DossierStefan KellnerDepuis trois ans, le Portugal est dirigé par une majorité de gauche qui porte en étendard son refus de l'austérité. Taux de chômage en forte baisse, finances publiques assainies : les résultats économiques sont en nette amélioration. Existe-t-il donc « un miracle portugais » ? La réponse est à nuancer. Slalomant entre les exigences de la Commission européenne et celles de la gauche radicale, le Premier ministre socialiste Antonio Costa a en tout cas réussi à sortir son pays de l'ornière. Sans pour autant tout révolutionner.

À l'issue des élections d'octobre 2015, les partis de centre droit PSD et CDS perdent leur majorité avec 38,5 % des voix et 107 élus. N'ayant pas réussi à former une coalition avec le PS, celui-ci, dirigé par Antonio Costa, minoritaire au Parlement avec 32,3 % des voix et 86 sièges sur 230, conclut un accord avec deux autres gagnants des élections : le « Bloc de gauche » (radicale) et le CDU, (une coalition réunissant le parti communiste et les Verts) 1. L'objectif de ceux-ci : soutenir, depuis l'extérieur, le gouvernement d'Antonio Costa pendant une législature en promettant de tourner la page de l'austérité. Mario Centeno, ministre des Finances : « C'est l'occasion d'en finir avec la théorie selon laquelle l'Europe est condamnée à un avenir fait seulement d'austérité. [...] Notre modèle est une recette exportable pour tout le continent. » 2 Une déclaration qui ne l'a pas empêché d'être nommé par ses pairs nouveau président de l'Eurogroupe, en décembre 2017. Cette nomination n'est pas anodine... Peut-être repose-t-elle sur l'idée que, d'une part, le Portugal tient ses engagements budgétaires, et que, d'autre part, l'on commence, dans les instances de l'Union européenne, à prendre conscience des effets pervers de l'austérité et des mesures néolibérales, tant sur la vigueur de l'économie que sur la montée des extrêmes.
Voilà qui a alimenté une représentation fantasmée du « miracle » socio-économique portugais, se basant sur quelques éléments qui affleurent, à savoir, des évolutions certes positives, mais sur seulement trois ans, et qui, à y bien regarder, ne sont pas spectaculaires. Autre bémol : ces évolutions ne sauraient rester à ce niveau, ne fût-ce qu'à cause d'un probable fléchissement de la croissance européenne.
Dans le soutien à ce « miracle portugais », il s'agit aussi bien souvent de défendre une thèse à vocation domestique. En France, on évoque ainsi parfois une « relance keynésienne... proche de ce que proposait la France Insoumise » 3, en « totale contradiction avec les plans de Bruxelles ». Le Portugal serait-il en train de démontrer qu'il est possible de sortir des clous budgétaires européens, des mesures imposées par la Troïka et notamment de la flexibilisation du travail ? Le nouveau gouvernement socialiste a pourtant bien fait montre, à son début, de sa volonté de réduire le déficit et n'a manifestement pas misé toute sa politique sur la hausse des dépenses publiques, loin de là. En fait, comme on le verra, il n'y a pas de rupture totale par rapport aux réformes antérieures ni aux prescriptions européennes.

Le relèvement de la notation de la dette portugaise par deux grandes agences manifeste la confiance retrouvée des marchés financiers internationaux.

Installé le 26 novembre 2015, le gouvernement Costa a adopté un Programme national de réformes en avril 2016 pour développer la productivité et la compétitivité, pour diminuer le taux d'endettement en % du PIB, pour améliorer la cohésion sociale et pour réduire les inégalités. Cela ressemble à une « non-révolution douce » même si elle infléchit le cap et la méthode.


Qu'est-ce qui va mieux ?

