En Belgique comme dans la plupart des pays du monde, la baisse de la diffusion payante de la presse quotidienne met les journaux papier sous pression. Le passage au numérique a largement accéléré le phénomène. Avec des conséquences majeures sur les modèles économiques des groupes de presse et sur le métier de journaliste. Au détriment de la qualité de l’information ? Éclairage.
Janvier 2007. Dans un éditorial du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet lançait ce cri d’alerte : « La presse écrite traverse la pire crise de son histoire. Presque partout dans le monde, des journaux, y compris le Monde diplomatique, sont confrontés depuis trois ans à une baisse régulière de leur lectorat. (...) Celle-ci fragilise leur équilibre économique, met en péril leur survie et pourrait donc, à terme, menacer la pluralité des opinions dans nos démocraties » 1. Ce constat, qui date d’il y a presque dix ans, est plus que jamais d’actualité aujourd’hui.
En fait, la tendance est bien plus ancienne. En effet, la presse quotidienne souffre depuis longtemps d’une baisse continue de sa diffusion payante. Le tournant date du début des années 80 quand est apparue une diversification des usages en termes de source de communication 2. Mais il tend à s’accélérer depuis l’avènement d’Internet et l’apparition, fin des années 90, des sites d’information en ligne. Pour les journaux papier, la pente empruntée semble irrémédiable. De là à les voir disparaître au profit de formats uniquement numériques ? Il n’y a qu’un pas que d’aucuns n’hésitent pas à franchir. C’est le cas de cette étude américaine 3, parue en 2012, qui prédisait l’extinction des quotidiens en 2017 aux États-Unis, en 2026 en Belgique et en 2029 en France. La conclusion de cette recherche, radicale, n’a toutefois pas que des adeptes tant les incertitudes sont grandes en ce qui concerne les évolutions du secteur. Mais elle démontre, plus que jamais, que l’industrie de la presse va devoir se chercher un (ou plusieurs) modèle économique si elle veut survivre dans ce nouveau paysage. Et que le journalisme, s’il veut garder une certaine qualité, devra se réinventer.
Le phénomène peut toutefois sembler paradoxal, car cette baisse généralisée de la diffusion payante s’est accompagnée d’une augmentation globale du lectorat en raison du développement de l’info en ligne et sa gratuité. « A posteriori, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur les stratégies des groupes de presse au niveau de leur modèle économique. Leur premier réflexe, quand Internet est arrivé, fut de mettre gratuitement à disposition quasiment tous les contenus présents sur les supports papier payants. Ce fut un réflexe mondial qui reposait sur l’idée que les recettes publicitaires du web allaient largement compenser la perte liée à la gratuité des articles sur les sites d’info ». Mais le pari échoua. Une partie grandissante des lecteurs se tourna comme prévu vers les versions en ligne, abandonnant le papier dans le même temps. Mais la fréquentation des sites web ne permit jamais le niveau de monétarisation souhaité par les entreprises de presse. Les prix des espaces publicitaires en ligne n’atteignirent en effet jamais ceux de la presse écrite. Progressivement, les médias ont donc proposé des formules d’abonnement en ligne, tout en maintenant un accès gratuit à un flux d’actualités.
C’est ce modèle hybride qui prédomine auprès de la majorité des titres de presse belges : le maintien d’un journal papier, un site Internet gratuit, mais partiellement payant quand il s’agit de valoriser du contenu propre. « À titre personnel, je trouve encore la proportion de contenu gratuit trop importante. Même si elle peut paraître à contre-courant, la solution est, selon moi, d’amener les consommateurs du web à payer comme c’est le cas quand ils payent pour un objet physique », précise Frédéric Antoine. Et de poursuivre : « En 2012, on remarquait un léger décollage du nombre d’abonnements numériques payants, mais les chiffres de 2014-15 montraient déjà une certaine stagnation ».
