local. « Au nord comme au sud du pays, Ecolo et Groen progressent presque partout. Il y a certes des exceptions, comme aux communales de la Ville de Liège, mais c'est probablement lié à des particularismes locaux », avance le directeur du CRISP. Pour Régis Dandoy, cette victoire est une petite surprise car c'est habituellement aux élections communales que le parti vert fait ses moins bons scores. « En effet, c'est un parti qui, idéologiquement et structurellement, est plus fort quand on aborde les questions régionales, fédérales ou européennes. Si Ecolo et Groen devaient continuer sur leur lancée, il y a de fortes chances que la famille verte soit incontournable après le prochain scrutin. »
La N-VA est bel et bien en capacité de perdre les élections. C'est une première depuis sa création.
Pour Régis Dandoy, les raisons de cette victoire sont notamment à trouver dans les thématiques du moment que sont le climat et la bonne gouvernance. Selon lui, ils ont montré qu'ils étaient crédibles sur ces questions, tout en réussissant à rendre leur projet multidimensionnel aux yeux de l'électeur.rice en étant fort présents sur les questions de développement socio-économique, sur les enjeux sociaux... Un autre élément réside dans le repositionnement du parti. « Dans la rhétorique des leaders verts, on a beaucoup moins entendu de références à la gauche. Ils ont aimé dire qu'ils transcendaient les clivages. Ce repositionnement leur a permis de gratter des voix au centre où le cdH s'affaiblit et où Défi se tasse à Bruxelles sans parvenir à percer en Wallonie. De plus, au moment de la constitution de majorités, Ecolo a, à de nombreux endroits, remplacé le cdH comme parti pivot. À la fois à Bruxelles et en Wallonie, ils sont devenus faiseurs de rois grâce à cette position plus centriste. »
Le succès d'Ecolo en fera-t-il le parti à abattre d'ici à mai 2019 ? Pour Jean Faniel, ce n'est pas certain. « De la part de Défi et du cdH, c'est clair qu'on peut s'attendre à une concurrence féroce. Mais probablement moins du côté socialiste qui aura déjà fort à faire sur sa gauche avec le PTB. De la part du MR, c'est moins clair. Il y aura bien entendu la volonté d'aller rechercher son électorat le plus centriste qui a été tenté par le vote vert. Mais il faudra peut-être ménager l'offensive en prévision du fait qu'Ecolo pourrait bien se retrouver dans le rôle du parti pivot ou du parti arbitre. Aujourd'hui, en Wallonie, d'après les projections que nous avons faites au CRISP, une seule bipartite est possible : MR-PS. Cependant, s'ils s'interdisent de gouverner ensemble, l'un et l'autre auront besoin d'Ecolo, et probablement du cdH pour former une coalition. Cela fera d'Ecolo le parti pivot par excellence. Mais si les verts y sont réfractaires, cela poussera peut-être quand même PS et MR à former une coalition. C'est ce qui en fait également un arbitre du jeu. »
Quelle coalition au fédéral ?
Un autre enseignement concerne les coalitions qui ont découlé des résultats électoraux. Pour Jean Faniel, « aucune coalition type ne s'impose. Il est remarquable qu'elles soient à ce point de toute nature, partout dans le pays. Si l'on dépasse les enjeux purement locaux, on a l'impression d'une situation où les partis ont essayé de ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier pour maintenir le futur le plus ouvert possible lors des négociations d'après mai 2019 ».
Par ailleurs, la projection faite par le CRISP au niveau du Parlement fédéral (voir tableau ci-dessus) confirme que la palette de combinaisons en termes de coalitions fédérales est plus large que dans un passé récent. « Avec la baisse des trois familles traditionnelles et de la N-VA, conjuguée aux montées de la famille verte et du PTB, on se retrouve avec davantage de partis "moyens". » De quoi rendre la formation d'un gouvernement particulièrement difficile ? « Pas forcément... Pour rappel, le pays fut bloqué durant 541 jours parce qu'il y avait un profond fossé entre, d'une part, tous les partis flamands qui exigeaient une réforme de l'État avant d'entrer dans un gouvernement et, d'autre part, les partis francophones qui n'y étaient pas disposés. Ici on ne connait pas l'agenda communautaire des différents partis flamands mais même la N-VA n'a encore rien affiché en ce sens. On n'est donc plus du tout dans la même dynamique. Cette fois, les possibilités de coalition sont beaucoup plus ouvertes puisque les rapports de force sont différents : au niveau fédéral, plus personne n'est incontournable ! En faisant les projections à partir des résultats provinciaux, les seuls partis qui semblent se retrouver systématiquement dans la coalition fédérale sont le CD&V et le MR. » Cette assertion part du principe que, contrairement aux deux derniers gouvernements, aucun groupe linguistique n'acceptera d'être minoritaire. Et que PTB et Vlaams Belang n'entreront pas dans le jeu des négociations. « Selon nos projections, la Suédoise n'a plus de majorité à la Chambre. À moins d'y ajouter le cdH, mais celui-ci a suffisamment répété qu'il ne voulait pas s'allier à la N-VA. Un Olivier est mathématiquement possible mais n'a pas la majorité côté flamand. Idem, la tripartite traditionnelle (rouge-bleu-orange) n'a pas de majorité dans le groupe flamand... et serait de plus considérée comme une majorité de "perdants". En résumé, si on part du principe que côté francophone, personne d'autre que le MR ne s'associera avec la N-VA, il reste peu d'options. La Jamaïcaine (bleu-orange-vert) ? Ecolo sera-t-il alors en mesure et en volonté de jouer le rôle de parti pivot... alors que son programme penche régulièrement à gauche ? » Réponse dans six mois... #
1. Les entretiens avec Régis Dandoy et Jean Faniel se sont déroulés mi-novembre, soit avant la crise politique liée au Pacte de l'ONU sur les migrations qui, au moment de boucler ce numéro, menaçait de faire tomber le gouvernement.
© Clémentine Gallot
MR : libéralisme social ou à droite toute ?
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