Parmi les indicateurs de l'amélioration, la croissance de l'activité en 2017 (2,7 %) et celle, un peu atténuée, qui est prévue pour les deux années suivantes, sont un peu plus rapides que la moyenne de la zone euro. Cette vigueur est due à la croissance des exportations, mais aussi à la relance modérée de la consommation depuis 2016 (+2,2 % en 2017) suite aux mesures qui ont quelque peu amélioré le pouvoir d'achat, surtout parmi les bas revenus.
La croissance des exportations a davantage poussé l'activité que celle de la consommation intérieure. Elle a réussi à inverser le déséquilibre extérieur, alors que le gouvernement précédent n'avait pu que diminuer le déficit extérieur en baissant le coût salarial de 5 % (alors qu'il augmentait de 5,5 % dans la zone euro) 4. Ce résultat du gouvernement Coelho était aussi dû au ralentissement des importations en contexte de récession marqué par la faiblesse de la demande intérieure. Actuellement, la hausse du surplus extérieur est toutefois en train de ralentir du fait de la réduction du commerce mondial.
Profitant de la croissance espagnole et de la faiblesse de l'euro dans un premier temps, la croissance des exportations est plus fondamentalement liée au renouveau de secteurs traditionnels comme l'agroalimentaire, la chaussure, le textile et la confection 5. Ces deux derniers, par exemple, bénéficient de relocalisations pariant sur la qualité et sur de nouvelles technologies qui permettent de produire des tissus spéciaux, ou des produits sur-mesure en petites séries, rapidement renouvelables suivant le caractère éphémère de la mode. Se combine à cela le fait que Lisbonne en particulier soit devenue un foyer de créateurs dans le domaine de la mode, tandis que de nombreuses innovations technologiques voient le jour dans la fabrication portugaise des textiles.
Le rebond des exportations tient pour 20 % dans le nouveau boom touristique démarré en 2010 que le gouvernement compte encore impulser dans les années qui viennent. Les investissements touristiques visent souvent le haut de gamme. Mais comme un nuage à l'horizon, la baisse de la livre causée par le Brexit fait craindre un reflux des touristes anglais.
La relance de l'activité a permis davantage de créations nettes d'emplois (150.000 en 2017 6), et une baisse remarquable du chômage de 17 % en 2013 à 6,7 % au 2e trimestre 2018 (sous la moyenne européenne) à laquelle contribue l'émigration de dizaines de milliers de jeunes par an. L'émigration qui avait décéléré depuis la crise de 2008 jusqu'en 2011 avant les mesures d'austérité s'était ensuite accélérée jusqu'à 150.000 départs par an 7.
Cependant, l'amélioration de ces indicateurs de croissance et d'emploi n'a pas été plus rapide et fut parfois moins rapide qu'en Espagne 8 (sous le gouvernement conservateur) qui a également connu une relance. Celle-ci a été bénéfique au Portugal pour qui l'Espagne représente 25 % de ses exportations. De plus, la croissance a commencé à s'essouffler en 2018 comme dans le reste de l'UE 9.
Les coupes dans les dépenses ainsi que les hausses d'impôts et des tarifs de l'électricité et des transports publics décidées par le gouvernement précédent ont fait chuter le déficit public de 11,2 % du PIB en 2010 à 4,4 % en 2015. Depuis le gouvernement Costa, il a encore plongé à 0,9 % en 2017 10 (sans compter la recapitalisation remboursable de la CGD 11) avec promesse d'un surplus de 1,4 % du PIB en 2021. Pour y parvenir, les dépenses publiques n'augmentent plus hors investissements 12 tandis que les recettes augmentent en raison de la croissance, mais aussi de l'augmentation de certains impôts (impôt des sociétés, immobilier, accises).
L'endettement public se réduit lentement, de 149,6 % en 2014 à 129 % du PIB en 2015 13, puis à 126,4 % au 1er trimestre 2018 14, avec la perspective (optimiste) d'atteindre 107,3 % en 2021 15. La dette est fort dépendante de l'inflation et des taux d'intérêt qui pourraient remonter dans quelques années, mais qui sont encore à la baisse concernant les emprunts publics 16. Le relèvement de la notation de la dette portugaise par deux grandes agences sur quatre manifestant la confiance retrouvée des marchés financiers internationaux, offre la perspective d'une baisse plus accentuée des charges d'intérêt de la dette. Cependant le nouveau gouvernement a encore dû intervenir pour tenter de sauver des banques. On peut se demander si l'augmentation de la dette de l'État qu'entraînent ces injections, bien qu'assorties de taux d'intérêt élevés, ne provoque pas un renchérissement des emprunts de celui-ci sur les marchés financiers.

 

Une gauche qui capitalise sur les résultats de la droite ?

