Photo interview Tanguy de WildeDepuis de longs mois, le bateau de l’Union européenne tangue fortement. Les arrivées de migrants ont conduit un peu partout à une rupture de la solidarité intraeuropéenne. Parmi les frondeurs, de nombreux pays d’Europe centrale et orientale. Nous nous sommes entretenus avec un expert de la région pour mieux comprendre les tenants et aboutissants des positions prises par ceux-ci et leurs situations politiques respectives.



On a l’impression que les partis populistes ont le vent en poupe dans certains pays d’Europe centrale. Est-ce que le constat est exact ?

 Il y a en tout cas des convergences entre les pays qui forment le groupe de Visegrád 1 (Hongrie, République tchèque, Pologne et Slovaquie) : la prégnance d’une culture slave, une lutte pour leur indépendance jusque tard dans le 20e siècle avec des pertes territoriales, une faible organisation économique (au moment de la sortie du communisme, en tout cas) et une importance de l’agriculture. Ce « club des pauvres » a persisté après l’entrée dans l’Union européenne (UE). Mais aujourd’hui, il s’est mué en « club des peureux » par rapport aux pressions migratoires. 


Comment s’est créé ce « club » ?

Ce groupe de Visegrád s’est constitué autour de la volonté d’unir les efforts de ces pays vers la démocratie et l’économie de marché au moment de la sortie du communisme. Ils aspiraient à adhérer à l’UE et à l’OTAN. Il y a entre ces pays une certaine unité géopolitique au départ, mais aussi des résidus de l’histoire qui amènent, de temps à autre, de vives tensions (liées aux minorités, etc.). Toutefois, on ne peut pas dire que ces pays pratiquent une sorte de national-populisme commun, car celui-ci a des nuances différentes dans chaque pays.
En fait, dans ce groupe, la Pologne se prend pour le leader, la superpuissance. Plus que les autres, les Polonais sont convaincus qu’une Ukraine indépendante et forte est une garantie de sécurité pour leur pays. C’est un constat que ne partage pas Viktor Orban, qui n’hésite pas à s’allier avec Vladimir Poutine. Et puis, il y a Robert Fico, le dirigeant slovaque, qui appartient à un parti social-démocrate. Il est sur la même longueur d’onde que ses homologues hongrois et polonais sur la question migratoire et met fortement en avant la dimension identitaire.

Pourquoi ce club est-il aujourd’hui celui des « peureux » ?

Ce sont des pays qui ont une angoisse existentielle suite aux luttes qu’ils ont menées pour ne pas être intégrés dans des ensembles plus grands du 18e au 20e siècle. C’est très prégnant en Hongrie. Il faut également bien se dire que, dans ces pays, on ne connaît pas bien la Méditerranée. Ils ont d’ailleurs tendance à considérer que c’est l’histoire d’une partie de l’Europe (liée à la colonisation), mais pas la leur. De manière plus générale, la population n’est pas habituée à la différence et à la présence de migrants dont, au mieux, elle ignore les caractéristiques ou qui, au pire, pourraient lui rappeler l’Empire ottoman quand il était aux portes de Vienne.

Est-ce aussi le « club de la rupture de l’UE » ?

Les dernières données de l’Eurobaromètre2 démontraient que l’indice de confiance par rapport à l’UE a baissé partout. Toutefois, dans les pays du groupe de Visegrád, on reste nettement au-dessus de la moyenne de l’UE. Les chiffres de confiance sont ainsi identiques pour la Belgique et la Slovaquie.
Le taux d’adhésion est donc plus important que ce qu’on aurait tendance à croire, mais dans les discours, c’est une autre histoire. En Pologne par exemple, il y a un point de cristallisation avec la Commission européenne (CE) : la volonté du nouveau gouvernement de modifier les pouvoirs du tribunal constitutionnel et de nommer des juges qui lui sont proches. Le gouvernement de Varsovie lie ce dossier à celui des migrants et estime que la CE fait pression sur lui concernant le tribunal constitutionnel pour le forcer à accueillir des réfugiés...
Aujourd’hui, tous ces pays ont d’ailleurs l’impression que l’UE veut leur imposer sa loi sur ce dossier. Et, ce faisant, elle est parfois assimilée à l’Union soviétique. Ce sont de vieux démons qui remontent à la surface. Ces quatre États pensent que les deux grands prédateurs historiques de l’Europe centrale et orientale (l’Allemagne et la Russie) sont en train de leur imposer leur volonté. Il y a donc un immense travail de pédagogie à faire sur les prérogatives de l’UE, sur les liens économiques d’interdépendance avec la Russie et sur le fait que les migrations peuvent être utiles pour des économies où la démographie est en train de décliner.

Quelles sont les racines idéologiques des différentes formations politiques au pouvoir 3 ?

