Repair Caf Ixelles 4 copyright Philippe ClabotsÉconomie collaborative, économie du partage, peer-to-peer : toutes ces appellations désignent de nouveaux modes d’organisation économique se développant aux quatre coins du monde. Basées sur la collaboration plutôt que la compétition, l’échange et le partage plutôt que la propriété, ces initiatives ne sont pourtant pas à l’abri d’un dévoiement de leurs principes. Des balises et une régulation sont nécessaires pour qu’économie collaborative ne rime pas uniquement avec Uber ou Airbnb. Éclairage.

 

 Repair Cafés, voitures ou vélos partagés, jardins coopératifs, plateformes d’échanges de services, crowdfunding, monnaies alternatives... Autant d’initiatives permettant aux citoyens de partager, de donner et de collaborer. Montrant la capacité des personnes et des communautés à s’adapter à des conditions nouvelles en relevant les défis posés dans leur milieu de vie, ces initiatives se développent dans quatre secteurs principaux : la consommation collaborative, la production et la construction collaboratives, le financement participatif et les savoirs collaboratifs. Il s’agit tant d’initiatives ancrées dans les communautés locales que se développant au niveau mondial et dans les sphères marchandes ou non-marchandes.
En termes de chiffres, l’économie collaborative vit une expansion financière sans précédent et un nombre croissant de citoyens 1 y participe témoignant d’une volonté de reprendre le contrôle sur l’organisation économique pour développer un « nouveau modèle », plus horizontal, avec moins d’intermédiaires, influençant leur cadre de vie et diminuant les aspects négatifs de la consommation. Certaines études montrent ainsi que les utilisateurs de l’économie collaborative ont une confiance supérieure dans l’avenir, ce qui prouverait que la participation et la réappropriation citoyenne de l’économie ont un effet positif 2.

Quelques principes communs

Ces initiatives reposent sur le rôle actif des utilisateurs et la collaboration des différents acteurs au processus. Contrairement à un système compétitif et concurrentiel, c’est la collaboration entre les utilisateurs d’un bien ou service qui contribue à la création de valeur et d’innovation. La communauté d’utilisateurs forme un « écosystème de production » . La mutualisation des « propriétés » de chacun permet d’optimiser les allocations et les ressources. La réutilisation, la réparation et le partage répondent également à des préoccupations environnementales tout en participant à la socialisation des expériences et au renforcement du lien social.
3L’autre « révolution » est celle de mettre en avant la production locale des marchandises (ou de la consommation), impliquant de nouvelles relations de production et une nouvelle conception du travail.
L’économie collaborative repose également sur une grande utilisation des nouvelles technologies de l’information et des plateformes en ligne. Elle « fonctionne en réseaux pour assurer sa durabilité et utilise tous les moyens de communication possibles pour se diffuser et s’étendre dans l’espace public. Ensuite, elle se déploie au niveau de l’accès aux biens et aux ressources plutôt qu’au niveau de la propriété »4 . Basées sur « l’interconnectivité généralisée »5  et le « crowdsourcing », c’est le nombre de « liens » établis qui garantit le succès de l’initiative. Elle ne s’appuie pas sur le principe de réciprocité, mais sur l’énergie créatrice d’un grand nombre de gens coordonnés entre eux. À l’inverse de la production capitaliste classique, c’est l’agrégation libre des contributeurs et la mise en commun qui produit de la valeur.

Les Repair Cafés, de plus en plus nombreux chez nous, symbolisent cet engouement collaboratif.

Révolution ou capitalisme 2.0 ?