Beaucoup d'améliorations avaient déjà commencé sous le gouvernement précédent, en 2013 (balance courante en surplus) en 2014 (PIB, chômage) et surtout en 2015 (déficit et endettement publics, endettement des entreprises...). Pour certains indicateurs, les améliorations ont même surtout eu lieu à cette époque, le gouvernement Costa bénéficiant, du moins jusqu'en 2017, d'une stabilisation des tendances (taux de croissance des exportations et des investissements, rythme de réduction du chômage). Comme si lâcher du lest via une sorte de politique mixte (de rigueur et de relance, de l'offre et de la demande) plus orientée sur le social (enseignement, inégalités), devait prendre le relais d'une politique d'austérité et de libéralisation qui était en train d'épuiser la société et de compromettre l'avenir. La réussite de la gauche est d'avoir apaisé la population, lasse des sacrifices et du discours austéritaire, d'avoir redonné confiance dans l'avenir à une partie de la population. Une partie, car la crise et les politiques de crise ont certainement détruit des projets, des années de jeunesse, des états de santé, ou même des vies (voir plus loin).
L'attribution d'une bonne partie de l'amélioration des indicateurs à l'action du gouvernement Coelho sous pression de la Troïka ne veut pas dire que ce fut un mal nécessaire d'un point de vue purement économique. Car même le FMI a reconnu le caractère contre-productif d'une austérité excessive, alors qu'il était communément admis qu'une purge rapide s'avérait moins coûteuse qu'un étalement des efforts budgétaires.


Des mesures sociales sélectives

Les mesures sociales du gouvernement Costa sont assez limitées. Elles contribuent toutefois au climat de soulagement dans la population, et d'apaisement sur le front social, sans faire craindre le retour du bâton vu les résultats budgétaires dans les clous européens. Mais en visant le bas de l'échelle, l'impact sur la consommation et la croissance est maximisé. Aussi, en visant les fonctionnaires, le gouvernement espère une certaine paix sociale et le maintien du soutien de ses alliés.

La réussite de la gauche est d'avoir apaisé la population, lasse des sacrifices et du discours austéritaire et d'avoir redonné confiance dans l'avenir. 

Jusqu'alors gelé à 485 euros bruts de 2011 à 2014, le salaire minimum fut relevé chaque année jusqu'à 580 euros en 2018, touchant désormais un peu plus de 20 % des travailleurs 17. Cette hausse a été compensée pour les employeurs par une baisse des cotisations de 23 % à 22 %. De plus, l'imposition des bas salaires a été réduite. Ainsi le Portugal a suivi la recommandation de l'OIT pour relancer la demande intérieure (tandis que le FMI a par contre récemment critiqué le fait que la hausse du salaire minimum dépasse celle de la productivité). Les allocations familiales, les petites retraites et d'autres prestations sociales qui avaient été baissées ont quant à elles été revalorisées.
Dans la fonction publique, les salaires qui avaient été réduits de 3,5 % à 10 % 18 ont été débloqués et la durée du travail qui avait été relevée à 40h (sans hausse salariale) est ramenée progressivement à 35h. Certaines embauches ont cherché à pallier le manque de personnel résultant de la perte de 60.000 emplois.
De manière générale, les hausses salariales consenties après 10 ans de gel des salaires (sans système d'indexation) sont très insuffisantes pour les bas salaires selon le syndicat CGTP qui estime que « le gouvernement reste dans l'obsession de réduction du déficit ».
Enfin, le gouvernement vient d'abolir le blocage des pensions anticipées sans revenir aux seuils antérieurs de 55 ans et 30 ans de carrière, mais en les ramenant tout de même à 60 ans avec 40 ans de carrière à partir d'octobre 2019 tandis que la gauche radicale s'oppose au maintien d'une condition d'âge. Au grand dam des syndicats UGT et CGTP, il ne revient pas, pour l'instant du moins, sur la liaison de l'âge de la retraite à l'espérance de vie (66 ans et 3 mois en 2017).

