Les compteurs « intelligents » 1, en phase de déploiement massif en Wallonie et ciblé à Bruxelles, sont loin de faire l’unanimité : coûts exorbitants pour les consommateurs, menaces d’intrusion dans la vie privée, risque de collecte des données de consommation à des fins commerciales ou encore d’atteinte au droit à l’énergie. Le point sur une politique aux nombreux écueils pourtant en train de s’imposer...
L’installation des compteurs intelligents (CI) auprès de la clientèle résidentielle des marchés du gaz et de l’électricité est un projet initié par l’Union européenne (UE) et porteur de nombreux bouleversements pour les citoyens 2. Le CI est un compteur de consommation « destiné aux habitations privées et qui dispose d’un moyen de télécommunication bidirectionnel vers un centre de traitement de l’information [...] en Belgique comme dans la majorité des pays de l’Union, cette tâche est du ressort du GRD (gestionnaire de réseau de distribution) » 3. Contrairement aux compteurs électromécaniques actuels, les CI permettent une lecture à distance et à intervalles réguliers des données de consommation du client. Ils peuvent en outre être commandés à distance, pour réaliser une série d’opérations. Techniquement, ils rendent également possible l’introduction de systèmes de tarification plus complexes, comprenant plus de plages horaires que les actuelles tarifications mono ou bihoraire. Couplés à de la domotique, ils permettent alors de déplacer le moment de mise en marche de certains appareils électroniques à un moment où le prix de l’électricité est plus intéressant sur le marché ; c’est ce qu’on appelle le déplacement ou le contrôle automatique des charges 4.
Face à ce qui peut apparaître comme des avancées, se pose la question de la place du consommateur dans ce nouveau système sachant que, désormais, la communication et les décisions relatives à ses consommations pourront se faire via le CI et donc sans lui. Les fonctionnalités des CI ici rapidement évoquées seront-elles bénéfiques pour le consommateur ou au contraire risquent-elles de lui nuire ? Et quel sera l'impact environnemental de cette nouvelle technologie ?
Dis-moi à qui tu bénéficies...
Afin d'appréhender les conséquences des CI sur les consommateurs et de comprendre pourquoi cette technologie est en train de s'imposer dans plusieurs États européens malgré de fortes oppositions citoyennes 5 et des premiers retours d'expérience plus que mitigés 6, il peut être utile d'identifier les intérêts des différents acteurs concernés 7.
Avec les CI, les fournisseurs d’énergie vont pouvoir mieux estimer à l’avance les consommations des ménages, ce qui leur permettra de s’approvisionner anticipativement à prix avantageux sur le marché de gros de l’électricité. Ils vont également pouvoir élaborer des tarifications dynamiques en fonction des profils des utilisateurs, en vue de développer un avantage concurrentiel. Cela ne pourra néanmoins se faire qu’au prix d’une complexification des offres pour les consommateurs, qui peinent déjà à s’y retrouver parmi la diversité des produits et à bénéficier de tarifs avantageux 8. Dans cette perspective, parler d’un « droit à une tarification dynamique » 9 comme le fait la Commission européenne (CE), et cela même si quelques consommateurs ultra-informés et équipés en domotique pourront peut-être tirer leur épingle du jeu, relève au mieux d’un aveuglement sur la réalité de la situation des consommateurs sur le marché, au pire d’une dissimulation d’un intérêt commercial derrière une prétendue avancée pour les consommateurs.
Les fournisseurs pourront également tirer profit de la fonction coercitive dont ces compteurs sont potentiellement porteurs : activation à distance de la coupure et/ou du prépaiement obligatoire des consommations (compteurs à budget 10). Pour les consommateurs, l'activation de telles fonctions amplifierait les atteintes au droit d'accès à l'énergie, déjà fortes en Wallonie avec le dispositif des compteurs à budget et l'autorisation des coupures sans passage devant la Justice de paix 11.
Les GRD, en charge de la gestion des réseaux et des compteurs pour un territoire donné, voient quant à eux dans l’arrivée des CI la possibilité de réaliser à distance une série d’opérations actuellement effectuées par des techniciens : ouvertures, fermetures et relevés de compteurs, coupures, etc. Le développement de cette technologie impliquera ainsi une modification de la structure de l’emploi au sein de ces intercommunales (remplacement de postes peu qualifiés par quelques techniciens hautement qualifiés) avec in fine des pertes nettes.
