Le gouvernement wallon 3, dans sa déclaration de politique régionale 2014-2019, s'est fixé pour objectif de « garantir l'accès de tous à l'énergie » et d'« évaluer les compteurs à budget pour voir s'ils constituent la meilleure protection sociale pour le consommateur à un coût raisonnable pour la collectivité ». Cette évaluation est également l'une des mesures prévues par le Plan wallon de lutte contre la pauvreté.
En décembre 2015, la CWaPE s'est ainsi vue confier la mission d'évaluer la politique des CAB au regard « d'autres politiques d'apurement des dettes énergie », « afin d'assurer la poursuite de l'objectif d'accès de tous à l'énergie et de lutte contre le surendettement ».
La CWaPE a réalisé trois démarches principales pour mener cette étude : une enquête de satisfaction auprès d'un échantillon de ménages soumis au CAB, des focus groupes 4 et une analyse quantitative, qui a consisté principalement en une comparaison entre les coûts et les bénéfices des procédures wallonne et bruxelloise en cas de défaut de paiement 5.
Un comité d'accompagnement de l'étude a été organisé. Le RWADé y a participé, de même que des acteurs du marché de l'énergie (fournisseurs et GRD 7). Ces derniers sont tous favorables au mécanisme des CAB, ainsi que la CWaPE, dont la neutralité pourtant garantie par les textes législatifs apparaît ainsi remise en cause. Le RWADé, quant à lui, dénonce depuis de nombreuses années ce dispositif ; il a estimé que ce n'était pas le rôle de la CWaPE de mener cette étude, et a demandé en vain qu'elle soit confiée à un autre acteur. S'il a in fine obtenu l'intervention d'un sociologue indépendant dans le processus d'élaboration et de réalisation de l'étude, le RWADé demeure très critique par rapport aux principales recommandations émises par la CWaPE, qui n'intègrent pas les éléments mis au jour par la recherche.
Des incohérences méthodologiques
Tout d'abord, les principales démarches entreprises par la CWaPE ne permettent pas de répondre à la question posée initialement par le gouvernement de savoir si le CAB constitue la « meilleure protection sociale » pour rencontrer le double objectif d'accès de tous à l'énergie et de lutte contre l'endettement. Un tableau comparatif des avantages et des inconvénients des dispositifs wallon et bruxellois 8 constate cependant que le CAB ne garantit pas l'accès à l'énergie, en raison des coupures pour défaut de crédit. Pourquoi dès lors s'entêter à poursuivre dans la voie du CAB alors qu'il est établi qu'il ne répond pas à l'un des aspects de l'objectif fondamental du gouvernement dans le cadre de cette évaluation ? Pourquoi ne pas directement explorer la voie d'une procédure alternative capable de rencontrer ce double objectif au moindre coût possible pour la collectivité ?
La CWaPE a néanmoins souhaité mener une enquête de satisfaction auprès des ménages soumis au CAB. La méthode retenue pour la construction de l'échantillon ne permet pas de garantir sa représentativité. En effet, la CWaPE ne s'est intéressée qu'aux ménages qui conservent leur CAB au-delà de six mois, c'est-à-dire seulement à 10 % des ménages pour lesquels une demande de placement est introduite, excluant de son investigation ceux qui le « refusent » ou parviennent à y échapper ainsi que ceux qui le font désactiver rapidement 9. De plus, seuls les ménages pour lesquels les fournisseurs ou les GRD disposaient de coordonnées téléphoniques correctes ont été interrogés, ne permettant pas d'atteindre les ménages les plus isolés. Enfin, une analyse cartographique, réalisée par le sociologue indépendant, a montré une surreprésentation des ménages sous CAB dans les secteurs statistiques 10 défavorisés, alors que les ménages de l'échantillon y sont moins représentés : les réponses des ménages à faibles revenus variant sur une série d'éléments (durée des coupures, difficultés à se chauffer l'hiver...), on peut raisonnablement penser que ces difficultés sont sous-estimées par le sondage de la CWaPE.
Des résultats à nuancer
En dépit de la faible représentativité de l'échantillon, les résultats de l'enquête apportent néanmoins des enseignements intéressants. S'il est vrai que près de 90 % des ménages interrogés affirment préférer le CAB au compteur classique, le sondage ne permet pas véritablement de comprendre les motifs de cette satisfaction déclarée, si ce n'est que les usagers estiment pouvoir mieux gérer leurs dépenses en énergie (c'est-à-dire mieux adapter leurs besoins à leurs moyens financiers). De plus, cette satisfaction affichée doit être nuancée par le taux important de ménages soumis à des privations, et cela alors même que l'enquête n'a pas permis d'atteindre les publics les plus précarisés : plus d'un tiers de ménages déclarent devoir se priver (ou retarder le paiement) sur un ou plusieurs autres postes de dépenses essentiels tels que l'alimentation ou les soins de santé (l'obligation de recharger le CAB fait ainsi remonter l'énergie dans les priorités de paiement des ménages, au détriment d'autres postes également indispensables pour mener une vie décente) ; environ 20 % des ménages déclarent avoir déjà épuisé tout leur crédit et été « autocoupé » 11 ; enfin, 30 % des ménages se chauffant à l'électricité via un CAB et 20 % des ménages se chauffant au gaz via un CAB déclarent ne pas être en mesure de se chauffer suffisamment l'hiver.