Flexibilisation:pas de revirement radical


Le gouvernement précédent avait mis en œuvre l'injonction de la Troïka de flexibiliser davantage le marché du travail. Par exemple en facilitant les licenciements et en réduisant les indemnisations dès 2012, pour permettre aux entreprises de s'adapter à la demande fluctuante et à l'exigence de modernisation. Mais aussi en réduisant de moitié le coût des heures supplémentaires grâce aux « banques d'heures » (150h maximum par an par travailleur sans dépasser 10h de travail par jour). Ou encore en limitant sévèrement l'extension des accords aux entreprises du secteur. La flexibilisation et la rotation accélérée du personnel avaient permis de contourner l'illégalité d'une réduction salariale.
Il est à noter qu'au Portugal, cette flexibilisation du marché du travail (qu'a encore voulu accentuer la Troïka) était à l'œuvre bien avant la crise financière et plus avancée que dans beaucoup de pays européens : adaptation très variable des salaires à l'inflation, rehaussement tout aussi variable entre secteurs des salaires minimum négociés au-delà du minimum national, licenciements collectifs pour restructurations, licenciements pour raisons économiques et technologiques, contrats à durée déterminée y compris dans la fonction publique, prestations de services sous statut d'indépendant sans cotisations sociales. Un statut qui, depuis 10 ans déjà, représente un quart des emplois et 45 % des emplois des jeunes entre 20 et 23 ans en 2017. Cette variabilité des contrats rend les travailleurs ayant un emploi stable réticents à changer d'emploi par peur du chômage et de vivre une trajectoire d'emploi erratique. Globalement, le problème portugais est d'ailleurs celui de cette segmentation du marché du travail et non pas celui de sa « rigidité » car depuis longtemps le pays connaît au contraire un taux relativement élevé de création et de destruction d'emplois 19.
Jusqu'à présent, le gouvernement Costa n'est pas grandement revenu sur les mesures prises dans le passé. Il n'y a pas de révision en vue du cadre légal des licenciements 20. Les quatre jours fériés qui avaient été supprimés dans les secteurs privé et public ont été réinstaurés, mais pas encore les 3 jours de congés payés qui étaient aussi passés à la trappe. Par contre, un accord avec les partenaires sociaux (sauf la CGTP) est intervenu le 18 juin dernier, notamment pour réduire la durée des contrats à durée déterminée de 3 à 2 ans et limiter le nombre de leurs reconductions. L'accord prévoit aussi de limiter à 6 les renouvellements des contrats intérimaires, d'augmenter de 15 à 35 jours les contrats courts non écrits, de supprimer la possibilité de « banques d'heures » négociées individuellement entre l'employeur et le travailleur et d' instaurer... en 2020, une cotisation progressive jusqu'à 2 %, désincitant à la rotation excessive du personnel via les contrats à durée déterminée 21.



Une attractivité fiscale non remise en cause

Les avantages fiscaux ne font pas partie des recettes initiées par la gauche, mais celle-ci ne les remet guère en cause car ils contribuent à son bulletin positif tout en ayant de fâcheux effets pervers. En automne 2012, c'est le gouvernement de centre droit qui a cherché à attirer des investisseurs non-ressortissants de pays de la zone euro par les « visas dorés » leur offrant la nationalité portugaise après 6 ans d'installation et l'accès à l'espace Schengen. Condition : investir pour au moins 500.000 euros dans l'immobilier ou un million dans l'économie, pendant 5 ans minimum. En avril 2017, près de 5.000 visas avaient déjà été octroyés, surtout à des Chinois, des Brésiliens, des Russes et des Anglais, moyennant l'injection de 3 milliards d'euros, essentiellement dans l'immobilier 22. En 2013, fut introduit un statut de « résident non habituel » exonérant d'impôt pendant 10 ans la retraite perçue dans son pays d'origine de tout retraité européen qui achète ou loue au Portugal pour y résider au moins 183 jours par an. Un avantage qui a attiré des Français, des Suédois et des Anglais.
Mais le nouveau boom de l'immobilier (hausse de 30 % des prix depuis 3 ans 23), essentiellement à Lisbonne et Porto, fait actuellement craindre une bulle spéculative quasi uniquement alimentée par des investissements étrangers 24. En particulier, le déblocage des loyers dans le centre historique de Lisbonne a attiré les investissements étrangers spéculatifs en vue de tirer profit d'habitations délabrées à bas prix, transformables en hébergement touristique lucratif, non sans expulser de nombreux habitants. Certes peut-on se réjouir des rénovations qui s'en sont suivies et du fait que les quartiers historiques attirent de nouveaux commerces et services. Mais les loyers des appartements sont devenus inaccessibles aux locaux. La ville vient de décider de suspendre, à partir du 21 octobre, tout enregistrement de logements touristiques dans cinq quartiers, alors qu'ils représentent souvent quelque 25 % des logements.
Par ailleurs, la fiscalité sur les bénéfices des sociétés ne semble pas parmi les plus attractives avec un taux pouvant atteindre 23 %, ce qui est proche du taux facial moyen européen. Les investisseurs étrangers 25 ont surtout été attirés par une main-d'œuvre qualifiée plus nombreuse aujourd'hui et bon marché (quoique plus chère que dans la majorité des pays d'Europe centrale) et par une certaine qualité de vie, mais aussi par les réformes libérales aujourd'hui partiellement amenuisées.


