Photo agrocologieL'agroécologie prône une vision plus responsable de l'agriculture, plus respectueuse de la Terre et de l'Homme. Elle trouve une résonance croissante chez nous, tant dans la société que dans le monde agricole. Quels sont les enjeux de l'agriculture de demain auquel tente de répondre ce modèle alternatif ? Comment creuse-t-il son sillon dans notre paysage agricole ? Quels sont les principes, freins et leviers pour sa mise en œuvre et sa pérennisation ? Éclairage avec un collectif multidisciplinaire de professeurs d'université.



Les systèmes alimentaires de demain ne pourront plus se contenter d'augmenter la production agricole afin de satisfaire la demande croissante résultant de l'évolution démographique et des changements alimentaires. Ils devront aussi réduire les pertes et les inefficiences dans les chaînes alimentaires, contribuer à réduire la pauvreté rurale, rééquilibrer les déséquilibres Nord-Sud, et favoriser des régimes alimentaires plus variés et sains. Si les objectifs quantitatifs fixés par les agences internationales d'augmenter la production agricole, devaient être rencontrés dans le système actuel, cette augmentation serait extrêmement mal répartie entre les régions du globe 1, déséquilibrant la balance des échanges de produits alimentaires de nombreux pays en développement 2. Car derrière les chiffres se cache le véritable enjeu pour l'agriculture de demain : produire à un coût environnemental acceptable pour la planète, d'une manière socialement équitable et responsable vis-à-vis des agriculteurs, tout en respectant la souveraineté alimentaire des peuples. L'agroécologie peut-elle y répondre ?

L'agroécologie est un terme utilisé depuis le début du XXe siècle. Comme base scientifique appliquant les théories écologiques à la conception et la gestion durable des écosystèmes cultivés, les « agroécosystèmes », le terme agroécologie a été repris comme un modèle alternatif par la recherche à partir de la décennie 1970. D'une discipline scientifique, on est passé à des pratiques agricoles visant une production plus efficiente car requérant moins d'intrants (engrais...), notamment chimiques, et préservant les ressources. Depuis les années 2000, la définition de l'agroécologie s'est élargie pour devenir « l'étude intégrative de l'écologie du système alimentaire dans son ensemble, comprenant ses dimensions écologiques, économiques et sociales » 3. Un système alimentaire implique de nombreux acteurs au-delà des agriculteurs. En amont, on trouve les fournisseurs d'intrants, de semences, d'aliments, de machines, de services, etc. En aval, se trouvent les consommateurs et citoyens avec, entre ceux-ci et les agriculteurs, un nombre plus ou moins grand d'entreprises de transformation et d'intermédiaires.

Un modèle en bout de course ?

Le système alimentaire dominant en Belgique est caractérisé par la spécialisation, l'uniformisation des animaux et des cultures et la mécanisation des interventions, le tout alimenté par un système bancaire permettant de réaliser les investissements nécessaires aux différents niveaux de la chaîne de valeur 4. Ce système alimentaire et, singulièrement, les agriculteurs ont parfaitement rempli les objectifs qui leur avaient été assignés au sortir de la Seconde Guerre mondiale : ils ont mis les Européens à l'abri des pénuries alimentaires en générant des excédents alimentaires.

Malheureusement, le coût environnemental et social à payer est important. L'Humanité est devenue le principal facteur de perturbation biologique des écosystèmes. Une nouvelle ère géologique marquée de l'empreinte de l'Homme, l'Anthropocène, aurait démarré vers le milieu du XXe siècle 5. Avec une estimation de 14% des émissions de gaz à effet de serre, l'agriculture joue un rôle important dans les problématiques globales telles que le réchauffement climatique 6. Cet impact est encore plus élevé, de 19 à 29%, si on inclut l'entièreté des composantes des systèmes alimentaires 7. Le monde de la santé interroge de plus en plus les modèles alimentaires et se questionne notamment sur les conséquences d'une consommation élevée de viande et de l'usage intensif des pesticides. Du point de vue social, les agriculteurs familiaux eux-mêmes sont les victimes du système alimentaire dominant. S'ils se sont dans certains cas organisés et regroupés en coopératives pour sécuriser l'amont ou l'aval des filières, ils n'en demeurent pas moins les acteurs les plus fragiles, comme en témoignent le taux de décroissance continue dans nombre d'exploitations agricoles dans notre pays 8 et leur taux d'endettement élevé.