Un chiffre en dit long sur la difficulté à monétariser les contenus de la presse en ligne : seuls 8 % de la diffusion payante de la presse est numérique ! Les 92 autres proviennent donc de la vente et des abonnements papier. « L’équilibre financier pour les journaux est d’autant plus difficile à trouver qu’aujourd’hui encore, les tarifs publicitaires en ligne n’ont rien à voir avec ceux des médias papier. Ceux à qui la publicité rapporte, ce ne sont pas les producteurs de contenu en ligne, mais bien les agrégateurs de contenu tels Google qui, eux, font des bénéfices gigantesques ».
Autre pays, même dynamique : le 1er janvier 2016, La Presse, un quotidien canadien de référence, est devenu le premier quotidien imprimé au monde à être, en semaine, 100 % numérique (une édition papier est toutefois maintenue le week-end). Là aussi, le bilan est mitigé. Car si la fréquentation de l’édition numérique (lapresse.ca) est en nette augmentation, les déficits que génère le modèle sont pour l’instant très importants. Peu de recettes nouvelles viennent en effet supporter l’ensemble des coûts. Au niveau du personnel, de nombreux licenciements ont eu lieu au moment du basculement. Que les embauches liées à la version numérique n’ont pas compensé. « L’un des soucis pour les éditeurs de lapresse.ca, mais c’est finalement aussi le cas pour la majorité des titres papiers qui ont une version en ligne, c’est qu’ils sont obligés de développer deux lignes de production parallèles. Le tout avec des équipes qu’ils avaient souhaitées ne consacrer qu’à un seul des deux produits. » Conclusion : si la disparition de la presse papier était sérieusement envisagée il y a quelques années, ce n’est aujourd’hui plus vraiment à l’ordre du jour, car d’autres médias, y compris belges, pourraient suivre le modèle de lapresse.ca en n’abandonnant que partiellement le papier, imagine Frédéric Antoine. Qui ajoute : « À supposer que les pratiques des jeunes générations subsistent, il faudrait attendre la disparition physique d’une grande majorité des lecteurs de la presse écrite pour que le modèle change du tout au tout ».
Une autre donnée intéressante concerne le public qui est prêt à payer pour l’offre numérique. Le secteur où les abonnements payants ont le plus augmenté, c’est dans la presse économique et financière. L’Echo en est le meilleur exemple chez nous. Pour beaucoup, ce sont d’ailleurs des abonnements d’entreprise, à destination d’un public cible qui est prêt à payer parce que les infos qui s’y trouvent apportent une véritable valeur ajoutée. Ce qui n’est pas le cas de tous les autres publics, en particulier les jeunes, à qui l’on associe naturellement cet enclin à se passer de l’écrit.
Au final, au sein des rédactions belges, ce qui prédomine majoritairement, c’est tout simplement le maintien d’un modèle rentable. « Nous continuerons à faire du papier tant que l’éditeur y trouvera son compte financièrement », nous confirme, non sans un certain cynisme, un journaliste d’un grand quotidien belge.
Tout serait donc à jeter dans l’évolution numérique ? « Absolument pas ! Le grand avantage dans le basculement que l’on est en train de vivre, c’est l’apparition de « pure players » 6 pour le web, avec un contenu propre, une information originale, parfois à contre-courant. Et qui ne nécessite pas autant de moyens qu’un journal papier. Que ce soit dans le papier, ou sur les plateformes numériques, ce qui sauvera le journalisme, c’est le contenu ! ». Nicolas Becquet, journaliste et manager des supports numériques de L’Echo enfonce le clou : « Pour moi, l’écueil du numérique, c’est de considérer que c’est juste un canal de diffusion supplémentaire et qu’il permet de faire des économies. Cela signifierait que le seul but est d’en faire un journalisme bon marché. Or, la qualité de l’information, cela se paye ! Commercialement, c’est encore compliqué pour l’instant, mais d’un point de vue journalistique, le numérique est une magnifique opportunité. Tout dépend du projet que l’on porte, des choix que les éditeurs vont poser. Ceux-ci ont tendance à voir la technologie et le marketing comme les priorités pour sortir la presse de l’ornière dans laquelle elle se trouve. Mais c’est l’inverse qu’il faut faire : c’est sur le contenu qu’il faut miser, et ensuite le soutenir par la technologie et le marketing » 7.
