Dossier p5 copyright Billy Wilson 1Loin d’être un absolu, l’emploi est une construction sociale érigée au fil des combats sociaux et censée donner au travailleur un statut, des droits, un pouvoir d’achat dans une société de marché. Force est de constater que cette construction se fissure, engendre souffrances et exclusions sous l’impulsion d’un marché débridé, assoiffé de gains et de rendements. N’est-il pas temps pour tous les hommes et les femmes soucieux de justice et de dignité de refonder en profondeur le cadre du travail 1 ?

Notre monde a ses repères, ses structures, ses déterminations. Nous y naissons, y vivons et les assimilons au gré de l’éducation, de la socialisation et de l’instruction.
Pour la grande majorité des personnes, il paraît naturel que seul le « travail-emploi » (le travail organisé sous la forme d’emplois) donne le droit de vivre correctement, de se tenir debout devant les autres. Beaucoup se sentent intégrés dans la société lorsque le rythme de la vie se façonne sur cette structure sociale de l’emploi, de la production, de la consommation, de la course à l’argent.
L’économique, le marchand, le travail-emploi nous emportent dans leur engrenage, faisant du politique un serviteur docile et palliatif. Nous sommes plongés dans une dynamique sociale qui nous désapproprie de nos capacités de connaître le réel, d’habiter notre environnement par nos propres savoirs et savoir-faire, de définir nos besoins essentiels, d’explorer nos profondeurs de vie.
Le système du « travail-emploi » est une pièce maîtresse de ce cadre occulte qui nous enferme. Il est un des outils d’aliénation très efficace, car ancré profondément dans le cycle de nos existences. Oser questionner les couples emploi-revenus, emploi-intégration, emploi-reconnaissance, emploi-sécurité d’existence... est un des chemins de transition pour bâtir d’autres formes de vivre ensemble, s’avancer vers une civilisation plus riche d’humanités.

Une construction sociétale


La fin du XVIIIe siècle constitue le moment d’une transformation radicale de la structure de la société occidentale. Sous l’influence des courants économiques de l’époque s’installe une sorte de division institutionnelle en une sphère économique et une sphère politique. L’activité économique se conçoit désormais selon une logique propre, avec des lois spécifiques fondées sur l’idée d’un marché autorégulateur.
La richesse devient une fin en soi. Le concept d’individu, les idées de liberté et d’égalité se font jour dans l’esprit des Lumières et se concrétisent dans les révolutions d’alors. Le droit en dessine les contours. Les enclosures des communs (clôture des terres « communales »...), les lois sur la propriété, l’abolition des réglementations en faveur des pauvres, la lutte contre la mendicité... contribuent à drainer en masse les hommes, les femmes, les enfants dans les usines, à faire d’eux des salariés désappropriés de leur travail, de leurs capacités à produire pour leurs propres besoins. Il s’agit de faire émerger une classe de travailleurs, une force de travail disponible et efficace pour produire de la richesse.
Une logique de marché s’impose à l’ensemble de la société, et le travail – élément essentiel de l’industrie – doit lui aussi être organisé en marché.
Cette vision est tout à fait singulière. Normalement, le travail comme activité économique s’inscrit dans un ensemble d’interactions qui constituent la société, il accompagne la vie elle-même et ne peut en être détaché. C’est néanmoins à l’aide de la fiction du « travail-marchandise » que s’organise dans la réalité le marché du travail au début du XIXe siècle.
Et si le travail est pour les bourgeois la valeur qui est à l’origine de leur force et de leur ascension, il devient aussi progressivement pour les ouvriers la valorisation ou la justification de leur situation. Ainsi, au XIXe siècle, on expliquait gravement que le travailleur est libre, qu’il ne dépend que du travail qu’il a contractuellement accepté. L’homme est fait pour le travail. Il n’a pas d’autre possibilité pour vivre. Celui-ci lui apporte la satisfaction du « devoir accompli » en même temps que les bénéfices matériels qui en découlent. Le travail, c’est donc ce qui donne un sens à la vie.
Désormais, les critiques adressées au capitalisme portent sur la dégradation et l’aliénation du travail humain. Il s’agit d’en changer les conditions pour que le travail puisse retrouver sa noblesse et sa valeur. Cette critique s’inscrit dans la vision de l’époque d’un développement économique prometteur d’une croissance infinie de la richesse. L’objectif principal du combat social est d’obtenir des retombées bénéfiques pour la classe ouvrière, misant par ailleurs sur les effets libérateurs d’un outillage technologique en pleine expansion.
Ainsi, le long combat social et politique apporte des améliorations profondes au monde du travail. Il se préoccupe d’instaurer un cadre légal : le contrat de travail, le droit du travail. Il négocie de meilleurs salaires et une protection sociale face aux risques du travail et aux aléas de la vie. C’est l’instauration du statut de l’emploi, du système de sécurité sociale. C’est aussi la construction d’un État social et des structures de concertation pour garantir la mise en œuvre et la pérennité de ces droits conquis.
L’emploi n’est donc qu’une forme d’organisation du travail des hommes, une « enveloppe » du travail.

