Photo Pacte Copyright SurpriseVaudeville-BrusselsTangoFestival« Bouger les lignes - Tracer nos politiques culturelles pour le XXIe siècle » est un dispositif consultatif à propos des politiques culturelles en Fédération Wallonie-Bruxelles. Lancé par la ministre Milquet en janvier 2015, il est destiné à être finalisé par celle qui lui a succédé, la ministre Gréoli. Il comporte son côté pile et son côté face. Description de ce dont il s’agit, des enjeux, du chaos créé et des perspectives qui, néanmoins, existent d’en faire un « chaos (vraiment) créatif ».

Dans le chef de son initiatrice, Joëlle Milquet, il s’agissait tout à la fois de fédérer et de décloisonner les disciplines et les institutions, optimaliser le fonctionnement de ces dernières, simplifier la gouvernance et mieux se coordonner 1. L’arrière-plan étant à la disette budgétaire, l’idée était de « malgré tout » faire preuve d’ambition. En quelque sorte, « Bouger les lignes » (BLL) est le pendant culturel du « Pacte d’excellence » que la même ministre avait lancé quelques mois auparavant avec sa casquette « Enseignement ».
Le processus s’est organisé autour de six « coupoles » thématiques :

-Soutien aux artistes ;
-Programme « culture dans l’école » et « école dans la culture » 2 ;
-Construction d’un plan culturel numérique ;
-Démocratie et diversité culturelle (visant à définir une nouvelle stratégie d’accès aux  droits culturels des publics éloignés de la culture et de promotion de la diversité culturelle) ;
-Développement d’outils de soutien à l’entrepreneuriat culturel (tout en évitant les  dérives d’une marchandisation de la culture) ;
-Tracer les lignes d’une nouvelle gouvernance des politiques culturelles.

Chacune de ces coupoles travaille sous forme de séminaire : dix à quinze personnes issues de milieux culturels diversifiés recueillent et analysent des contributions des participants ou sollicitées auprès de tiers, auditionnent des opérateurs et/ou des usagers... Bref, elles tentent d’organiser la convergence vers un langage, un diagnostic et des propositions communs. Le moment venu, chaque coupole élargit la consultation, par l’intermédiaire d’ateliers : il suffit de s’y inscrire pour être autorisé à y participer. Le tout doit déboucher sur une synthèse sous forme de recommandations. Tout cela, c’est pour le côté pile.