Fragilités de l'économie portugaise

Le recours à l'aide financière internationale en 2011 pour 78 milliards d'euros qui a amené les réformes libérales et des restrictions très douloureuses est évidemment le résultat de la défiance des marchés financiers suite à la crise financière de 2008. Celle-ci avait porté atteinte aux pays à faible potentiel de croissance, démultipliant les taux d'intérêt de leurs emprunts au point de gonfler leur dette publique puis de leur fermer la porte des marchés financiers. Ce ne fut pourtant pas la seule cause du naufrage du Portugal dans la tempête financière. En effet, les déséquilibres macroéconomiques progressifs du Portugal depuis l'adhésion à l'UE et la montée du déficit public depuis 1998, avaient déjà rendu le pays vulnérable.
Son potentiel économique et notamment la compétitivité des industries traditionnelles, le taux d'investissement dans l'industrie ainsi que la balance commerciale, avaient été affectés depuis longtemps par différents facteurs historiques 26. Parmi eux, citons le gonflement du secteur tertiaire abrité de la concurrence internationale qui a absorbé la réduction des emplois ruraux, mais a généré une inflation salariale et une raréfaction des crédits à l'industrie. À cela s'ajoute la surchauffe inflationniste qui suivit le boom économique lié à l'adhésion à l'UE. S'ajoute aussi la politique anti-inflationniste via une surévaluation de l'escudo dans les années 90 afin de pouvoir rejoindre l'Union économique et monétaire européenne, ce qui a renchéri les biens exportables. Enfin, pointons comme autres facteurs, l'adhésion de la Chine à l'OMC en 2001, l'élargissement à l'Est du marché unique européen en 2004 et 2007 ou encore la fin de l'accord multifibres en 2005 27 et la protection qu'il offrait au secteur textile en limitant les importations asiatiques.
Du côté des comptes publics, le développement de l'État-providence, de l'enseignement et des infrastructures, le soutien à l'acquisition de son logement et indirectement au secteur de la construction, ont fait monter le déficit. Ce qui, au fil des années, et combiné à la hausse de l'endettement des entreprises et de celle des consommateurs, se révéla problématique avec le renchérissement des taux d'intérêt.
Ainsi, les déséquilibres publics et externes ont-ils pu culminer, coïncidant avec l'arrêt de la convergence européenne du Portugal au tout début des années 2000. Aujourd'hui, le pays reste fragile. Malgré une amélioration notable, le taux d'endettement public reste l'un des plus élevés de l'UE. L'endettement du pays souffre aussi d'une dette privée importante des entreprises comme des ménages, tandis que le taux d'épargne nationale reste faible. Un mauvais signe de solvabilité du pays en cas de nouvelle récession face à la nécessité de recourir aux marchés financiers internationaux où se négocie près de deux tiers de la dette publique.
Autre facteur de risque, telle une épée de Damoclès : le secteur bancaire. Insuffisamment assaini et recapitalisé à la suite de la crise financière, il reste fragile à cause d'un taux de crédits toxiques/créances douteuses parmi les plus élevés d'Europe (14,6 % des crédits en 2017) 28. Ce qui rend les banques craintives à financer les investissements des entreprises, met en péril les PME car très dépendantes du secteur bancaire et risque encore d'obliger le gouvernement à intervenir, tel un « cristo rei » salvateur, en alourdissant sa dette publique.
Au total, l'endettement peut encore nécessiter une « opération de sauvetage » en cas de conjonction d'une hausse des taux d'intérêt, de ralentissement économique international et de mise en péril du système bancaire. Si par trop évoquer une annulation partielle de la dette peut alourdir la charge de la dette portugaise en amenuisant la confiance retrouvée des marchés financiers, il s'agirait, dans le cadre d'une relance du projet européen, comme tente de le faire Mario Centeno, de plutôt faire avancer l'idée (qui n'est pas neuve, mais qui est à contre-courant des replis nationaux actuels) d'une mutualisation partielle des dettes publiques européennes pour en réduire les charges d'intérêt 29. Et aussi de défendre qu'une stratégie européenne d'investissement dans le cadre d'une convergence de l'Union, est préférable à l'émigration subie, notamment des jeunes qualifiés, dès lors qu'elle réduit le potentiel économique des pays en difficulté. Sans parler d'une réduction du surplus extérieur de l'Allemagne via une augmentation de ses salaires...
Enfin, citons encore quelques éléments additionnels qui fragilisent le pays ou retardent son développement : dépendance aux exportations, valeur ajoutée faible en moyenne dans l'industrie, faible croissance de la productivité, qualifications encore faibles en moyenne, investissements et R&D insuffisants, prix de l'énergie...