1. Ignacio Ramonet, « Menaces sur l’information », Le Monde diplomatique, janvier 2007, p.1.
2. Notamment liée à la libéralisation des médias audiovisuels qui ont vu naître de nombreuses radios et télévisions privées.
3. www.futurexploration.net
4. Toutes les citations de Frédéric Antoine proviennent d’un entretien avec l’auteur.
« Presse, transition numérique et petits marchés. À la recherche d’un nouveau modèle socio-économique », organisé en mars dernier par l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme (ORM) de l’Université catholique de Louvain.
5. Lire à ce sujet : Marc Sinnaeve, « Le slow journalisme : la panacée ? », Démocratie, Juillet-Août 2015, pp.15-18.
6. En France, le site Mediapart en est l’exemple type.
7. Toutes les citations de Nicolas Becquet proviennent d’un entretien avec l’auteur.
Janvier 2007. Dans un éditorial du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet lançait ce cri d’alerte : « La presse écrite traverse la pire crise de son histoire. Presque partout dans le monde, des journaux, y compris le Monde diplomatique, sont confrontés depuis trois ans à une baisse régulière de leur lectorat. (...) Celle-ci fragilise leur équilibre économique, met en péril leur survie et pourrait donc, à terme, menacer la pluralité des opinions dans nos démocraties » 1. Ce constat, qui date d’il y a presque dix ans, est plus que jamais d’actualité aujourd’hui.
En fait, la tendance est bien plus ancienne. En effet, la presse quotidienne souffre depuis longtemps d’une baisse continue de sa diffusion payante. Le tournant date du début des années 80 quand est apparue une diversification des usages en termes de source de communication 2. Mais il tend à s’accélérer depuis l’avènement d’Internet et l’apparition, fin des années 90, des sites d’information en ligne. Pour les journaux papier, la pente empruntée semble irrémédiable. De là à les voir disparaître au profit de formats uniquement numériques ? Il n’y a qu’un pas que d’aucuns n’hésitent pas à franchir. C’est le cas de cette étude américaine 3, parue en 2012, qui prédisait l’extinction des quotidiens en 2017 aux États-Unis, en 2026 en Belgique et en 2029 en France. La conclusion de cette recherche, radicale, n’a toutefois pas que des adeptes tant les incertitudes sont grandes en ce qui concerne les évolutions du secteur. Mais elle démontre, plus que jamais, que l’industrie de la presse va devoir se chercher un (ou plusieurs) modèle économique si elle veut survivre dans ce nouveau paysage. Et que le journalisme, s’il veut garder une certaine qualité, devra se réinventer.
L’écueil de la gratuité
Au niveau du marché belge, Frédéric Antoine, professeur de journalisme à l’UCL, attire l’attention de la même manière : « En Belgique francophone, le fléchissement de la diffusion payante, entamé dans les années 80, est flagrant depuis 2005. Il a néanmoins subi une accélération vers les années 2009-10. La cause est évidemment à chercher dans l’apparition et le développement de l’information en ligne » 4.Le phénomène peut toutefois sembler paradoxal, car cette baisse généralisée de la diffusion payante s’est accompagnée d’une augmentation globale du lectorat en raison du développement de l’info en ligne et sa gratuité. « A posteriori, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur les stratégies des groupes de presse au niveau de leur modèle économique. Leur premier réflexe, quand Internet est arrivé, fut de mettre gratuitement à disposition quasiment tous les contenus présents sur les supports papier payants. Ce fut un réflexe mondial qui reposait sur l’idée que les recettes publicitaires du web allaient largement compenser la perte liée à la gratuité des articles sur les sites d’info ». Mais le pari échoua. Une partie grandissante des lecteurs se tourna comme prévu vers les versions en ligne, abandonnant le papier dans le même temps. Mais la fréquentation des sites web ne permit jamais le niveau de monétarisation souhaité par les entreprises de presse. Les prix des espaces publicitaires en ligne n’atteignirent en effet jamais ceux de la presse écrite. Progressivement, les médias ont donc proposé des formules d’abonnement en ligne, tout en maintenant un accès gratuit à un flux d’actualités.