« La négociation collective se voit de plus en plus remplacée par la négociation individuelle, par l’individualisation et la flexibilisation des salaires. »

Un modèle défait


Ce système de l’emploi évolue au fil des transformations du capitalisme, des productions et de leurs modalités. Sous l’impulsion des investisseurs (le capital), il doit se plier aux évolutions technologiques et est ballotté au gré des marchés économiques et financiers.
À chaque étape, les travailleurs tentent de s’adapter, de conserver une part « humaine » dans le travail : un savoir-faire, une mise en œuvre de soi et des liens de solidarité et de coopération. Cette dimension humaine participe tant bien que mal à l’acceptation du système « emploi », qui reste un travail contraint.
Toutefois, depuis le début des années 80, le capitalisme est entré dans une nouvelle configuration, que l’on qualifie souvent de néolibérale. Celle-ci se caractérise notamment par une destruction lente et insidieuse des acquis sociaux de la société salariale. L’emprise de la finance, des technosciences et de l’informatisation ainsi que le contexte mondialisé du marché, rendent le travail humain et donc l’emploi de plus en plus aléatoires voire superflus. Cela se traduit, dans nos pays, par des délocalisations en masse des grosses entreprises et par l’émergence de petites entreprises éphémères construites en réseaux et en sous-traitance. Le recours à des travailleurs « indépendants » devient fréquent. Ces prestataires indépendants, payés à la vacation ou à la tâche, constituent le comble de la vente de soi.
La nature du lien salarial s’est ainsi fondamentalement transformée. La négociation collective se voit de plus en plus remplacée par la négociation individuelle, par l’individualisation et la flexibilisation des salaires.
Il est essentiel de rappeler ces évidences, de reconnaître que les symptômes actuels − chômage structurel, emplois précaires, souffrances diverses dans toutes les formes d’emplois... − révèlent une construction de société de plus en plus inadaptée, autour d’une économie déliée de la réalité, de la vie et de son environnement.
Pourtant, les richesses sont bien réelles dans nos sociétés modernes. Elles sont le résultat d’une longue histoire au cours de laquelle se sont accumulés des savoirs, des savoir-faire, des évolutions technologiques impliquant tous les acteurs du monde du travail. Il s’agit d’une forme de connaissance coopérative que le travail immatériel du numérique et de l’informatique poursuit et amplifie. Mais le système, dans sa forme actuelle, produit une main d’œuvre profondément et injustement divisée et cela ne cesse de s’amplifier. La robotisation poursuit son chemin à vive allure, les machines remplacent les hommes et les femmes, et ce, dans tous les secteurs.
Nous ne pouvons perdurer dans l’illusion du travail-emploi comme structurant nos sociétés, notre vivre ensemble. Est-il cohérent de continuer à activer des chômeurs de plus en plus nombreux pour des emplois inexistants ? Est-il justifié de façonner l’enseignement, d’orienter la recherche, de stimuler toutes les énergies pour relancer la croissance et l’emploi ? Faut-il encore plus d’objets superflus, de technologies artificielles pour envahir le quotidien, détruire davantage l’environnement, épuiser les rythmes de vie, trahir les liens sociaux, etc.?
En enfermant le travail des hommes au sein de l’emploi, en l’abandonnant au primat de la rationalité économique néolibérale, le politique contribue à disqualifier l’exercice de la délibération dans les choix de la vie ordinaire. Le travail et la coopération sont pourtant au cœur des liens qui, par la réjouissance d’œuvrer ensemble, unissent les humains dans un monde commun. Les questions fondamentales sont là : celles des choix et des finalités de notre travail.