« Austérité déguisée » 30 et dégâts de la crise

Alors que la demande intérieure augmente, mais reste encore faible, le tableau en demi-teinte cache ses ombres.
Après que plus de 600.000 Portugais aient quitté le pays depuis 2011, les jeunes qualifiés continuent à émigrer pour trouver un emploi, de meilleures conditions de travail et d'emploi, ou une rémunération liée à leurs compétences. Certes, leur nombre diminue tandis que certains reviennent au pays. L'émigration cache ainsi une austérité déguisée dans le sens que, sans elle, le souci budgétaire serait amplifié. En outre, le Portugal a besoin de main-d'œuvre qualifiée et de rajeunir sa population vieillissante pour faciliter le financement des pensions à terme. Ce qui explique la main tendue en octobre aux émigrés portugais au Venezuela leur garantissant 18.000 emplois au pays.
Les dégâts de la crise et des politiques de crise demanderaient à être évalués. Une recherche récente montre que pour les jeunes, dont les plus vulnérables sont souvent dans l'impossibilité d'émigrer, les opportunités d'emploi sont fréquemment disqualifiantes, durablement précaires, avec de très mauvaises conditions de travail et des heures supplémentaires non payées. Tout cela génère une réduction des liens sociaux et de solidarité, des problèmes de santé mentale et une perte de confiance en soi, mais aussi à l'égard du monde politique et des institutions et notamment des services de l'emploi 31.
Le Portugal reste un des pays les plus inégalitaires de l'UE en termes de revenus, même si l'inégalité tout comme le taux de pauvreté ont été quelque peu réduits (de 27 % à 23 % 32) après avoir augmenté en raison de la crise et de la purge du gouvernement précédent. Une pauvreté qui a augmenté particulièrement parmi les jeunes et les enfants et parmi les travailleurs précaires (à 22 % des emplois, le travail à temps partiel est parmi les plus élevés de l'UE) 33. Il serait entre autres nécessaire de relever davantage les allocations car elles réduisent trop peu le taux de pauvreté 34, de réduire le chômage de longue durée, et d'enfin réaliser le projet de revenu minimum garanti.


Et le miracle politique ?


Comment expliquer que perdure cette « geringonça » (structure fragile, complexe et peu crédible) comme fut surnommée cette alliance parlementaire ? Il faut d'abord avoir à l'esprit que la politique d'austérité et de réformes fut assumée par les partenaires sociaux, sous contrainte certes, mais avec la conscience que la sortie de l'euro aurait causé un appauvrissement général et la faillite des banques portugaises. Les sacrifices consentis devaient permettre de retrouver de la souveraineté et des marges de manœuvre sur le plan social.
Mais lorsque le bout du tunnel fut en vue, un consensus a commencé à émerger pour arrêter l'excès de zèle libéral du gouvernement Passos Coelho, au nom de la prise de responsabilité et pour éviter le caractère contre-productif d'une austérité permanente.
Il faut ensuite souligner l'habileté à la fois économique et politique du Premier ministre. Il a d'abord su prendre rapidement des revirements radicaux à forte portée symbolique comme l'arrêt des privatisations encore projetées (transports en commun) et le relèvement à 50 % de la participation de l'État dans la TAP 35. Antonio Costa a ensuite conduit un fin mixage économique à géométrie variable, slalomant entre les exigences de la Commission européenne et celles de la gauche radicale. Il a tour à tour pris une mesure pour compenser l'effet pervers d'une autre : hausse des revenus des particuliers au prix d'une baisse des investissements publics, hausse de l'ISOC nuisant aux investissements privés, mais relance des investissements publics, etc.
Mais la gauche radicale prône la suppression de davantage de mesures du gouvernement Coelho, voire un allégement de la dette. Et des grèves et mobilisations importantes ont lieu régulièrement dans divers secteurs publics (santé, transport, enseignement). Prudent, Antonio Costa a signé un accord en avril avec le PSD pour qu'il soutienne les réformes à venir et une autre utilisation des fonds structurels européens 36. Espérons que les alliés critiques d'Antonio Costa attendront la consolidation de la sortie de crise et un horizon international serein pour lancer leur offensive électorale, quitte à prolonger au-delà d'une législature. #