C’est ce modèle hybride qui prédomine auprès de la majorité des titres de presse belges : le maintien d’un journal papier, un site Internet gratuit, mais partiellement payant quand il s’agit de valoriser du contenu propre. « À titre personnel, je trouve encore la proportion de contenu gratuit trop importante. Même si elle peut paraître à contre-courant, la solution est, selon moi, d’amener les consommateurs du web à payer comme c’est le cas quand ils payent pour un objet physique », précise Frédéric Antoine. Et de poursuivre : « En 2012, on remarquait un léger décollage du nombre d’abonnements numériques payants, mais les chiffres de 2014-15 montraient déjà une certaine stagnation ».
Un chiffre en dit long sur la difficulté à monétariser les contenus de la presse en ligne : seuls 8 % de la diffusion payante de la presse est numérique ! Les 92 autres proviennent donc de la vente et des abonnements papier. « L’équilibre financier pour les journaux est d’autant plus difficile à trouver qu’aujourd’hui encore, les tarifs publicitaires en ligne n’ont rien à voir avec ceux des médias papier. Ceux à qui la publicité rapporte, ce ne sont pas les producteurs de contenu en ligne, mais bien les agrégateurs de contenu tels Google qui, eux, font des bénéfices gigantesques ».
Vers quel modèle ?
De l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis et au Canada, les groupes de presse expérimentent, avec une dizaine d’années d’avance, les conséquences de l’avènement du numérique. Pour inciter les internautes à payer pour consulter les articles du journal sur son site, le New York Times a été l’un des premiers quotidiens américains à mettre en place, au début de l’année 2011, un système d’abonnement baptisé « paywall », qui oblige à s’abonner pour consulter plus de 20 articles par mois (un chiffre abaissé à 10 quelques mois plus tard). Aujourd’hui, le titre compte près de 1,1 millions d’abonnés numériques. Mais ces bons chiffres sont à relativiser, car les revenus correspondants, vente et publicité confondues, ne représentent qu’un quart du chiffre d’affaires du groupe. C’est pourquoi la direction du groupe a récemment expliqué que « la société doit chercher partout des économies à réaliser et notamment au sein de la rédaction », afin « d’assurer notre réussite économique et la viabilité du journalisme à long terme »... ce qui peut d’ailleurs sembler un rien contradictoire !Autre pays, même dynamique : le 1er janvier 2016, La Presse, un quotidien canadien de référence, est devenu le premier quotidien imprimé au monde à être, en semaine, 100 % numérique (une édition papier est toutefois maintenue le week-end). Là aussi, le bilan est mitigé. Car si la fréquentation de l’édition numérique (lapresse.ca) est en nette augmentation, les déficits que génère le modèle sont pour l’instant très importants. Peu de recettes nouvelles viennent en effet supporter l’ensemble des coûts. Au niveau du personnel, de nombreux licenciements ont eu lieu au moment du basculement. Que les embauches liées à la version numérique n’ont pas compensé. « L’un des soucis pour les éditeurs de lapresse.ca, mais c’est finalement aussi le cas pour la majorité des titres papiers qui ont une version en ligne, c’est qu’ils sont obligés de développer deux lignes de production parallèles. Le tout avec des équipes qu’ils avaient souhaitées ne consacrer qu’à un seul des deux produits. » Conclusion : si la disparition de la presse papier était sérieusement envisagée il y a quelques années, ce n’est aujourd’hui plus vraiment à l’ordre du jour, car d’autres médias, y compris belges, pourraient suivre le modèle de lapresse.ca en n’abandonnant que partiellement le papier, imagine Frédéric Antoine. Qui ajoute : « À supposer que les pratiques des jeunes générations subsistent, il faudrait attendre la disparition physique d’une grande majorité des lecteurs de la presse écrite pour que le modèle change du tout au tout ».