Le contexte du travail vivant

Il s’avère essentiel de repenser collectivement un tout autre agencement de société, de donner davantage d’espaces et de temps au pouvoir des citoyen(ne) s et à l’initiative créative, de réduire les forces destructrices du consumérisme et du « tout pour l’argent ». La gratuité, le temps convivial, les échanges informels et la délibération collective participent davantage à la satisfaction des besoins, à la construction d’un « bien vivre » individuel et collectif, à l’élaboration de la « cité du travail vivant ».
Par « travail vivant », nous entendons toute action de transformation d’un environnement pour un résultat voulu personnellement ou collectivement. Dans le travail vivant, les potentialités développées se révèlent, à soi et aux autres, dans un contexte de coopération qui construit un vivre ensemble porteur de sens.
Et si le terme « cité » remplace celui de société, c’est pour renforcer l’idée qu’il s’agit d’un autre mode d’organisation de la vie collective où tous participent dans une mise en œuvre commune.
Il s’agit de construire une autonomie ouverte sur des libertés positives où les personnes s’engagent consciemment dans des responsabilités choisies, ont la maîtrise de leurs outils et de leurs ressources, fabriquent des objets et rendent des services pour répondre aux besoins et aux valeurs définis communément.
Cette approche d’une liberté partie prenante de la vie collective rejoint la philosophie des communs. Le « commun » est ce qui mobilise une action collective d’hommes et de femmes qui échangent, qui font des choix, qui les évaluent au sein d’une communauté ou d’un réseau de citoyens. « Cette interdépendance des individus entre eux et avec leur environnement est acte politique de ceux et celles qui se placent en citoyenneté », écrit Bernard Van Asbrouck 2.
La communauté politique apparaît comme le cadre naturel d’une démocratie de proximité. Par la création de nouveaux espaces publics locaux, compris comme l’espace de la communication sociale, elle permet aux personnes le partageant d’apprendre à vivre ensemble et à « faire société ». C’est en même temps une façon de résoudre le défi majeur lancé par cette fin de siècle : comment réussir son intégration et affirmer son identité sans nier la diversité et la spécificité des diverses composantes ?
La mise en œuvre d’un tel contexte requiert donc une relation d’accueil de la diversité. Cette relation n’est possible que si l’on accepte de ne pouvoir tout comprendre de l’autre. Elle ouvre alors l’espace d’une certaine égalité. Elle participe au besoin de reconnaissance.
Pris dans ce sens, la reconnaissance va bien au-delà de celle anonymement due à tous les membres de la société par le système juridico-politique. Une nouvelle articulation doit s’inventer, se construire entre « communautés de vie collective » et « grande société » (État). C’est l’un des fondements de la cité du travail vivant.

 Un ouvrage collectif
Dans cet article, des pistes d’analyse du travail-emploi et des chemins nouveaux d’organisation du travail sont proposés. C’est le fruit d’un long cheminement avec des groupes de citoyens, à l’initiative du Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du MOC Luxembourg, qui a abouti à la publication d’un ouvrage.

Le livre a été conçu comme outil de réflexion et de formation. Il s’inscrit dans une démarche longue de plusieurs années, nourrie de rencontres, de soirées-débats et de lectures d’auteurs.

Cette production collective est une étape clé qui permet de poursuivre le questionnement, l’interpellation et la prise de conscience auprès de différents acteurs de la société. Elle peut faire l’objet d’une présentation orale afin d’éveiller l’envie de poursuivre la réflexion/ construction 1.

La composition de l’ouvrage ouvre en elle-même une dynamique de questionnements. La charpente du texte retrace les apports de contenus amenés conjointement et dialectiquement par les porteurs de la formation et les participants. Les mises en perspective rapportent les propos d’intervenants extérieurs ou présentent brièvement des apports (films, interviews, textes...). Sous le titre « Réactions-débats » sont repris des comptes-rendus d’échanges et de débats au sein des groupes de participants . Ils sont présentés dans toutes leurs polémiques et divergences et n’engagent que les participants.

L’objectif principal de cette production collective est de bousculer, dans le monde associatif, politique, syndical…, un schéma de pensée dominant. Car il paraît de plus en plus évident qu’il ne sera pas possible de répondre aux défis d’aujourd’hui − qu’ils soient d’ordres environnementaux ou socioéconomiques − sans questionner en profondeur la structure sociale de la société et donc de l’organisation du travail. #



1. Plus d’informations auprès du CIEP Luxembourg au 063/21.87.33 ou via Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.