Enfin, les fabricants de compteurs, regroupés au sein du lobby européen ESMIG (European Smart Meetering Industry Group), exercent une pression énorme sur la Commission 12. Ils ont en effet un intérêt financier gigantesque dans l’opération : l’installation de 200 millions de CI en Europe représente un marché de 40 milliards d’euros !
Au-delà de ces acteurs clairement identifiés, ces compteurs pourraient également contribuer au développement du capitalisme numérique 13. Véritable « aspirateur à données » 14, le CI permettrait en effet de traquer les usages de l’électricité, de repérer des corrélations et d’en dégager des tendances émergentes, d’élaborer des profils de foyers et de consommateurs, et in fine d’en faire les objets d’une publicité de plus en plus ciblée et adaptée.
À ces menaces pour la vie privée 15 et la protection des consommateurs, s’ajoutent des risques pour la santé 16 et la sécurité 17. Enfin, les dysfonctionnements potentiels des compteurs peuvent également conduire à des erreurs de comptage des quantités d’énergie consommées et, dès lors, des montants facturés 18!
Des économies d’énergie...vraiment ?
Un argument souvent avancé en faveur des CI est qu’ils permettraient de réaliser des économies d’énergie assez importantes. Une étude réalisée pour le compte de l’organisation européenne des consommateurs met pourtant en cause les chiffres avancés par certaines études (économie d’énergie de 10 à 15%) et par la CE. Elle montre en effet que les premières études ont été menées sur de très petits échantillons de consommateurs, particulièrement motivés, et qu’un échantillonnage plus large diminue fortement les économies d’énergie moyennes par ménage, tendant vers zéro pour ceux qui décident de ne pas participer. « C’est ce que les chercheurs démontrent à travers l’analyse de six études récentes menées en Europe du Nord [...]. D’après ces études, le recours aux smart meters (CI) permet des économies d’énergie de l’ordre de 2 à 4 % dans les meilleurs des cas, quand les consommateurs sont clairement informés du fonctionnement des appareils. En chiffre, cela correspond à une économie de 15 à 30 euros par an pour une consommation moyenne de 3.500 kWh à 0,20 euro par kWh. Ces chiffres sont à mettre en regard de ceux du coût estimé d’un compteur intelligent pour le client final : 30 à 50 euros par an pendant 15 ans, qui seraient répercutés dans sa facture par le gestionnaire de réseau qui aura investi dans ces appareils. Si l’on ajoute à cela une durée de vie plus courte (10 à 15 ans pour les compteurs électroniques contre 35 pour les mécaniques) et les risques de pannes liés à l’électronique (et le coût qu’elles engendreraient), le consommateur risque de payer bien cher son économie d’énergie » 19.
Les fabricants de compteur, regroupés au sein d’un lobby européen, ont un intérêt financier gigantesque.
D’un point de vue environnemental, le potentiel d’économies d’énergie de ces compteurs est à mettre en balance avec le coût énergétique de la maintenance et du remplacement anticipé des compteurs existants (installations supplémentaires requises par rapport à un « remplacement naturel » des compteurs actuels, mise au rebut de compteurs en état de fonctionnement, etc.). Le coût énergétique de maintenance comprend la consommation nécessaire pour stocker et traiter les données collectées, qui ne doit pas être sous-estimée (à titre d’exemple, en France, les data centers consomment actuellement près de 10 % de l’électricité) 20. Or, à notre connaissance, aucun bilan environnemental complet de ce type n’a été établi.
On risque bien d’arriver avec ces compteurs à une absurdité qui consiste à consommer beaucoup d’énergie et à payer très cher pour en économiser finalement très peu.
« Faire marcher le marché » ?
Un autre argument utilisé en faveur des CI est qu’ils seraient indispensables pour introduire de la flexibilité au niveau de la demande (consommation), flexibilité qui serait elle-même requise en vue d’intégrer sur le réseau davantage d’énergies renouvelables, par nature plus variables et moins prévisibles (conditions météo, etc.).
Cette intégration rend effectivement plus complexe la gestion du réseau et nécessite certainement le développement de réseaux intelligents, capables de connaître à intervalles très réguliers l’état de l’offre et de la demande aux différents points importants du réseau. Néanmoins, le développement de réseaux intelligents n’implique pas forcément le déploiement massif des CI. Comme le souligne Grégoire Wallenborn, « si le but est d’avoir plus d’infos, un compteur par branche (pour un quartier, un immeuble) suffit »21.