Côté face

Mais il y a aussi un côté face. L’opération a incontestablement un aspect « happening », tant elle peut susciter espoirs chez les uns, inquiétudes chez les autres, sans qu’on ait une idée précise des raisons qui font que tel et tel ont été invités à faire partie de telle ou telle coupole. En l’occurrence, s’il y a incontestablement pluralisme des sensibilités autour des tables, il n’y a pas pour autant représentativité des personnes réunies dans les coupoles. Encore moins dans les ateliers, tout simplement ouverts à quiconque s’y présente. Cela n’est pas forcément rédhibitoire, sauf que, dans le contexte de tensions budgétaires, les réflexes sont d’abord à l’expression de la défense de son secteur, sinon de son institution, à la revendication de moyens additionnels « pour soi » (vu qu’ils sont inexistants, ce ne peut donc être qu’en les chipant à d’autres), à la posture de négociation alors que personne n’a de mandat pour négocier quoi que ce soit. Du coup, les espaces créés peuvent fort bien n’être que des rings de catch, genre « tous contre tous ». Sous des prétextes de coordination et d’unité, serait en réalité organisée la « guerre des pauvres » entre eux ! Situation dont, certes, on peut sortir, à la condition cependant de produire de longues « listes de courses », reprenant l’ensemble des desiderata de chacun, sans aucune hiérarchisation, ni définition de priorité. Une liste dans laquelle le gouvernement pourra alors picorer uniquement ce qui l’intéresse, peut-être même en se prévalant de la « large consultation » pour légitimer ses orientations... très « orientées ».
Un scénario alternatif existe cependant, qui voit les membres d’une coupole parvenir à se définir comme « think tank » : non pas comme un groupe qui négocie, mais comme un collectif qui essaye de se placer en surplomb, dans l’espoir de pouvoir dégager quelques lignes de force, à ensuite confronter largement, pour, s’il échoit, « passer la main » à des collectifs de négociateurs représentatifs et mandatés pour ce faire. Ce type de trajectoire ne peut faire l’économie d’un minimum de travail de conceptualisation de son sujet, pour appuyer ses recommandations moins sur « du vrac » que sur quelques images fortes. Si une coupole ou l’autre y arrive, alors on pourra considérer qu’un vrai « palier » aura été franchi.
Ces propos ne suffisent pas à dénombrer toutes les chausse-trappes ! Ainsi, le lancement de « Bouger les lignes » à grand battage s’est-il fait autour de l’intitulé de la première des coupoles mises en piste : « Artistes au centre ». Il n’est évidemment pas question ici de nier l’importance de la fonction créative : la réflexion et le débat sur la situation des artistes ont tout leur sens. C’est la qualification « au centre » qui a fait problème, car elle sous-entendait que tous les autres acteurs de la culture étaient renvoyés à la périphérie ! Plus violent encore pour les concernés : la lecture du cahier des charges des différentes coupoles ne disait absolument rien d’explicite sur les enjeux dits de « démocratie culturelle ». L’ensemble des secteurs socioculturels se sentait ainsi mis hors-jeu 3. Certains d’entre eux ont trouvé en la péripétie une matière à faire un ramdam suffisant pour que, in extremis, des acteurs du socioculturel puissent être associés à trois des six coupoles 4.
Ainsi l’auteur des présentes lignes a-t-il été impliqué dans la coupole « Nouvelle gouvernance ». La discussion entre des personnes qui ne se connaissaient « pas plus que cela » au départ, a été animée de la volonté de « sortir par le haut » des difficultés répertoriées 5. Impossible ici d’en faire une présentation exhaustive, d’autant que ce n’est pas fini : l’échéance de remise des conclusions est fixée à janvier 2017 ! On reprendra simplement trois idées qui nous semblent particulièrement porteuses.

Chaos créatif

La première a un côté conceptuel dont l’origine est à trouver dans la question : comment éviter la guerre des pauvres entre eux ? Réponse : en reconnaissant que plusieurs légitimités traversent les politiques culturelles ; il s’agit de ne pas les opposer.
Une logique est institutionnelle, patrimoniale, et largement de médiation. Il y a de la place pour les institutions - principalement les musées - qui ont des missions de sauvegarde et de pédagogie.
Une autre logique est celle de la vie associative : il s’agit de soutenir l’action citoyenne.
Enfin, on doit pouvoir intégrer une logique territoriale - moins pour donner du poids aux innombrables lobbies locaux que pour autoriser que les acteurs locaux puissent s’articuler entre eux, se décloisonner, au profit de projets qui font sens pour leurs « bassins de vie ». Sans oublier une seconde dimension : l’enjeu d’un développement culturel équilibré des territoires 6.


Ce pacte produira des conclusions hybrides : des « listes de courses » et quelques idées structurantes.