Bouger le lieu du rapport de force

Ce contexte du travail vivant révèle une transformation profonde du cadre social. Le lieu du rapport de force doit s’extraire du champ de l’emploi. L’objectif est d’ouvrir une vision plus large de l’organisation du travail et du vivre ensemble. Le combat principal est de désenclaver la société de ses emprises économique, techno-scientifique et financière pour retrouver le sens fondateur du politique et construire une civilisation du temps libéré et du travail vivant.
Trois composantes majeures peuvent conjointement et concomitamment ouvrir une telle perspective de transformation


1. L’octroi à tou(te)s et sans condition d’un revenu de citoyenneté
Ce revenu de citoyenneté est la légitime distribution primaire des richesses. La richesse du monde actuel est en effet un acquis collectif, elle résulte essentiellement de l’accumulation des connaissances et inventions techniques, de l’intelligence collective. Elle s’appuie désormais sur de l’immatériel, sur des réseaux complexes de communications. Au sein des sociétés dites développées, le travail exigé dans l’emploi repose essentiellement sur les capacités cognitives de l’homme, les capacités d’imagination, d’analyse, d’interprétation, de synthèse, de communication (tout ce que les machines ne peuvent faire toutes seules) ; capacités qui s’acquièrent dans les diverses interactions de la société, avec la contribution de tous.
Ce revenu doit être suffisant et inconditionnel afin d’affranchir les personnes des contraintes du marché de l’emploi. Il libère ainsi le besoin d’agir, d’œuvrer, de se faire reconnaître et apprécier par les autres. Il rend possible l’émancipation des potentialités de chacun et d’autres modes de valorisation. Il amorce une véritable « révolution moléculaire » des mentalités, condition de la redéfinition du rapport à soi et du rapport aux autres, du rapport aux biens et au cadre de vie.

2. Des communautés politiques microsociales
L’octroi inconditionnel d’un revenu de citoyenneté est donc inséparable du développement d’espaces et de moyens qui permettent aux individus et aux groupes de satisfaire par leur libre travail une partie des besoins et des désirs qu’ils auront eux-mêmes définis. Ces espaces d’autonomie et d’autoproduction sont un levier essentiel pour sortir de la logique marchande de la société.
C’est aussi au niveau local, au travers de communautés politiques à taille humaine, que l’on peut le mieux engendrer un processus de création d’une culture politique, reconstruire de la citoyenneté et les capacités de transformer son environnement par du travail vivant.

3. Un État « capacitateur »
Loin d’être préjudiciable à l’unité d’une nation ou même de la planète, la réinvention locale des règles par une communauté est un acte fondateur par lequel chacun reconnaît son identité et en même temps son appartenance à une communauté plus large. La perspective d’un État « capacitateur » facilite cette articulation du local et du global.
L’art de la gouvernance d’un État « capacitateur » consiste à atteindre le maximum de cohésion avec la plus grande liberté d’initiatives. C’est l’art de construire des principes directeurs communs avec et à partir des solutions « spécifiques » mises en œuvre par les acteurs locaux.
Un tel État vise donc à développer des outils et procédures permettant aux individus et aux collectivités/communautés politiques locales de vivre une pleine autonomie d’actions diversifiées. Tout en étant le cadre des orientations fondamentales communes, définies collectivement, l’État est aussi le stimulant des solutions spécifiques adaptées aux différents contextes locaux : c’est le principe de la subsidiarité active.
Un tel dynamisme ne peut réussir que s’il y a une parité et un équilibre dans la relation entre le niveau global (État/ Région...) et le niveau local (les communautés politiques microsociales), une complémentarité des savoir-faire, des connaissances et une confiance. Cela suppose plus que jamais des innovations pour construire la scène de débat public et pour permettre la parole de chaque acteur.

Une éthique de la libération


La réflexion collective développée tout au long de l’ouvrage En finir avec l’emploi. Pour la cité du travail vivant propose les contours d’un possible. Aucune voie n’est prédéfinie, n’est absolue. Les chemins peuvent être variés, les expérimentations peuvent être multiples. Ces chemins s’inscrivent dans une éthique de la libération.
Une éthique de la libération, c’est opter pour que tout être humain, tout citoyen ait les moyens de développer ses potentialités singulières, qu’il puisse vivre une pleine émancipation, une liberté positive capacitaire c’est-à-dire qu’il ait les capacités de mener effectivement la vie qu’il aura librement choisi.
Une éthique de la libération, c’est aussi ouvrir des espaces d’autonomie collective au sein de communautés microsociales, des communautés politiques où se débattent les orientations et leurs mises en œuvre.
Telle est l’essence de la cité du travail vivant. #
(*) Animatrice au CIEP Luxembourg


1. L’analyse développée dans cet article se base sur un ouvrage publié par le CIEP-MOC Luxembourg (voir encadré).
2. Bernard Van Asbrouck, Rivages d’occident. Emploi, marché, cité et dignité de l’homme, Editions Amalthée, 2009.

credit photo : dossier p5 cpyright Billy Wilson

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