De plus, la flexibilité que permettraient les CI repose sur l’hypothèse d’un consommateur parfaitement rationnel, réagissant au quart de tour face aux signaux-prix envoyés et y adaptant sa consommation. Or, cette hypothèse apparaît extrêmement discutable et en contradiction avec les réalités observées sur le terrain par les associations qui accompagnent les consommateurs aux prises avec le marché libéralisé.
Ces compteurs s’inscrivent dans la logique de l’UE selon laquelle c’est le marché qui est le moyen unique pour faire face au défi de la transition énergétique.
Plus globalement, les CI semblent s’inscrire dans la logique de l’UE selon laquelle c’est le marché qui est le moyen unique et privilégié pour faire face au défi de la transition énergétique. Dans ce contexte, la « participation active des consommateurs » portée par la Commission semble être un moyen d’intégrer les énergies renouvelables sur le marché en répercutant finalement sur les consommateurs les incertitudes plus fortes liées à ce type de production.
Et le politique dans tout ça ?
L’UE inscrit en outre pleinement sa « transition » énergétique dans la perspective d’un capitalisme numérique. Dans le cadre de son récent « Paquet énergie propre », la Commission propose ainsi de modifier la directive de 2009 relative aux règles communes sur le marché de l’électricité, notamment en encadrant le partage par le consommateur de ses données de consommation 22. L’usage des données que peuvent générer ces nouveaux compteurs est ainsi effectivement au programme, même si, fort heureusement, la communication des données demeure (encore) conditionnée au consentement des clients.
La modification de la directive de 2009 permet néanmoins toujours aux États membres de déroger à l’obligation qui leur est faite d’équiper 80% des foyers de CI à court terme (8 ans), pour peu qu’une analyse coûts-bénéfices démontre que ce déploiement n’est pas justifiable économiquement.
C’est ainsi qu’en 2012, la Belgique avait dérogé à un déploiement de ces compteurs à l’horizon 2020, en s'appuyant sur les résultats négatifs des analyses coûts-bénéfices réalisées dans les trois régions du pays. En Région wallonne, l’étude de la CWaPE avait conclu qu’un déploiement généralisé des CI présenterait un bilan négatif de 186 millions d’euros et des coûts de 2,2 milliards d’euros, supportés principalement par les consommateurs !
En 2016, suite à une résolution du Parlement wallon23, le ministre de l’Énergie de l’époque, Paul Furlan, a demandé à la CWaPE d’actualiser cette analyse coûts-bénéfices 24. Ce n'est néanmoins pas ce travail qui est en ce moment réalisé, mais au contraire une analyse visant à évaluer les avantages et les inconvénients du principal scénario de déploiement généralisé élaboré par le plus grand GRD wallon, ORES. Cet écart entre la demande démocratique issue du Parlement et le travail effectivement mené illustre la perte de maîtrise du pouvoir politique quant aux choix politiques qui doivent être posés en matière énergétique, dans le contexte d'une privatisation qui a confié au marché et à ses « régulateurs » « indépendants » des pans entiers de notre avenir énergétique.
En Région de Bruxelles-Capitale, il n’y a pas encore de décision politique officielle. Le déploiement des CI est actuellement possible, à la demande, sous certaines conditions et prévu en cas de remplacement d’un compteur existant, de construction neuve ou de rénovation lourde d’un bâtiment 25. D'après nos informations, il semble cependant que l'introduction plus large des CI se prépare activement. Elle se ferait sans attendre l'évaluation des ordonnances gaz et électricité par le Parlement bruxellois, prévue dans la Déclaration de politique régionale et qui n'a pas encore été lancée à ce jour.
Comme on l’a exposé dans cet article, de puissants lobbies et intérêts sont à l’œuvre derrière le développement de cette technologie. Ils jouent certainement un rôle dans la précipitation de certains acteurs du marché et de « régulateurs » à vouloir déployer les CI, ainsi que dans la difficulté de la société civile et des organisations représentatives des consommateurs à se faire entendre dans les débats et consultations organisés. Nous sommes en réalité confrontés à l’absence de véritable débat démocratique sur le bien-fondé de ces compteurs, alors qu’un tel débat serait nécessaire au vu des nombreux risques et questions qu’ils soulèvent, et afin d’élaborer des technologies au service de l’humain et de l’immense défi écologique qui se pose à lui, capables d’apporter un véritable progrès plutôt que de constituer un nouveau « moyen de pouvoir sur le monde et sur autrui » 26.