Garantir un système alimentaire durable


Face à ce constat, l'agroécologie ne propose ni une panacée, ni des solutions toutes faites, mais elle invite à prendre le tournant de la transition vers des systèmes alimentaires durables 9. Elle propose ainsi une série de principes de fonctionnement aux différents niveaux du système alimentaire qu'il convient d'appliquer pour le transformer. Commençant par les « techniques » de production, face aux monocultures, l'agroécologie propose une diversification spatiale et temporelle des cultures tant à l'échelle de la parcelle que de l'exploitation 10 et un recours à des variétés de plantes ou des races animales moins uniformes génétiquement et moins productives, mais possédant une plus grande résilience face à des aléas météorologiques. Pour réduire l'utilisation de fertilisants chimiques et de produits phytosanitaires, l'agroécologie prône une forte intégration des différentes composantes pour valoriser les cycles et régulations naturels via, par exemple, la réintégration des animaux au sein des systèmes agricoles pour valoriser des résidus de cultures et produire de l'engrais de ferme.

Du point de vue économique et social, l'agroécologie vise le développement de systèmes maximisant la valeur ajoutée du travail face à la mécanisation et la commercialisation des produits via des filières courtes, garantissant un accès facile au marché pour les producteurs, réduisant la distance entre les agriculteurs et les consommateurs et rééquilibrant l'équité sociale, les rapports de gouvernance et la répartition des revenus entre les différentes parties prenantes des chaînes de valeur agricoles.



« L'agroécologie invite à prendre le tournant de la transition vers des systèmes alimentaires durables. »



Face à ces principes, on se rend compte qu'il existe au sein de la diversité du paysage agricole belge un certain nombre de systèmes, tels les systèmes associant la polyculture à l'élevage, pour lesquels, une transition vers une agroécologie « technique » pourrait être engagée sans les bouleverser totalement. En outre, sous l'impulsion d'incitants financiers couplés à des contraintes réglementaires environnementales dans le cadre du verdissement de la Politique agricole commune européenne (PAC), l'agriculture a connu au cours de la décennie écoulée une évolution importante des pratiques conduisant à une augmentation de la diversité végétale au sein des fermes et du paysage. La couverture permanente du sol en hiver avec des cultures intercalaires et pièges à nitrates est devenue une réalité. De même que l'augmentation de la longueur des haies et bandes boisées en bordure des champs et des prairies. Des initiatives de passage à l'agriculture de conservation et la culture sans labour sont également observées.


Dépasser les verrouillages


Ces évolutions transforment les systèmes de production agricole en intégrant des concepts agroécologiques. Cependant, elles s'opèrent dans le cadre du système alimentaire dominant. Les mesures de verdissement de la PAC, semblent trouver davantage leur justification dans la légitimation d'un soutien à l'agriculture vis-à-vis du grand public et dans un contexte de libre échange international 11.



"Réinventer un système alimentaire respectant les principes de l'agroécologie ne peut se faire à l'échelle individuelle."