Une autre donnée intéressante concerne le public qui est prêt à payer pour l’offre numérique. Le secteur où les abonnements payants ont le plus augmenté, c’est dans la presse économique et financière. L’Echo en est le meilleur exemple chez nous. Pour beaucoup, ce sont d’ailleurs des abonnements d’entreprise, à destination d’un public cible qui est prêt à payer parce que les infos qui s’y trouvent apportent une véritable valeur ajoutée. Ce qui n’est pas le cas de tous les autres publics, en particulier les jeunes, à qui l’on associe naturellement cet enclin à se passer de l’écrit.
Au final, au sein des rédactions belges, ce qui prédomine majoritairement, c’est tout simplement le maintien d’un modèle rentable. « Nous continuerons à faire du papier tant que l’éditeur y trouvera son compte financièrement », nous confirme, non sans un certain cynisme, un journaliste d’un grand quotidien belge.
La diversification des activités est d’autant plus assumée que le modèle économique imposé par le numérique tarde à s’imposer financièrement.
Diversification
La rentabilité. C’est évidemment le point névralgique. Là non plus, ce n’est pas nouveau. Le pôle économique a pris le dessus sur le pôle culturel des entreprises de presse depuis les années 80. « Et pour survivre sur un petit marché, comme c’est le cas en Belgique, il est impossible de développer des stratégies des grands groupes, les coûts fixes étant trop importants », poursuit Frédéric Antoine, organisateur d’un colloque sur le sujet 4. C’est ce qui explique que, chez nous, les entreprises de presse tentent, depuis quelques années, de diversifier leurs activités. « IPM, qui édite La Libre et La DH, s’est ainsi lancé dans les paris en ligne (Betfirst). C’est leur manière de rester rentable quand il devient de plus en plus difficile de monétariser l’information, particulièrement dans un petit marché. Le groupe Rossel (Le Soir) a quant à lui racheté, en France, La Voix du Nord puis, plus récemment, les activités de presse quotidienne régionale du Groupe Hersant Médias dans les régions de Champgane-Ardenne et Picardie. Ce faisant, il pourrait devenir le numéro deux de la presse régionale française, secteur qui se porte plutôt bien ». En ce qui concerne L’Avenir, Tecteo (Nethys) est également un champion de la diversification (BeTV, électricité...). Pour chacune de ces entreprises de presse, il s’agit d’une manière de rééquilibrer les comptes. Une réalité d’autant plus assumée que le modèle économique imposé par le numérique tarde à s’imposer financièrement. Reste que cette stratégie de diversification suscite des questionnements, notamment en termes de potentiels conflits d’intérêts. En France, le problème est particulièrement criant : les groupes industriels Dassault et Lagardère possèdent respectivement Le Figaro et Le Monde. Si, en Belgique, la situation est moins sensible, le risque n’est toutefois pas nul d’observer certaines dérives.D’un point de vue journalistique, le numérique est une magnifique opportunité. Tout dépend des choix que les éditeurs vont poser.