Ces résultats – couplés à la faible représentativité de l'échantillon – permettent de nuancer fortement les conclusions de la CWaPE selon lesquelles le CAB suscite un « haut degré de satisfaction » et nécessite « pour une minorité de clients, notamment ceux en précarité énergétique » pour lesquels le CAB « conduit à des privations importantes » de travailler à « son acceptation » et de « l'accompagner d'aides additionnelles ». Au contraire, l'enquête montre que le CAB soumet massivement les ménages à des privations et à des autocoupures. Les graphiques analysant la diminution de la consommation sous CAB (voir ci-dessous la figure 1), pouvant aller en gaz jusqu'à plus de 50 % en quelques années, l'illustre à notre sens dramatiquement 12. Dès lors, ne serait-ce pas plutôt à la construction de véritables alternatives qu'il y aurait lieu de s'atteler ?
Les focus groupe réalisés à la suite du sondage ont permis de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les ménages se disent satisfaits de leur CAB (en lien avec la fonction jouée par ce dispositif) ; ils ont aussi mis en évidence les conséquences de ce dispositif dans le quotidien et les stratégies déployées pour s'y adapter. Ils ont ainsi montré que le CAB permet de rejeter et garder à distance des acteurs et institutions qui ont échoué dans la mise à disposition d'un service abordable et de qualité (les fournisseurs et leurs factures, les pouvoirs publics, les CPAS...). Le CAB devient ainsi un médiateur technique, qui intervient entre l'institution et le ménage. Avec cet outil, les contraintes externes vont aussi être « internalisées ». Les privations sont gérées, apprivoisées tant bien que mal, et finalement « normalisées ». Les focus groupes ont également montré que l'utilisation de ce dispositif occasionne de l'anxiété. Le CAB fait ainsi clairement reposer sur le consommateur vulnérable l'entière responsabilité de son (non) accès à l'énergie et du problème de la précarité énergétique (le terme d'autocoupure est à cet égard éloquent !).
Une analyse quantitative interpellante
La comparaison entre les coûts des procédures wallonne et bruxelloise en cas de défaut de paiement montre que ceux-ci sont globalement moins élevés à Bruxelles (ce qui peut s'expliquer notamment par la cherté de la politique des CAB). Mais surtout, l'analyse de leur répartition révèle qu'ils ne sont pas supportés par les mêmes acteurs : en Région wallonne, les GRD en assument plus de 50 % alors qu'en Région de Bruxelles-Capitale, ce sont les fournisseurs qui les supportent en majorité. Si les acteurs du marché arguent que ces coûts sont de toute façon in fine reportés sur les consommateurs à travers la politique de prix, il reste que, d'un côté, les fournisseurs sont « responsabilisés » quant à la gestion de leur contentieux (et au risque commercial inhérent à leur activité) pendant que, de l'autre, ils peuvent largement s'en débarrasser (avec les CAB, les fournisseurs n'ont plus à subir aucun risque de non-paiement) et en transférer la charge à la collectivité (ce sont les GRD, et donc les consommateurs, qui financent les CAB 13).
Des propositions alternatives existent, permettant de tendre à la concrétisation d'un droit d'accès à l'énergie pour tous, tout en luttant contre l'endettement.
Pour comparer l'endettement entre la Wallonie et la Région de Bruxelles-Capitale, la CWaPE se base notamment sur les montants placés en irrécouvrable par les fournisseurs. Une telle mesure ne permet pourtant pas d'appréhender l'endettement du point de vue des ménages, c'est-à-dire l'état des impayés (factures échues non honorées) sur une période donnée. Si on regarde ce dernier indicateur pour 2014 en Wallonie, il s'élève à 82,2 millions d'euros 14, pour des montants placés en irrécouvrable par les fournisseurs de l'ordre de 16,5 millions d'euros pour cette même année. C'est donc un endettement près de cinq fois plus élevé qui apparaît lorsqu'on change de lunettes pour l'observer du point de vue des ménages (et non seulement des pertes finales pour les fournisseurs). Ces chiffres sont interpellants en soi et parce qu'ils renvoient à l'efficacité des dispositifs de protection des consommateurs pour limiter l'endettement, efficacité qui n'est que partiellement comparée dans l'étude de la CWaPE puisqu'elle s'est bornée à envisager les abandons de créances des fournisseurs. Toute proposition de mécanisme visant à limiter l'endettement des ménages devrait pourtant veiller à le définir depuis leur point de vue. Il s'agit alors de prendre en compte les difficultés de paiement réelles et globales du ménage (or un dispositif comme le CAB se centre sur la dette énergétique, avec pour effet de la faire remonter dans les priorités de paiement) et d'intégrer l'enjeu de l'accès à l'énergie (or les dispositifs tels que les CAB qui limitent l'endettement en entraînant des privations et autocoupures ne sont pas acceptables en ce qui concerne l'accès à ces biens vitaux).