1. À des fins de bonne compréhension, nous utilisons la notion de compteurs « intelligents », bien que qu’il s’agisse d’un emploi abusif de l’adjectif « intelligent » et que la dénomination de compteur « communicant » serait plus exacte. Voir F. KLOPFERT et G. WALLENBORN, « Les compteurs "intelligents" sont-ils conçus pour économiser de l’énergie ? », Terminal, n°106, déc. 2010, pp.83-95.
2. Merci à Aurélie Ciuti, François Grévisse, Paul Vanlerberghe, Grégoire Wallenborn pour leur relecture attentive .
3. F. KLOPFERT, G. WALLENBORN, op.cit, pp.83-95.
4. Ibid.
5. Voir par exemple en France le mouvement Stop-Linky, www.humanite.fr/compteurs-linky-pourquoi-des-communes-et-des-clic-disent-stop-604383
6. Voir l’article [à paraître] de P. VANLERBERGHE : « Compteurs intelligents : le rouleau compresseur », Ensemble!, n° 93, avril-juin 2017.
7. Voir F. KLOPFERT et G. WALLENBORN, op. cit.
8. Selon la Commission de régulation de l’électricité et du gaz, 63 % des ménages disposent d’un des 10 tarifs les plus chers du marché, tandis que seulement 3 % d’entre eux bénéficient d’un des 10 tarifs les moins chers.
9. Voir la proposition de directive de la CE et du Conseil concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, qui fait partie du « Paquet énergie propre » présenté par la CE le 30 novembre 2016.
10. Le compteur à budget est un boîtier installé sur le compteur de gaz et/ou d’électricité du ménage et qui lui impose de prépayer ses consommations, sous peine d’« autocoupure ».
11. À titre d’exemple, en Italie, les CI déployés massivement ont permis de couper 900.000 foyers pour mauvais payement en 2007.
12. B. MASSART, « Les compteurs intelligents seraient un mauvais investissement », Alter Échos, n°339, mai 2012, p. 5.
13. Voir à cet égard l’analyse du collectif militant grenoblois « Pièce et main d’œuvre » : www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=837
14. Ibid.
15. Une étude menée par l’Université de Tilburg pointait ainsi le fait que la transmission fréquente des données de consommation ne respectait pas l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme.
16. Le type d’émissions électromagnétiques du CI français Linky est classé comme cancérigène par l’OMS, voir : www.lemonde.fr/planete/article/2016/04/07/faut-il-se-mefier-des-compteurs-linky_4898239_3244.html
17. Au Québec, plusieurs incendies se sont déclenchés peu de temps après l’installation d’un CI. Voir: www.lapresse.ca/le-soleil/affaires/
18. C. SCHARFF, « Des compteurs intelligents qui ne savent pas compter », L’Écho, 17 mars 2017.
19. B. MASSART, op. cit., p.5.
20. « Des milliards de kWh pour des milliards de données informatiques », Environnement et technique, n°326. www.actu-environnement.com/ae/dossiers/datacenters/donnees-informatiques.php5.consommation/201507/03/01-4882971-risques-dincendie-lies-aux-compteurs-gare-a-votre-socle.php
21. Citation extraite de l’article de B. MASSART, op. cit., p. 6.
22. Les acteurs « éligibles » seraient, outre les GRD, les fournisseurs, les agrégateurs, et les « autres prestataires de service ».
Voir : proposition de directive de la Commission européenne et du Conseil concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, op. cit, article 23.
23. Résolution du Parlement wallon relative à l’encadrement du déploiement des compteurs communicants en Wallonie, 21 septembre 2016.
24. Rapport de la CWaPE concernant « l’évaluation économique du déploiement des compteurs intelligents », 19 juin 2012.
25. Article 25 vicies de l’ordonnance électricité, introduit pour répondre à l’obligation de la directive 2012/27EU/ sur l’efficacité énergétique.
26. Nous nous appuyons ici sur les travaux d’I. ILLITCH qui ont mis en évidence deux traditions opposées quant à la conception de la technologie : la première, qu’il récuse, tendant à la considérer comme un outil de pouvoir sur le monde et sur autrui ; la seconde, dans laquelle il s’inscrit, selon laquelle elle devrait être une recherche de remèdes face aux faiblesses et aux infirmités du corps et aux dommages causés à la nature. Voir J. ROBERT, « Les instruments d’un pouvoir sur autrui », Esprit, 2010, 8-9, pp. 158-171.
Anaïs Trigalet : chargée de mission au MOC
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