Photo Lobby p2 copyright TPCOMÀ Bruxelles, la seconde capitale mondiale du lobbying après Washington, on trouve de nombreux avocats d’affaires qui exercent dans le quartier européen. Ils vendent aux entreprises des prestations de conseil juridique en toute discrétion. Ces avocats d’un nouveau genre font aussi du lobbying pour leur propre compte, par exemple en demandant l’instauration de tribunaux privés pour régler des litiges commerciaux, un domaine d’activité très lucratif et en plein essor. Focus sur ces défenseurs des puissants.

La capitale belge compte entre 20.000 et 30.000 lobbyistes, soit environ un lobbyiste par fonctionnaire européen. Le lobbying est une profession spécialisée dans l’influence des politiques pour le compte d’intérêts particuliers. Un lobbyiste résume son métier ainsi : « Je fais de l’espionnage et de la manipulation » 1. De fait, le métier de lobbyiste regroupe une palette d’activités assez large. Il peut être direct : contacts personnels avec les décideurs pour faire avancer une certaine position, un certain point de vue. Mais le lobbying peut également être effectué de façon indirecte : création de fausses associations citoyennes, organisation d’événements, de dîners, campagnes médiatiques, etc. Un lobbying efficace fait passer le même message par plusieurs canaux pour persuader le plus grand nombre de décideurs du bien-fondé d’une position politique.

À Bruxelles, les cabinets d’avocats d’affaires sont en pleine conquête de ce marché du lobbying, car celui-ci est extrêmement lucratif. À Washington, par exemple, le cabinet d’avocats Akin Gump Strauss Hauer & Feld 2 réalisait, en 2013, le plus gros chiffre d’affaires en services de lobbying pour un montant de 103,7 millions de dollars ! Une recherche sur Internet (avec comme mots-clés « lobbying Bruxelles ») vous affichera certainement plusieurs publicités, dont celle pour Alber & Geiger. Ce cabinet d’avocats dit être un leader en termes de lobbying à Bruxelles. Il a travaillé récemment sur une proposition européenne d’interdiction des sacs plastiques. Au vu de la popularité de cette proposition, Papier-Mettler, le plus gros producteur de sacs plastiques de l’Union européenne s’est offert les services de ce cabinet pour contrer cette proposition législative.

Finalement, l’interdiction des sacs plastiques n’a pas vu le jour... Un succès, d’après Alber & Geiger. C’est le fruit d’un lobbying persistant qui a mis halte au projet d’interdiction et qui a même eu un impact sur des projets similaires au niveau national 3. M. Mettler, le propriétaire de Papier-Mettler, a qualifié le travail du cabinet d’avocats de « rapide et convaincant ».

Deux des trois personnes qui ont travaillé sur ce cas incarnent à la perfection le mode de fonctionnement de ces cabinets d’avocats : Wayne R. Boyles fut un spécialiste de la question des déchets durant sa carrière au gouvernement américain4 et Marcelo Regúnaga accumula de nombreuses hautes fonctions, dont celles de ministre, dans le gouvernement argentin5. Ces lobbyistes, qui ne sont pas toujours avocats, sont à louer. Une de leur caractéristique principale, c’est qu’ils disposent d’un immense réseau.

Alors qu’elle occupe la Une de l’actualité parce qu’elle menace la liberté d’information, la protection des sources journalistiques ainsi que la mobilité des travailleurs, le projet de directive sur les secrets d’affaires est un autre bel exemple de l’influence des cabinets d’avocats à Bruxelles. Dans ce cas précis, de nombreuses preuves indiquent qu’un cabinet d’avocats (White & Case) a directement fait du lobbying pour demander une nouvelle directive dans un domaine non encore réglementé au niveau européen pour le compte de son client6, la « coalition pour les secrets d’affaires et l’innovation » (TSIC). Cette organisation fut établie pour protéger les informations commercialement sensibles des entreprises, qualifiées de « secrets d’affaires ». Ses membres incluent Alstom, Dupont, General Eletric, Intel, Michelin et Nestlé.