Si ces principes sont effectivement enthousiasmants et si certains économistes pensent que la « montée en puissance du modèle collaboratif marginalisera progressivement un capitalisme sur le déclin » 6, d’autres sont plus sceptiques sur la capacité (ou la volonté) de ces initiatives de modifier le système et mettent en garde contre les dérives potentielles, notamment la question du partage et celle de l’accaparement de la plus-value par quelques-uns. Le risque existe de voir, sous couvert de collaboration ou de partage, l’émergence d’un capitalisme 2.0 renforçant un hyper-consumérisme au lieu de valoriser la réappropriation citoyenne de l’économie. Un capitalisme 2.0 qui viserait aussi à commercialiser ce qui était gratuit et à flexibiliser encore plus le travail. Or, si « l’économie autrement » ne conduit pas à refonder du « vivre ensemble autrement », et donc à de la redistribution des moyens de vivre ensemble, le progrès reste somme toute mineur, souligne Philippe De Leener 7. Par ailleurs, le partage et la mise en commun ne peuvent se faire qu’entre ceux qui « ont » et qui possèdent donc les moyens de mettre en partage. Ceux qui n’ont rien risquent dès lors fort de se retrouver exclus de ces dynamiques. Sans balises, le risque est donc réel que l’économie collaborative ne soit en définitive qu’une manière de rendre « sympa » et plus supportable le capitalisme.
Il importe donc d’analyser les différentes initiatives selon leur propension à centraliser les processus de décision ou au contraire à les distribuer, mais également selon que ces initiatives visent prioritairement la plus-value financière ou la plus-value sociale. En utilisant cette grille, nous voyons que les « géants du collaboratif », tels Airbnb, Uber ou BlaBlaCar, sont loin d’un système de partage permettant un réel esprit de convivialité et une redistribution de la plus-value.

Quelle régulation ?

L’émergence et le développement exponentiel de ces acteurs collaboratifs marchands suscitent de nombreuses oppositions des secteurs « traditionnels », mais également des pouvoirs publics. Instruments fiscaux, règles administratives, règles de la concurrence, dispositions du droit du travail semblent en effet de plus en plus obsolètes au regard de la fulgurance de cette évolution technologique. La régulation de l’économie collaborative semble donc indispensable si l’on veut garantir des conditions de travail et de protection sociale décentes d’une part, et éviter, d’autre part, que ces initiatives ne soient récupérées totalement par un marché débridé ne permettant pas la distribution de la plus-value financière (et sociale) de ces secteurs. Dans les faits, on constate que, sous couvert d’économie collaborative, il s’agit le plus souvent d’une économie de compensation, permettant à de nombreuses personnes de s’en sortir « malgré tout ». Face à la pénurie d’emplois, de plus en plus de citoyen-ne-s sont tenté(e)s de créer le leur, ou de trouver, en participant à ces projets, les sources de revenus leur permettant de survivre au quotidien, sans leur assurer ni pérennité d’emploi, ni sécurité sociale.

Une régulation du secteur est nécessaire, mais elle ne doit pas brider l’initiative citoyenne ni la créativité économique.

Les questions posées par les chauffeurs d’Uber montrent bien que les droits (notamment syndicaux), mais également les devoirs fiscaux, sont loin d’être respectés. Or selon André Linard, « dans un pays dit “développé”, toute reconnaissance d’une nouvelle activité économique doit être conditionnée au respect des règles utiles à la société, sans quoi ce pays risque d’être “en voie de sous-développement” » 8. Les utilisateurs et les clients des différents services collaboratifs doivent pouvoir être protégés et être à même de s’organiser pour défendre leurs droits afin de ne pas n’être que de simples « faire-valoir » du système.
En effet, alors que la plupart des services de consommation collaborative se professionnalisent pour se rendre plus attractifs et élargir la base de leur clientèle, les utilisateurs sont fortement mis à contribution. Ainsi, le système d’évaluation et de sanction mis en place est de plus en plus exigeant, l’appréciation de tout et de tous devenant le moteur de régulation et de confiance sur les plateformes collaboratives. On assiste ici à un nouveau type d’aliénation, renforcé par l’utilisation massive de plateformes en ligne et le partage des données privées. Une grande partie de l’économie collaborative repose donc sur la résilience d’Internet et la confiance des utilisateurs à partager leurs informations, notamment par la géolocalisation, et ce, sans garantie aucune sur l’utilisation qui en sera faite.