Dès lors, elles ne sont pas suffisantes pour assurer la transition. Si la rupture principale doit avoir lieu au niveau économique et social, elle est plus compliquée à mettre en œuvre étant donnée la multiplicité des acteurs des systèmes alimentaires et leurs verrouillages internes et externes respectifs. Si on prend l'exemple de la transition en Belgique de la production de viande bovine d'une filière conventionnelle vers une filière bio, elle requiert un changement de race car les vêlages doivent être à plus 80 % naturels en bio, alors que les vaches blanc bleu belge mettent presque systématiquement bas par césarienne. En outre, la réglementation bio 12 requiert une maximisation des fourrages et du pâturage direct dans l'alimentation des animaux, ce qui induit un changement important des pratiques d'élevage. L'adoption de races vêlant facilement et exprimant un bon potentiel de croissance à l'herbe ne peut se faire que d'une manière progressive chez le fermier, ce qui retarde son entrée effective sur le marché du bio mieux rémunéré. Une diminution transitoire de ses revenus le fait hésiter à entamer la transition. En outre, toute la filière aval des bouchers jusqu'aux consommateurs apprécie la conformation des carcasses et le goût de la viande du blanc bleu belge culard. On a là un verrouillage qui dépasse le fermier lui-même 13.

Agroécologie, année zéro ?


(Ré-)inventer un système alimentaire respectant les principes économiques et sociaux de l'agroécologie ne peut se faire à l'échelle individuelle. La démarche doit inclure tous les acteurs et être soutenue par un cadre réglementaire, comme la France a tenté de le faire avec la Loi d'avenir sur l'agriculture 14. L'exemple de la coopérative Les Grosses Légumes est assez illustratif 15. Ce réseau de 13 fermiers fournit des légumes à 300 ménages dans le Sud de la Belgique. Basée à Meix-devant-Virton, cette coopérative a réussi à diversifier vers la production de légumes les activités d'une région dédiée à l'élevage bovin en tirant parti des synergies agriculture-élevage et en établissant des règles de production et d'organisation agroécologiques. Un élément clé des Grosses Légumes est le Système de garantie participatif. En tant qu'alternative à la certification, il replace l'agriculteur au centre du processus d'évaluation et les fermiers apprécient la valeur ajoutée du réseau en termes de conseil et d'échange d'information par rapport à une inspection classique par un organisme tiers. Un autre élément remarquable est la fixation du prix sur base d'un véritable dialogue entre producteurs et consommateurs, sans interférence avec les « prix du marché ». Les fermiers sont payés à l'avance sur base trimestrielle pour éviter un endettement disproportionné. Une telle organisation permet de satisfaire la plupart des principes sociaux et économiques de l'agroécologie : équité sociale, dialogue entre producteurs et consommateurs, gouvernance démocratique, proximité géographique, indépendance financière.

Encadrer les systèmes alimentaires


La multiplication à d'autres régions et l'extension d'une telle organisation à d'autres produits alimentaires requiert une révision du cadre réglementaire et fiscal dans lequel évolue l'agriculture, ainsi que des incitants qu'introduit la PAC : les subsides agricoles doivent intégrer des indicateurs de durabilité, par exemple, la gestion de la diversité multi-fonctionnelle du paysage agricole ; l'acquisition et la transmission des terres pour les agriculteurs familiaux doivent être favorisée au détriment des groupes et des intérêts financiers ; les réglementations taillées sur mesure pour l'industrie agro-alimentaire en matière de sécurité alimentaire ou de propriété intellectuelle doivent être revisitées avec un regard critique quant à leur impact sur les systèmes agroécologiques en construction ; les politiques commerciales doivent être réexaminées afin d'éviter que les grandes monocultures ne soient soutenues par priorité dans le souci de renforcer la compétitivité des producteurs agricoles européens sur les marchés internationaux.

Enfin, face aux prises de risque qu'implique la transition agroécologique, les chercheurs et agriculteurs doivent co-construire les itinéraires techniques agroécologiques adaptés à la multiplicité des contextes de production et objectiver les plus- et moins-values environnementales, économiques, et sociales des options envisagées afin d'ouvrir la voie vers des systèmes alimentaires durables au bénéfice des agriculteurs, de l'environnement et de la société. Au-delà de la production elle-même, tout le système 16 réglementaire, administratif, fiscal, financier, économique et social doit s'adapter aux contraintes environnementales et écologiques de la biosphère 17. Comme le confirment de nombreuses études 18, ce sont à la fois des questions de co-création innovante mais aussi de changement de nos conceptions héritées de la « productivité », ou du « progrès », qu'il nous faudra revisiter, afin d'opérer un déplacement dans ces notions de lectures essentiellement quantitatives vers des approches plus qualitatives, et adaptées aux défis que rencontre l'agriculture de ce siècle.