Le texte proposé par la Commission européenne a évidemment donné pleine satisfaction à la TSIC.

Peu de transparence

Il est difficile de savoir quels intérêts représentent ces cabinets, car l’opacité est leur meilleur ami. Certains cabinets d’avocats ont exporté leurs pratiques de Washington à Bruxelles, mais ils opèrent dans la capitale européenne avec beaucoup moins de contraintes 7.

En effet, à Washington, de nombreuses lois entourent l’activité de lobbying depuis 1946. Une période de « transition », par exemple, est maintenant obligatoire dès que des membres du Congrès et leurs employés ont terminé leur mandat avant qu’ils ne puissent travailler en tant que lobbyistes 8. Cette période de « transition » n’existe pas pour les députés européens à Bruxelles.

Comme la plupart des sociétés de conseil en lobbying, les cabinets d’avocats recrutent donc d’anciens employés des institutions européennes pour augmenter leur pouvoir d’influence. Le cabinet d’avocats Covington à Bruxelles emploie ainsi Wim van Velzen 9, ancien vice-président du groupe politique le plus large au Parlement européen, le Parti populaire européen (PPE). Pour influencer le Conseil européen, ce même cabinet peut aussi compter sur son conseiller Jean De Ruyt 10, ancien diplomate belge influent, qui connaît parfaitement l’institution. Il y a un autre exemple assez célèbre dans le petit milieu bruxellois : celui de Michel Petite, ancien directeur des services juridiques de la Commission européenne, qui prit sa retraite en 2008. Il travaille à présent pour un grand cabinet d’avocats, Clifford Chance, l’un des dix plus gros au monde.

Autre différence notoire entre Bruxelles et Washington : si l’enregistrement dans le registre de transparence du lobbying est obligatoire dans la capitale américaine, il est facultatif chez nous, à moins que les lobbyistes ne rencontrent les commissaires européens ou leurs chefs de cabinet.

Dans le registre officiel de transparence de l’Union européenne, seuls vingt-neuf cabinets d’avocats ayant un siège social ou des bureaux en Belgique sont inscrits. Les plus gros cabinets n’y figurent (souvent) pas 11.

White & Case, par exemple, se dépeint comme un cabinet qui « travaille pour atteindre un environnement légal et réglementaire confortable » pour ses clients et vante ses compétences en lobbying sur son site Internet sans pour autant être inscrit au registre européen de transparence du lobbying 12. Le règlement du registre précise pourtant que les activités de conseil juridique ayant pour but d’influer sur les institutions de l’Union européenne doivent être déclarées 13.

Il arrive également qu’il y ait des erreurs dans les données enregistrées. Le cabinet d’avocats Linklaters indique par exemple qu’il emploie trois lobbyistes à temps plein, mais liste quatre personnes accréditées pour rentrer librement au Parlement européen...14

Néanmoins, suite à la pression de l’opinion publique, certains cabinets d’avocats se sont enregistrés durant les premiers mois de 2015. C’est le cas de Covington & Burling, inscrit depuis le 15 mai 2015. Selon eux, ils emploient sept lobbyistes à temps plein pour un chiffre d’affaires annuel de plus d’un million d’euros de janvier à septembre 2014. Leurs clients incluent Microsoft, ainsi que de grosses entreprises pharmaceutiques 15.

Toutefois, peu de cabinets d’avocats divulguent le nom de leurs clients. La raison invoquée : le secret professionnel. En vertu de celui-ci, la profession d’avocat nécessite, afin de bénéficier de la confiance du client pour pouvoir organiser au mieux sa défense, que les échanges entre ce dernier et son avocat soient protégés, y compris lorsque le client est une personne morale (une entreprise par exemple). Mais aujourd’hui, le secret professionnel est utilisé à des fins bien éloignées de sa justification initiale. Ainsi, Lourdes Catrain (du cabinet Hogan Lovells) indique que « le client ne veut pas que notre implication soit connue. Un cabinet d’avocats fournit de très grandes garanties de confidentialité » 16.