Tout vient peut-être du communisme. À l’époque, il y avait, d’un côté, les communistes (les purs et durs et les informateurs) et, de l’autre, les opposants (comme Solidarność, en Pologne). Après la sortie du communisme, certains ont prôné la réconciliation. Pour d’autres, il n’en était pas question. C’est le cas notamment pour le parti au pouvoir en Pologne (le PiS). Son dirigeant, Lech Kaczynski, est particulièrement manichéen. Il reste profondément anti-russe, d’où sa volonté de renforcer l’OTAN dans la région.
Il faut également se rendre compte qu’auprès d’une certaine génération, le communisme a laissé des traces : une déresponsabilisation, un leadership fort et peu de conscience du bien commun (parce que quelqu’un d’autre s’en occupe). Du coup, la politique, c’est quelque chose qui semble lointain. Il n’est pas étonnant, dès lors, que beaucoup votent pour des gens qui leur promettent monts et merveilles. Dans le programme du PiS par exemple, il y avait des éléments de programme d’un parti de « gauche » (hausse des pensions, du revenu minimum...). Cela étant dit, les catégories « gauche-droite » ne me semblent pas très pertinentes pour distinguer ces partis. Ce qui l’est plutôt, c’est le fait que ces populations-là ont une mémoire douloureuse. Ces partis mettent alors l’accent sur la dimension identitaire.


 Leur taux d’adhésion à l’UE est plus grand que ce qu’on aurait tendance à croire. 

 

La crise financière de 2008 a-t-elle eu un impact sur la percée de ces partis ?

Oui et non, parce que certains de ces pays ont fait d’énormes sacrifices pour entrer dans l’UE, bien plus grands, à leurs yeux, que ceux réalisés par les Grecs. Dès lors, les formations politiques qui fustigent l’aide à la Grèce connaissent un certain succès. Ce n’est donc pas tant la crise financière que celle des dettes souveraines (2010) qui a pu donner du poids à ces partis-là. Il y a aussi un sentiment anti-allemand qui entre en ligne de compte.

Quelle vision de la culture ont ces partis ?

Le pouvoir, quel qu’il soit, a toujours une marge de manœuvre en termes de subvention. Mais c’est vrai que le nouveau pouvoir polonais a dit qu’il ne financerait que les œuvres « patriotiques ». Cela s’est fort marqué dans le cadre de la ville de Wroclaw (capitale européenne de la culture en 2016). En réaction, les organisateurs ont cherché des financements privés. Il y a donc un grand dynamisme culturel. Mais au niveau de la culture et des mœurs, il est certain que ce sont des partis conservateurs.
Existe-t-il des alternatives politiques
pour contrecarrer l’ascension de ces partis ?
Ces partis ne sont pas toujours au pouvoir. C’est la preuve que des alternatives existent. En Hongrie, des formations situées au centre-gauche se sont discréditées par des problèmes de corruption. En Pologne, il y a le parti de Donald Tusk (l’actuel président du Conseil européen) 4, plutôt centriste, qui est une vraie alternative.

Quel rôle joue la société civile dans ces contextes politiques?

Elle est loin d’être absente. En Pologne par exemple, suite à la décision du gouvernement de modifier les pouvoirs du tribunal constitutionnel, il y a eu quelques grandes manifestations populaires. Eu égard à la manière dont ce gouvernement agit, il est intéressant de se souvenir des propos d’Alexis de Tocqueville pour lequel un des grands dangers de la loi de la majorité, c’est la tyrannie de la majorité. Normalement, un gouvernement doit avoir pour objectif le bien commun. Mais la tyrannie de la majorité, c’est de ne viser que le bien de la majorité, ce qui mène à de nombreuses dérives. Et on est presque dans ce cas de figure là en Pologne et, dans une moindre mesure, en Hongrie. Viktor Orban est néanmoins plus prudent, plus malin et mieux conseillé.

Propos recueillis par Nicolas VANDENHEMEL


1. On parlait de « triangle de Visegrád » avant que la Tchécoslovaquie ne soit scindée en 1993. Réunis dans la ville de Visegrád (Hongrie) en 1991, ces différents pays ont alors créé
ce groupe pour faciliter
leur intégration européenne.
2. L’Eurobaromètre est un ensemble
d’ enquêtes d’opinion réalisées à l’échelle de l’Union européenne. Les dernières datent de novembre 2015.
3. Il s’agit donc du parti Droit et Justice (Pis) en Pologne, de Smer-SD en Slovaquie, du Parti des droits civiques (SPO) en République tchèque et de Fidesz-Union civique hongroise en Hongrie.
4. Son parti, Plateforme civique (PO), était d’ailleurs précédemment au pouvoir.

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