Jérôme BINDELLE (*), Olivier DE SCHUTTER (**), Marc DUFRENE (*), Pierre STASSART (*)

(*) Professeurs Université de Liège

(**) Professeur Université Catholique de Louvain

© Une vallée dans la lune

 

 



1. D.K. RAY, N. RAMANKUTTY, N.D. MUELLER, P.C. WEST, J. A. FOLEY, « Recent patterns of crop yield growth and stagnation », Nature Communications, 2012, 3, p.1293.

2. N. ALEXANDRATOS, J. BRUINSMA, World agriculture towards 2030/2050 : the 2012 revision, Rome, FAO : ESA Working paper, 2012.

3. F. CHARLES, G. LIEBLEIN, S. GLIESSMAN, et al., « Agroecology : the ecology of food systems », Journal of Sustainable Agriculture, 2003, 22 (3), pp. 99-118.

4. M. CAUDRON, Agriculture : comment éviter le mur ? – Pistes pour un système alimentaire durable, Entraide et Fraternité, 2016.

5. C. N. WATERS, J. ZALASIEWICZ, C. SUMMERHAYES, et al., « The Anthropocene is functionally and stratigraphically distinct from the Holocene », Science, 2016, 351 (6269).

6. R.K. PACHAURI, M.R. ALLEN, V.R. BARROS, et al., Climate change 2014 : synthesis report. Contribution of Working Groups I, II and III to the fifth assessment report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. IPCC, p.151.

7. S. J. VERMEULEN, B.M. CAMPBELL, J.S. INGRAM, « Climate change and food systems », Annual Review of Environment and Resources, 2012, 37, pp.195-222.

8. SPF ECONOMIE, Chiffres clés de l'agriculture. L'agriculture en Belgique en chiffres, 2014

9. P.M. STASSART, P. BARET, J.C. GRÉGOIRE, et al., « L'agroécologie : trajectoire et potentiel pour une transition vers des systèmes alimentaires durables », Agroéocologie, entre pratiques et sciences sociales, 2012, pp. 25-51.

10. M. A. ALTIERI, C. I. NICHOLLS, A. HENAO, et al., « Agroecology and the design of climate change-resilient farming systems », Agronomy for Sustainable Development, 2015, 35 (3), pp. 869-890.

11. C. DAUGBJERG, « Responding to Non‐Linear Internationalisation of Public Policy : The World Trade Organization and Reform of the CAP 1992–2013 », JCMS : Journal of Common Market Studies, 2016.

12. Directive européenne 2008/889.

13. P.M. STASSART, D. JAMAR, « Agriculture Biologique et Verrouillage des Systèmes de connaissances. Conventionalisation des Filières Agroalimentaires Bio », Innovations Agronomiques, 2009, 4, pp. 313-328.

14. Loi d'avenir sur l'agriculture, l'alimentation et la forêt du 13 octobre 2014. Loi 2014/1170.

15. A.M. DUMONT, G. VANLOQUEREN, P. M. STASSART, et al., « Clarifying the socioeconomic dimensions of agroecology : Between principles and practices », Agroecology and Sustainable Food Systems, 2016, 40 (1), pp. 24-47.

16. C. FOLKE, R. BIGGS, A. NORSTRÖM, et al., « Social-ecological resilience and biosphere-based sustainability science », Ecology and Society, 2016, 21 (3).

17. S. Will, K. Richardson, J. Rockström, et al., « Planetary boundaries : Guiding human development on a changing planet », Science, 2015, 347 (6223), p.1259855.

18. E. A. FRISON et al., De l'uniformité à la diversité. Changer de paradigme pour passer de l'agriculture industrielle à des systèmes agroécologiques diversifiés, IPES-Food, rapport 201

 

 

Le Gavroche

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