L’argument du secret professionnel devient donc un argument commercial pour attirer des clients désireux de faire pression sur les politiques.

 
 
L’arbitrage privé et les cabinets d’avocats d’affaires... en quelques chiffres

Coûts
La compensation (connue) la plus élevée versée par un État à un investisseur privé s’élève à 50 milliards de dollars, qui ont dû être payés par la Russie à d’anciens actionnaires de la compagnie de pétrole Yukos. Ce cas fut géré par Shearman & Sterling, qui a ainsi pu toucher 70 millions de dollars de frais d’avocats et autres dépenses juridiques.
La Slovaquie a dû compenser une banque tchèque (ČSOB) à hauteur de 877 millions de dollars.
Le Vénézuéla a dû compenser une entreprise minière canadienne Gold Reserve inc. à hauteur de 740 millions de dollars.
Les coûts juridiques pour une dispute investisseur-État (RDIE) sont d’environ 8 millions de dollars en moyenne, avec des frais allant au-delà de 30 millions de dollars dans certains cas.

Transparence

À peine 15 arbitres ont décidé dans 55% des cas d’arbitrage privé connus en 2012.
En 2013, ces tribunaux privés ont rendu 37 décisions, mais seules 23 d’entre elles ont été rendues publiques en avril 20141.



Un juteux mécanisme

La négociation en cours du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (connu sous son acronyme anglais TTIP) entre l’Union européenne et les États-Unis bénéficierait aux cabinets d’avocats, car cet accord contient un mécanisme de résolution des différends investisseurs-États (RDIE).

Comme l’explique Nicolas Vandenhemel, « le RDIE est une instance d’arbitrage privée destinée à trancher les conflits qui émergent entre un investisseur et un État. Ce mécanisme cumule les travers. Il ne s’agit en effet pas d’un tribunal. Ses décisions ne sont dès lors pas publiques. Par ailleurs, les arbitres qui y siègent peuvent revêtir, selon les affaires, les habits d’avocats d’un investisseur. Du coup, leurs conflits d’intérêts sont patents » 17. Pour un arbitrage privé, les cabinets d’avocats d’affaires facturent jusqu’à 1.000 dollars par heure 18.

À l’été 2014, aucun cabinet d’avocats d’affaires n’admettait avoir fait du lobbying en faveur du TTIP. Néanmoins, il y a de fortes présomptions amenant à penser qu’ils militent activement en faveur de l’inclusion du RDIE dans le TTIP 19.

Ces cabinets d’avocats ont notamment uni leurs forces en mettant sur pied un tout nouveau groupe de réflexion répondant au nom de « Fédération européenne pour la loi sur les investissements et l’arbitrage » (European Federation for Investment Law and Arbitration, EFILA), qui a pour mission de « contrer les campagnes citoyennes »20. EFILA est un lobby monté de toutes pièces par les avocats d’affaires pour préserver leur marché très lucratif. Et lorsque les experts en lobbying créent un groupe de pression, leur influence n’est que dédoublée.

Il faut rappeler que l’arbitrage privé RDIE existe déjà dans de nombreux traités bilatéraux d’investissement. Ainsi, Freshfields Bruckhaus Deringer21 n’a pas hésité à conseiller Marfin Investment Group (MIG) et d’autres groupes dans un cas d’arbitrage privé contre Chypre, en pleine crise financière.

Avant cette dernière, des banques chypriotes avaient en effet acquis une part de la dette grecque et s’étaient donc retrouvées en difficulté financière dès 2012. Pour pallier ces difficultés et sur ordre de la Troïka, le gouvernement chypriote a nationalisé à hauteur de 84 % la banque chypriote Laiki. Cette nationalisation a permis de dévoiler que MIG, actionnaire principal, avait pris de nombreux risques financiers dès 2006 et avait des pratiques de prêt douteuses. Malgré cette part de responsabilité dans la crise financière chypriote, MIG a, en pleine période de crise, poursuivi le gouvernement chypriote devant un tribunal d’arbitrage privé et lui demande 823 millions d’euros de compensation22 !