Réguler sans brider

Comme le proposaient Benoît Dassy de la CSC et Lisa Isnard d’Ecolo lors de la dernière journée d’études du CIEP-MOC 9, il est urgent de réguler le champ de l’économie collaborative. Certains critères doivent être pris en compte, notamment la nature de l’activité (objectif de profit ou non, ancrage local ou global), l’existence d’une relation asymétrique ou de dépendance, le temps consacré à ces activités, les revenus générés par celles-ci et l’impact sur le secteur d’activité (concurrence déloyale) ou sur la société en général.
Les objectifs de cette régulation sont également divers. Il s’agit de garantir la qualité des biens et des services proposés, de protéger utilisateurs (assurance, accident, etc.) et travailleurs. Pour les activités marchandes et génératrices de profit individuel, un nouveau statut doit être créé, sous peine d’en faire soit des sous-emplois « au noir », soit d’en exclure les personnes qui en auraient le plus besoin, comme les chômeurs ou les allocataires sociaux. Ce statut doit permettre de garantir une rémunération juste, des conditions de travail décentes, des droits du travail, mais également de s’assurer de la socialisation de bénéfices au profit de la collectivité, via l’imposition ou les cotisations sociales. Cette régulation doit bien sûr être faite à plusieurs niveaux, et par différents acteurs, en tenant compte de la pluralité des initiatives sans brider l’initiative citoyenne, la créativité économique et l’esprit d’innovation. Les principes généraux défendus par l’économie sociale et solidaire, tels la gouvernance participative, le service à la communauté et la valorisation de la coopérative comme modèle d’entreprise, sont également des pistes pour faire en sorte que ces initiatives contribuent au partage et à la solidarité.

Conclusions

Si l’on peut voir dans l’économie collaborative l’émergence d’une volonté citoyenne de se réapproprier le système économique pour le changer, il semble indispensable de ne plus regrouper toutes ces initiatives sous la même appellation, sous peine de réduire cette créativité économique aux seules initiatives mondialisées, axées sur le profit et largement médiatisées comme Uber et Airbnb. Celles-ci, fruits du contexte économique précarisant un nombre croissant de citoyens contraints à la débrouille, ne doivent en effet pas cacher la volonté citoyenne d’atteindre une société meilleure, qui questionnerait les rapports à la propriété privée et au travail, mais également la prééminence des sphères étatique et marchande. Les groupements d’achat, les Repair Cafés, les jardins collectifs sont autant de signaux montrant qu’une troisième voie, régulée par les citoyens et visant l’augmentation du lien social plutôt que le profit à tout prix, est possible. C’est cette économie collaborative là qu’il s’agit de valoriser et de soutenir.


Zoé Maus est permanente au CIEP Communautaire

Crédit photo : Philippe Clabots 


1. On parle de près d’un Français sur deux, par exemple.
2. Delphine Masset et Eric Luyckx, L’économie collaborative, une alternative au modèle de compétition, Etopia, mars 2014.
3. Michel Bauwens, Synthetic overview on collaborative economy, Amsterdam, P2P Foundation, 2012.
4. Jean-François Marcotte,  L’émergence de l’économie collaborative, voir : http://www.espacescommuns.com/2013/03/lemergence-de-leconomie-collaborative.html
5. Philippe De Leener, Leçons et défis de l’économie collaborative, Etopia, mars 2014.
6. Voir l’interview de Jeremy Rifkin : http://future.arte.tv/fr/les-modes-de-consommation-seraient-ils-en-train-de-changer
7. Philippe De Leener, ibid.
8. André Linard, « Des taxis informels, comme dans le tiers-monde ? », La Libre Belgique,
8 avril 2015.
9. La Journée d’études politiques du CIEP-MOC du 6 mars dernier était en effet intitulée : « L’économie collaborative : une alternative au capitalisme ? ». Les actes de cette journée seront disponibles en septembre 2015 sous la forme d’un Cahier du CIEP consultable librement sur : http://www.ciep.be

 

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