Patrick FELTESSE : Conseiller socio-économique au MOC


1. Ensemble, la gauche réunit 122 sièges sur 230.
2. C. Thibaud, « L'improbable redressement du Portugal a eu lieu », www.lesechos.fr, 22/06/2017.
3. « Au Portugal, prendre l'UE à contre-pied, ça fonctionne ! », www.indigne-du-canape.com
4. G. Horny, « Le rétablissement du Portugal ?  Une réussite incontestable, pas un modèle, » www.slate.fr , 08/05/2018.
5. R. Etwareea, « Le textile portugais s'offre une nouvelle jeunesse », www.letemps.ch, 22/07/2018.
6. S. Clauwaert, « The country-specific recommandations 2018-2019 in the social field. An overview and comparison », ETUI, 31/05/2018.
7. I. Dos Santos, « L'émigration au Portugal, avatar d'un pays « semi-périphérique » » métropole postcoloniale, Hommes et migrations n° 1302, 2013.
8. G. Lefranc, « Pas de miracle antilibéral au Portugal ! » www.blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/220218.
9. G. Duval, « Pourquoi le Portugal ne va pas si bien qu'on le dit, » Alternatives économiques, 30/08/2018. « La gauche portugaise trace sa voie économique, » www.deblog-notes.com, 03/04/2018.
10. Commission européenne (2018).
11. La banque publique Caixa geral de depositos.
12. G. Lefranc (2018).
13. OCDE, Relatorios ecônomicos, Portugal, Fev 2017.
14. « La dette publique des États de l'Union européenne »,
www.touteleurope.eu 26/07/2018.
15. Commission européenne, Recommandations au Conseil, 23/05/2018.
16. Note publiée par l'Ambassade de France au Portugal, nov 2017.
17. Commission européenne, Recommandations au Conseil. 23/05/2018.
18. ETUI, Labour law reforms in Portugal – background summary, 2018.
19. L. Amaral, Economia Portuguesa, As ultimas décadas, Ed. FFMS, 2010.
20. Commission européenne, Recommandations au Conseil, 23/05/2018.
21. Ministère de l'Économie (communications gouvernementales).
22. M. Vakiris, « Le Portugal séduit toujours plus de Suisses pour leurs vieux jours », www.bilan.ch, 03/052017.
23. M.-L. Darcy, « Les limites de la baisse du chômage au Portugal », www.la-croix.com, 30/07/2018.
24. www.deblog-notes.com (2018).
25. Volkswagen, Renault, PSA, Bosch, Siemens, BNP Paribas, Google.
26. L. Amaral, idem.
27. En 2008 pour la Chine.
28. Commission européenne, Recommandations au Conseil, 23/05/2018.
29. E. Dor dans « Le cas portugais est un juste milieu entre l'austérité excessive et un dérapage complet », www.lalibre.be, 06/05/2017.
30. N. Rossel, « La face sombre du « miracle » économique portugais », www.revolutionpermanente.fr, 25/08/2018.
31. G. Costa, Social disinvestment and vulnerable groups in Europe in the aftermath of the financial crisis, The case of young people in Portugal, Lisbon : EAPN Portugal/Leuven : HIVA-KU Leuven, RE-InVEST project, août 2017 (www.re-invest.eu ).
32. En 2015, le seuil de risque de pauvreté à 60% du revenu médian portugais était de 411 euros par mois.
33. S. Clauwaert, idem.
34. S. Clauwaert, idem.
35. La TAP Air Portugal est la compagnie aérienne nationale portugaise.
36. www.slate.fr (2018)

© Stefan Kellner

 

 

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