Le CAB, un outil d'exclusion sociale
En conclusion, le CAB ne constitue certainement pas « la meilleure protection sociale pour le consommateur à un coût raisonnable pour la collectivité », capable « d'assurer la poursuite de l'objectif d'accès de tous à l'énergie ». Il apparaît dès lors problématique que la CWaPE se contente d'acter la violence du marché libéralisé sans apporter de réponses préventives à ces violences et tout en en reportant la responsabilité sur les ménages, qui se trouvent dans l'isolement face à leur CAB.
Différentes propositions alternatives existent pourtant, permettant de tendre à la concrétisation d'un droit d'accès à l'énergie pour tous, tout en luttant contre l'endettement. Citons notamment l'octroi du tarif social sur base d'un critère de revenu (et non sur base du statut), l'incitation des fournisseurs à proposer des plans de paiement véritablement raisonnables et plus globalement à gérer leur contentieux d'une manière qui soit à la fois économiquement et socialement efficace ainsi que l'augmentation des moyens pour les services d'accompagnement social. L'octroi à chaque ménage d'une première tranche de consommation, dite « vitale », à très bas prix, parallèlement à un renforcement et à un ciblage des mesures de rénovation énergétique des logements vers les publics qui en ont le plus besoin seraient des mesures de nature à soulager le problème de la précarité énergétique et de la précarité en général.
Il deviendrait alors possible, via un tel ensemble de mesures préventives, de limiter les risques de non-paiement (l'endettement des ménages) tout en concrétisant un droit d'accès à l'énergie qui demeure pour rappel garanti par l'article 23 de la Constitution. #
Anaîs Trigalet : Chargée de mission au MOC
Aurélie Ciuti : Coordinatrice du RWADé
1. La CWaPE, Commission wallonne pour l'énergie, est le régulateur des marchés libéralisés du gaz et de l'électricité en Région wallonne.
2. « Étude sur les compteurs à budget », CWaPE, 15 décembre 2016.
3. NDLR : cet article a été rédigé avant le changement de gouvernement wallon.
4. Le « focus groupe » (groupe de discussion) est une méthode de recherche visant à recueillir l'attitude ou la réponse d'un groupe par rapport à un objet donné, en l'occurrence le CAB.
5. En Région de Bruxelles-Capitale, la procédure en cas de défaut de paiement est différente : elle ne repose pas sur les CAB et impose le passage devant la justice de paix avant toute coupure. Préalablement, les ménages en défaut de paiement ont la possibilité, à certaines conditions, d'obtenir le tarif social le temps de l'apurement de leur dette ; le fournisseur peut également demander le placement d'un limiteur de puissance (pour l'électricité). 6. Le RWADé, Réseau wallon pour l'accès durable à l'énergie, regroupe des organisations sociales, environnementales, de consommateurs et de terrain, dont le MOC, qui plaident pour un droit d'accès à l'énergie pour tous. http://www.rwade.be.
7. Les Gestionnaires de réseaux de distribution (GRD) sont les intercommunales de distribution de l'énergie.
8. Tableau à la page 102 de l'étude.
9. Un CAB est présumé « refusé » lorsqu'un ménage n'a pas ouvert la porte à deux reprises lors du passage du GRD ; certains ménages parviennent également à échapper au CAB ou à le faire désactiver en changeant de fournisseurs ou en réglant leur dette.
10. Les secteurs statistiques constituent de très petites entités géographiques (infra-communales).
11. Le terme « autocoupure » fait référence à une coupure occasionnée par une absence de rechargement du CAB, et se distingue d'autres types de coupures, telles par exemple que celles effectuées par le GRD suite à un « refus » de placement du CAB par le ménage.
12. Cela même si une part de ces diminutions (dans une ampleur que la CWaPE s'est dite dans l'incapacité de chiffrer) peut possiblement être due à une utilisation plus rationnelle de l'énergie.
13. Dans son rapport sur l'évaluation du coût des obligations de service public imposées aux gestionnaires de réseau de distribution pour l'année 2015, la CwaPE estime à plus de 38 millions le coût annuel du système des compteurs à budget.
14. CWaPE, Rapport annuel spécifique 2016 concernant l'exécution des obligations de service public imposées aux fournisseurs et gestionnaires de réseaux.