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En Belgique comme ailleurs, les technologies numériques s'invitent de plus en plus dans le champ de la santé et de la vie du patient. Nul doute qu'elles peuvent rendre de nombreux services et contribuer à une réelle amélioration de l'organisation des soins. Mais elles posent de nombreuses questions, notamment d'ordre éthique. Analyse.

 

Le développement des technologies numériques en matière de santé a souvent provoqué des réactions très marquées et opposées. Certains y voient le pire, d'autres le meilleur. Pour Vincent Rialle et alii, « s'expriment simultanément, et de manière de plus en plus aigüe, d'une part la crainte de déshumanisation de l'accompagnement et des soins aux personnes en perte d'autonomie, d'autre part l'espoir et la volonté de disposer au plus vite d'outils technologiques d'une efficacité qui soit à la hauteur des urgences sociétales »1. Dans cette urgence d'une réponse aux défis de la santé d'aujourd'hui et de demain, le secteur de la e-santé serait caractérisé par ce que ces auteurs appellent un « immobilisme hyperactif », c'est-à-dire tout à la fois une abondance anarchique d'expérimentations et une impuissance à mettre en place des solutions utiles, souhaitées et pérennes.

Pour ces auteurs, une piste de solution est à chercher au niveau de l'éthique. Non pas l'éthique entendue comme une réflexion sur les « situations limites » ou les seuls usagers faibles et vulnérables. Plutôt l'éthique au sens d'une « visée », d'une finalité vers laquelle on désire se diriger. Ils en appellent à un « pilotage par l'éthique », à trouver un « gouvernail et une boussole » de l'évolution rapide du champ de la e-santé. Vers quel système de santé se dirige-t-on à travers l'appui du numérique dans le domaine de la santé ? Quelle transformation de fond l'utilisation grandissante des technologies de l'information et de la communication va-t-elle induire ? Je voudrais aborder ici différentes questions éthiques et politiques que soulève le développement de la e-santé en Belgique. Avant cela il nous faut commencer par un travail de définition.

Le « halo sémantique » de la e-santé

Force est de constater tout d'abord le « halo sémantique » autour des termes utilisés. De nombreux termes sont utilisés, sans que leur sens soit toujours clairement défini. Partons de quelques définitions. Le plan e-santé développé en Belgique part ainsi de la définition du professeur Gunther Eysenbach : « La e-santé est un domaine émergent à l'intersection de l'informatique médicale, de la santé publique et du monde des entreprises. Elle fait référence à des services et informations en matière de santé qui sont fournis ou améliorés grâce à internet et aux technologies apparentées. Au sens large, le terme renvoie non seulement à l'évolution technologique, mais aussi à une mentalité, un mode de pensée, une attitude et un engagement à la réflexion globale en réseau, afin d'améliorer les soins de santé aux niveaux local, régional et mondial en utilisant les technologies de l'information et de la communication » 2.

D'autres termes sont également utilisés, comme celui de « m-santé » ou santé mobile. En 2009, l'OMS définit la santé mobile comme recouvrant les pratiques médicales et de santé publique reposant sur des dispositifs mobiles tels que téléphones portables, systèmes de surveillance des patients, assistants numériques personnels et autres appareils sans fil.

Enfin, on peut encore trouver le vocable de télémédecine. La télémédecine clinique a été définie par l'OMS en 1998 de la façon suivante : « La télémédecine clinique est une activité professionnelle qui met en œuvre des moyens de télécommunications numériques permettant à des médecins et d'autres membres du corps médical de réaliser à distance des actes médicaux pour des malades »3.

La prolifération de tous ces termes n'est pas anodine. Elle est le reflet de la rapidité et du foisonnement du développement technologique. Mais elle s'explique surtout par le fait que la e-santé est un objet au cœur de différentes logiques d'acteurs : elle constitue tout à la fois un secteur de pratiques médicales innovantes, un nouveau marché et le vecteur de nouvelles formes de politique publique en matière de santé. Défendre une définition de la e-santé n'est donc pas un exercice neutre, c'est prendre position par rapport à un développement de nature technologique, médical, organisationnel et économique.

Le plan e-santé belge

Qu'en est-il de la Belgique ? Un plan e-santé volontariste et ambitieux pilote le développement du secteur en Belgique. Le plan part de la conviction que « l'e-santé n'est pas une fin en soi, mais un moyen de maintenir et, lorsque c'est possible, d'améliorer la qualité, l'accessibilité et la pérennité des soins de santé ». Au cœur de ce plan, le projet de sortir d'une « logique de silos » et d'accélérer le développement d'un système de santé intégré. Une plateforme eHealth a été instituée dont la « mission consiste à promouvoir et soutenir une prestation de services et un échange d'informations électroniques bien organisés entre tous les acteurs des soins de santé. Cette prestation de services et cet échange d'infos doivent avoir lieu avec les garanties nécessaires en matière de sécurité de l'information, de respect de la vie privée du patient et du prestataire de soins et de respect du secret médical »4. Plusieurs bénéfices sont attendus d'un tel système d'information intégré : une optimalisation de la qualité et la continuité des prestations de soins de santé ; une optimalisation de la sécurité du patient ; une simplification administrative ; un soutien à la politique en matière de soin de santé5.