Journalisme et qualité
L’autre aspect essentiel de l’avènement de la presse en ligne concerne bien évidemment la transformation du métier de journaliste et ses implications sur la qualité de l’information. Le règne de l’immédiateté et de la rapidité a pris le pas sur celui du contenu. C’est la course à l’information la plus rapide. Une course encore accélérée par les réseaux sociaux. « On se préoccupe moins de l’exactitude quand on cherche l’urgence », commente Frédéric Antoine. Le cours normal d’une information est dorénavant le suivant : alerte info envoyée vers les applications mobiles, court article sur le site, article un peu plus étayé quelques minutes plus tard, article payant sur l’édition en ligne puis article plus fouillé, pour le lendemain, dans l’édition papier. Le tout ayant été twitté ou posté sur Facebook entre-temps pour vendre la présence de l’article sur le site. « Qui dit multiplication des plateformes, dit multiplication du travail. Sans moyens humains supplémentaires. Le travail du journaliste est donc plus lourd que par le passé. Et est au détriment de l’essence du journalisme, qui est d’aller chercher l’info, investiguer, recouper, jouer les contre-pouvoirs... ». Très très loin, donc, du slow journalisme que tentent d’explorer des formules comme Médor ou 24h01, par exemple 5.Tout serait donc à jeter dans l’évolution numérique ? « Absolument pas ! Le grand avantage dans le basculement que l’on est en train de vivre, c’est l’apparition de « pure players » 6 pour le web, avec un contenu propre, une information originale, parfois à contre-courant. Et qui ne nécessite pas autant de moyens qu’un journal papier. Que ce soit dans le papier, ou sur les plateformes numériques, ce qui sauvera le journalisme, c’est le contenu ! ». Nicolas Becquet, journaliste et manager des supports numériques de L’Echo enfonce le clou : « Pour moi, l’écueil du numérique, c’est de considérer que c’est juste un canal de diffusion supplémentaire et qu’il permet de faire des économies. Cela signifierait que le seul but est d’en faire un journalisme bon marché. Or, la qualité de l’information, cela se paye ! Commercialement, c’est encore compliqué pour l’instant, mais d’un point de vue journalistique, le numérique est une magnifique opportunité. Tout dépend du projet que l’on porte, des choix que les éditeurs vont poser. Ceux-ci ont tendance à voir la technologie et le marketing comme les priorités pour sortir la presse de l’ornière dans laquelle elle se trouve. Mais c’est l’inverse qu’il faut faire : c’est sur le contenu qu’il faut miser, et ensuite le soutenir par la technologie et le marketing » 7.
L’avenir est au contenu
Pour Nicolas Becquet, un autre enjeu majeur, c’est l’anticipation des mouvements à venir. Pour lui, nous nous situons à la préhistoire de l’évolution numérique : intelligence artificielle, algorithmes, big data, réalité virtuelle, privatisation et automatisation du web auront une influence majeure sur le journalisme de demain. « Il est du coup essentiel que les entreprises de presse, mais aussi les journalistes accompagnent ce mouvement. Sans quoi, nous perdrons toute légitimité. Il incombe donc aux éditeurs d’oser prendre des risques. Mais tout cela ne sera payant que si l’on remet le journalisme au centre ! Il y a un enjeu démocratique derrière cela ». Et de conclure par ce qu’il considère être le meilleur slogan du milieu médiatique belge : « L’Avenir est au contenu ! ». #1. Ignacio Ramonet, « Menaces sur l’information », Le Monde diplomatique, janvier 2007, p.1.
2. Notamment liée à la libéralisation des médias audiovisuels qui ont vu naître de nombreuses radios et télévisions privées.
3. www.futurexploration.net
4. Toutes les citations de Frédéric Antoine proviennent d’un entretien avec l’auteur.
« Presse, transition numérique et petits marchés. À la recherche d’un nouveau modèle socio-économique », organisé en mars dernier par l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme (ORM) de l’Université catholique de Louvain.
5. Lire à ce sujet : Marc Sinnaeve, « Le slow journalisme : la panacée ? », Démocratie, Juillet-Août 2015, pp.15-18.
6. En France, le site Mediapart en est l’exemple type.
7. Toutes les citations de Nicolas Becquet proviennent d’un entretien avec l’auteur.