Pour autant, les artistes ont-ils disparu ? Bien sûr que non : la fonction artistique, d’ailleurs en amateur autant qu’en professionnel, est repositionnée comme traversant toutes les logiques. Il n’y a plus un « centre » et des « périphéries », il y a des logiques légitimes et des transversalités 7.
Une seconde idée est celle d’une typologie des opérateurs, par statut : sociétés commerciales, coopératives et sociétés à finalité sociale, personnes physiques et associations de fait, associations sans but lucratif et fondations privées, fondations d’utilité publique, associations sans but lucratif avec participation de pouvoirs publics, pouvoirs publics locaux (ces deux derniers types d’opérateurs étant soumis aux normes du Pacte culturel). Une simplification administrative radicale serait d’avoir autant de décrets-cadres que de statuts identifiés qui, tous secteurs confondus, préciseraient à chaque fois les normes de gouvernance d’application, les droits et devoirs des parties impliquées, les conditions d’évaluation, les recours... Pour ce qui concerne les associations « pures » (sans participation des pouvoirs publics), il s’agirait d’une formidable opportunité d’inscrire enfin quelque part concrètement tout ce dont la « charte associative » était porteuse... (voir encadré).
Troisième idée porteuse : bien distinguer les fonctions de contrôle (de bon usage de la subvention publique) de celle d’évaluation (pour améliorer et/ou ajuster les choses en permanence), de celle encore de la nécessité pour la puissance publique de pouvoir collationner toutes sortes d’informations utiles à observer la réalité de ses politiques (par exemple, des statistiques). Souvent tout cela se mélange dans les têtes, ce qui a pour effet de provoquer la résistance à l’idée d’évaluer, parce qu’on craint son impact négatif sur le contrôle.
En définitive, prise dans son ensemble, « Bouger les lignes » produira vraisemblablement des conclusions hybrides : des « listes de courses » coexisteront avec quelques idées réellement structurantes. Il y aura donc bel et bien matière à « rebondir » pour l’autorité.#

Pierre GEORIS : Secrétaire général du MOC

Credit photo : Surprise@vaudeville-Brussels TangoFestival

 

 Les mots de la politique culturelle


La politique culturelle chez nous organise la coexistence de deux grandes traditions.
La première, qui date de l’époque des Lumières, lie le progrès universel à l’accès à l’éducation lettrée. Est « cultivé » celui qui a acquis beaucoup de connaissances dans le domaine des idées, des sciences, de la littérature et des arts, en l’occurrence les « Beaux Arts » 1. La culture serait un « patrimoine », auquel on n’accéderait que difficilement 2. Cette tradition débouche sur deux postures antagonistes :
• L’élitisme. La culture est alors un bien précieux auquel ne tâtent que les initiés, qui doivent d’emblée être du bon milieu et des bons réseaux et avoir beaucoup travaillé pour accumuler les connaissances et apprendre à « goûter » la culture.
• La volonté de démocratisation : tout le monde doit avoir le droit d’accéder au patrimoine. On organise un travail de pédagogie, de vulgarisation, on crée des équipements décentralisés pour faciliter l’accès, on rend l’offre culturelle accessible financièrement (journées « musées gratuits »)...

La seconde tradition est celle de l’anthropologie : est culture tout ce qui n’est pas nature. De ce point de vue, toute relation est un fait de culture 3. Cette tradition a à voir avec l’inscription de chacun dans les liens sociaux et sa capacité à s’y mouvoir et s’y exprimer. Elle ouvre aux pratiques de démocratie culturelle, c’est-à-dire celles qui visent à transformer des individus en « acteurs » : il s’agit de rendre les gens (plus) « capables de » (intervenir sur leur destin) 4. C’est de cela en particulier dont sont porteurs les différents secteurs socioculturels. L’éducation permanente et les organisations de jeunesse sont parties prenantes du socioculturel, avec spécificité de ciblage sur le renforcement de l’action et des solidarités collectives : s’il s’agit d’améliorer son destin, il s’agit aussi de la « jouer collectif », c’est-à-dire l’articuler à celui des autres.
L’organisation institutionnelle concrète dans laquelle nous sommes résulte des réformes successives de l’État : c’est dès 1971 qu’ont été définies les premières matières culturelles à transférer vers les Communautés. À la même époque (1973), une loi a été passée, dite du Pacte culturel, qui vise à garantir la protection des tendances idéologiques et philosophiques, en fixant des règles à respecter à tous les niveaux de pouvoir. Il s’agit tout à la fois de protéger les minorités et de favoriser la participation de toutes les tendances. Toutes les institutions culturelles publiques ou à participation publique sont tenues par ces normes.
De nombreuses initiatives cependant relèvent pour leur part des principes de l’autonomie associative. Dans l’idée de clarifier les relations entre les associations et les pouvoirs publics, de nombreux travaux ont été menés, depuis 1995, en vue de consacrer les principes d’une charte associative. Il s’agit de garantir l’indépendance des associations, qui n’ont pas à être instrumentalisées par les pouvoirs publics, tout en reconnaissant la légitimité du contrôle de l’usage de moyens publics reçus. Derrière cela, il y a toute la question des règles et de leur application, les conditions de la pérennité des initiatives, la subvention d’opérateurs qui peuvent critiquer le pouvoir subsidiant. En 2009, un protocole a été conclu sur une des versions de la charte entre la Région wallonne, la Fédération Wallonie-Bruxelles et la COCOF. Ce protocole n’a cependant pas été suivi d’effets à ce jour... #