En 2012, un premier plan a été établi pour une durée de cinq ans. Dès 2015, celui-ci est actualisé par Maggie De Block et ses huit autres collègues régionaux. Un tel plan vise à induire des changements majeurs. Tout d'abord, renforcer le partage d'informations, notamment grâce au dossier médical informatisé (DMI) ; améliorer la collaboration entre prestataires de soin ; ou encore faire du patient le « copilote » de santé. Celui-ci pourrait devenir davantage acteur de sa santé en accédant aux informations qui le concernent, grâce au personal health record.

La télémédecine est également encouragée par le plan, par l'utilisation « des applications de mobile health qui auront fait l'objet d'un enregistrement officiel. Cet enregistrement sera conditionné par un certain nombre de contrôles en termes de respect de la vie privée, interopérabilité, label CE pour les dispositifs médicaux et evidence base medicine » 6. Ces applications sont multiples. Il peut s'agir de dispositifs permettant une téléconsultation à distance. On parle également de télésurveillance médicale lorsqu'un patient atteint d'une maladie chronique est suivi à son domicile par des indicateurs cliniques et/ou biologiques choisis par un professionnel de santé médical, collectés spontanément par un dispositif médical ou saisis par le patient ou un auxiliaire médical, puis transmis au professionnel médical via des services commerciaux de télémédecine informative, comme le télémonitoring. La téléexpertise renvoie quant à elle à une situation où deux professionnels de santé médicaux (ou plus) donnent à distance leurs avis d'experts spécialistes sur le dossier médical d'un patient.

Vers une activation ou une responsabilisation du patient ?

Le plan belge part de cette idée que les technologies numériques vont faire du patient le « copilote » de sa santé. Cette idée se retrouve au cœur de nombreux discours. À titre d'exemple, l'European group on ethics in science and new technologies (EGE), dans un récent rapport, défend l'idée que les nouvelles technologies de la santé numérique contribueraient à un participatory turn dans le domaine de la santé. Néanmoins, le EGE souligne que le risque existe également que cet empowerment du patient se traduise dans une « responsabilisation » excessive de ce dernier. Ainsi, « le EGE met en garde contre une dérive de l'« autonomie en matière de santé » qui correspond à un transfert plus général de la responsabilité des services publics de la santé vers les particuliers ou qui place sur ces derniers la responsabilité du risque et la capacité de réglementation, et qui, en fin de compte, annoncerait une baisse des niveaux et de la qualité des soins de santé dispensés »7.

 

Les Technologies numériques vont faire du patient le "copilote de sa santé"



Dans un autre rapport, la CNIL met en garde contre le risque de faire des patients des entrepreneurs de leurs données de santé : « Les pratiques de quantification dans le domaine de la santé favorisent la microgestion individuelle de la santé au détriment d'une appréhension plus collective. Elles font des individus des entrepreneurs d'eux-mêmes responsables de leur bon ou mauvais comportement de santé, et peuvent distraire l'attention des causes environnementales ou socioéconomiques des problèmes de santé publique »8.

Plus grave encore, une des craintes que l'on pourrait avoir est que les objets connectés utilisés dans la e-santé jouent le rôle de « preuve » de la bonne compliance du patient, discriminant entre les « bons » et les « mauvais patients ». Dans son livre sur la télémédecine en France, Pierre Simon a rendu compte de cette possibilité de contrôle des patients à partir d'un programme de téléobservance de l'apnée du sommeil qui visait le déploiement de machines d'assistance nocturne en pression positive continue auprès de plus de 800.000 patients. Ces machines devaient être connectées pour que le prestataire de santé puisse informer l'Assurance maladie des cas de non-observances (utilisation des appareils moins de trois heures par jour). Ce programme de télémonitoring a été abandonné suite à un recours auprès du Conseil d'État des représentants des malades 9.

Transformation des pratiques et des organisations

Une étude souligne également que la vision qui anime les décideurs politiques belges est empreinte de déterminisme et technocentrée « en ce qu'ils estiment que l'introduction d'outils et de processus mobilisant l'e-santé à l'échelle du pays produira certains effets : efficience, standardisation des pratiques médicales, rationalisation, transparence, traçabilité. Les autorités supposent qu'une approche intégrée des soins de santé se mettra en place naturellement grâce aux points d'action développés dans le plan » 10.