Épinglons aussi le cas de King and Spalding qui, durant la guerre civile en Libye (2011), n’a pas hésité à envoyer une « alerte à ses clients » exposant les options juridiques disponibles aux entreprises de pétrole et gaz pour attaquer l’État libyen devant un tribunal arbitral international et demander des compensations. L’argument avancé ? Le gouvernement libyen n’a pas respecté ses obligations au vu des traités d’investissement bilatéraux et a rendu le climat d’investissement intenable, instable et imprévisible 23.

Conclusion

L’envers du décor de ces cabinets d’avocats d’affaires n’est pas très reluisant : peu de transparence, une utilisation abusive du secret professionnel et un poids politique important et probablement en expansion. Le constat est difficile à avaler pour les citoyens.

Mais des réformes sont possibles. Les cabinets d’avocats doivent être poussés à plus de transparence. Leur enregistrement dans le registre de transparence doit être rendu obligatoire et sanctionné si des données sont manquantes ou erronées. Le registre doit aussi inclure leurs clients et la liste de leurs rendez-vous avec des membres des institutions européennes.

Quelques pas ont été faits, mais de nombreux restent à faire. Il est en tout cas urgent que les activités de ces cabinets soient mieux encadrées pour que leur influence soit mieux connue, et leurs conflits d’intérêts éventuels, dénoncés. #



(*) Chargée de campagne et de recherche à Corporate Europe Observatory (CEO), une association qui observe et dénonce l’influence des lobbies sur les politiques européennes

1. http://www.lexpress.fr/actualite/politique/philip-morris-fiche-les-eurodeputes-j-espere-que-tous-les-lobbyistes-en-font-de-meme_1284531.html#L6oplrSWJfxKU9K
2. http://www.nationallawjournal.com/id=1202664409483/Inside-Washington-Our-Annual-Report-on-DC-Law-Offices?slreturn=20150501114400
3. http://www.albergeiger.com/case_preventing_ban_on_plastic_bags.php
4. http://www.albergeiger.com/wayne-boyles.php
5. http://www.albergeiger.com/marcelo-regunaga.php
6. http://labs.thebureauinvestigates.com/a-lobbying-masterclass/
7. http://www.nytimes.com/2013/10/19/world/europe/lobbying-bonanza-as-firms-try-to-influence-european-union.html?_r=1
8. http://www.huffingtonpost.com/rob-miller/its-time-to-do-more-three_b_716241.html
9. http://www.cov.com/vanvelzen/
10. http://www.cov.com/jderuyt/
11. http://ec.europa.eu/transparencyregister/ (registre consulté le 1er juin 2015)
12. http://www.whitecase.com/brussels/#.VWyCq1I9UgQ
13. http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32014Q0919%2801%29&from=fr
14. http://ec.europa.eu/transparencyregister/public/consultation/displaylobbyist.do?id=75449787878-94 (registre consulté le 8 juin 2015)
15. http://alter-eu.org/sites/default/files/documents/Updated%20new%20and%20improved%20report%2027.5.2015.pdf
16. http://www.nytimes.com/2013/10/19/world/europe/lobbying-bonanza-as-firms-try-to-influence-european-union.html?_r=1
17. Nicolas Vandenhemel, « Accords commerciaux et d'investissement : le jeu de dupes de l'Union européenne », Démocratie, mars 2015, n°3, pp. 5-8.
18. http://www.nytimes.com/2013/10/19/world/europe/lobbying-bonanza-as-firms-try-to-influence-european-union.html?_r=0
19. http://corporateeurope.org/sites/default/files/shy_lobbyists_3.pdf
20. http://www.equaltimes.org/des-cabinets-d-avocats-reputes-se#.VXVyM7ylilM
21. Dont les revenus bruts s'élevaient, en 2011, à 1,82 milliard de dollars.
22. http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/webdiaepcb2014d3_en.pdf
23. http://www.kslaw.com/imageserver/kspublic/library/publication/ca051711.pdf

crédit photo :  COPYRIGHT TPCOM

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