1. Dénomination qui laisse entendre qu’il y aurait des « arts pas beaux ».
2. Le « c’est un plouc » ne désigne-t-il pas l’incarnation de la balourdise des incultes se risquant en territoire culturel ?
3. Derrière ce propos très général, il y a des approches diversifiées : l’une se centrant sur les invariants (on va alors par exemple s’intéresser à « l’inconscient » du monde que formulent les mythologies), l’autre va s’attacher aux différences (on ne mange pas de la même façon au Mali et au Japon). P. ANSART, Sociologie de la culture, in Dictionnaire de sociologie, Paris, co-édition Le Robert - Seuil, 1999.
4. La littérature de sciences sociales évoque les notions de « capacité », « capacitation », « empowerment »... Tout cela relève du même registre.

 


 

1. Discours inaugural de Joëlle Milquet, ministre de la Culture, 19 janvier 2015, Théâtre national.
2. Au fil du temps cependant, le travail de cette coupole est sorti de BLL pour s’intégrer dans le Pacte d’excellence pour l’enseignement.
3. Le socioculturel représente plus de 6.000 équivalents temps plein (ETP), ventilés entre l’éducation permanente (2.400 ETP), les secteurs « jeunesse » (1.800 ETP sur lesquels une autre ministre que celle de la Culture a la tutelle), les centres culturels, les ateliers de production et d’accueil, les ateliers de création radiophonique, la lecture publique, Point Culture (anciennement : la médiathèque) et les télévisions locales. Chiffres tirés du rapport intermédiaire COMASE, Évaluation des politiques de soutien à l’emploi dans les secteurs socioculturels, déposés en septembre 2014, et relatifs à la situation telle que photographiée au 31 décembre 2012.
4. En l’occurrence « Démocratie et diversité culturelle » et « Nouvelle gouvernance », ainsi que « Plan culturel numérique », dont l’objet collait particulièrement bien avec « l’espace » d’intervention de Point Culture.
5. Ce qui suit est une réappropriation personnelle d’une petite partie des échanges de la coupole. Même si les propos exprimés ne les engagent pas, je suis évidemment redevable de mes collègues : Fabienne Leloup (UCL), Xavier Canonne (directeur du Musée de la photographie), Philippe Defays (directeur de la Lecture publique à Liège), Bernadette Bonnier (directrice de la Maison de la Culture de Namur), Véronique Depienne (inspectrice du Pacte culturel), Paul Biot (Mouvement du Théâtre-action et « Culture et Démocratie »), Gérard Fourré (Palétuviers Associés, Comptoir des Ressources créatives, DynamoCoop), Engelbert Pêtre (animateur-directeur de la Maison culturelle d’Ath), Roland De Bodt (directeur de recherches à l’Observatoire des Politiques culturelles) et Mélanie De Groote (coordinatrice de BLL).
6. Il est légitime d’organiser une certaine dispersion des institutions patrimoniales, en sorte que chaque sous-région puisse tirer bénéfice d’implantations significatives. On ne peut pas raisonner de manière identique selon qu’on parle d'une ville ou d'un large territoire rural.
7. On peut d’ailleurs donner un identique statut de transversalité aux enjeux numériques et à ceux de l’entrepreneuriat culturel.


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