Le risque est de ne pas prendre conscience que des dispositifs techniques pour qu'ils fonctionnent, bien souvent, reposent sur tout un travail humain qui reste parfois invisibilisé. Jeannette Pols, dans son livre « Care at distance » sur le travail de soin à distance mené par des infirmières auprès de patients en fin de vie, a ainsi montré tout le travail supplémentaire humain que demandait l'implémentation de ces dispositifs : téléphoner aux patients pour s'assurer qu'ils comprenaient bien le fonctionnement des dispositifs de télésurveillance, faire face aux dysfonctionnements techniques, travailler avec des prestataires techniques qui ne partagent pas la même culture professionnelle, etc. L'introduction et l'utilisation de nouvelles technologies transforment nécessairement les pratiques et les organisations du soin.



La vision qui anime les décideurs politiques belges est technocentrée.

 

Les technologies reconfigurent également les milieux et les espaces du soin. Des études montrent ainsi comment l'utilisation d'objet connecté au domicile peut avoir pour effet de « médicaliser » la maison. « L'emprise matérielle et visuelle des objets connectés est importante. Avec ces technologies se pose la question de la transformation du domicile en lieu hybride, combinant les sphères privées et publiques, avec intrusion de technologies indiscrètes » 11. Autant de transformations dont on peut se demander si elles sont bien prises en compte dans le plan de e-santé.

Une gouvernance directive de la e-santé

Enfin, force est de constater que ce plan e-santé propose un pilotage du développement de la e-santé numérique qui reste très directif et top down. Dans une étude récente, Christian Legrève soulève que la gouvernance de ce plan de e-santé – explicité dans le point 20 du plan « Gouvernance, implémentation et monitoring e-santé » – est loin de s'appuyer sur les multiples parties prenantes de notre système de santé. La possibilité pour les acteurs de terrain d'intervenir semble réduite. De plus, selon lui, « on ne trouve aucune indication sur une évaluation d'impact ou d'une démarche de remise en question des priorités. Il n'est fait mention d'aucun critère d'évaluation, en dehors de la vitesse de mise en œuvre du plan » 12.

Maggie De Block part d'une conviction forte : « L'e-santé a démarré comme un TGV. On n'arrêtera plus l'utilisation des technologies numériques dans le cadre des soins de santé » 13. Une telle vision pose le développement technologique vers la numérisation de la santé comme inéluctable. Or, pour un philosophe des techniques comme Andrew Feenberg, le regard historique sur le développement technologique passé permet de prendre conscience qu'« il y a toujours d'autres alternatives techniques viables qui auraient pu être développées à la place de celles qui ont été choisies » . Cela veut dire que face aux technologies numériques, plusieurs chemins de développement sont possibles. Nul doute que les technologies numériques peuvent rendre de nombreux services et contribuer à une réelle amélioration de l'organisation des soins, mais il est essentiel de repolitiser – au sens d'une délibération collective – le pilotage de l'évolution de notre système de santé. Loin de considérer la e-santé comme une simple problématique technique, il faut donc ouvrir les questions éthiques et politiques qu'elle induit. #


 

 1. V. RIALLE. et alii, « Télémédecine et gérontechnologie pour la maladie d'Alzheimer : nécessité d'un pilotage international par l'éthique ». Journal international de bioéthique, 2014, n° 25(3), p. 135.


2. www.plan-esante.be

3. P. SIMON, « Définitions et apports de la télémédecine pour la santé publique », Actualité et dossier en santé publique, 2017, n°101, p. 10.

4. www.plan-esante.be

5. http://educationsante.be/article/la-cybersante-en-pleine-evolution/

6. www.plan-esante.be.

7. Ethics of New Health Technologies and Citizen Participation, 2015, European Group on Ethics in Science and New Technologies. Cf. https://ec.europa.eu/research/ege/pdf/opinion-29_ege.pdf

8. Le corps, nouvel objet connecté, 2014, Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés. Cf. www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/CNIL_CAHIERS_IP2_WEB.pdf

9. P. SIMON, Télémédecine, Enjeux et pratiques, Brignais, Le Coudrier, 2015, p. 24.

10. C. SLOMIAN, « Le numérique au cœur des soins de santé : des médecins généralistes 2.0 ? »,

Sociologies pratiques, 2017,n° 34, p. 73-82.

11. A. MAYÈRE, « Patients projetés et patients en pratique dans un dispositif de suivi à distance »,

Réseaux, 2018, n° 207, p. 197-225.

12. Cf. www.maisonmedicale.org/Gouvernance-du-plan-e-sante.html

13. Cf. www.deblock.belgium.be/fr/le-train-e-santé-est-en-marche-premier-plan-d'action-déjà-actualisé

14. A. FEENBERG, (Re)penser la technique. Vers une technologie démocratique, Paris, La Découverte, 2004, p. 33.



Alain LOUTE :  Centre d'éthique médicale (EA 7446), Université Catholique de Lille, co-titulaire de la Chaire Droit et éthique de la santé numérique

 

© J.M. Bertrand

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