Photo Minipublic1 copyright Sebastiaan ter BurgEn 2011 et 2012 s’est tenu, à Bruxelles, le « G1000 ». Plusieurs centaines de citoyens, tirés au sort, ont débattu de grands enjeux de société et se sont prononcés sur des recommandations. Ces nouvelles formes de participation au débat public, appelées « mini-publics », ont le vent en poupe, a fortiori à l’heure où existe une distanciation de plus en plus forte de la population avec ses représentants politiques. Les mini-publics représenteraient-ils l’avenir de la représentation démocratique ? Quelques éléments de réponse dans cet article.


L’expérience du G1000 1, à l’initiative de quelques intellectuels et acteurs de la société civile, s’inscrit dans une tendance qui, un peu partout dans le monde, a pris une ampleur croissante au cours des dernières années. Du Canada à l’Australie, en passant par la France, le Danemark et même la Chine, on assiste à une efflorescence de dispositifs qui impliquent un panel de citoyens tirés au sort dans une procédure de consultation ou même de décision publiques ; des panels qui sont amenés à se prononcer sur le système électoral, la révision d’une constitution, l’orientation des politiques environnementales ou les choix technologiques. Les spécialistes ont pris l’habitude de rassembler ce type d’expérience sous la notion de « mini-publics ».
Pour d’aucuns, ces mini-publics traduisent un renouveau participatif indispensable pour relever le défi de la crise de la démocratie représentative. Les citoyens ayant de moins en moins confiance non seulement dans les élus, mais dans les élections elles-mêmes, il faudrait leur donner l’occasion de participer plus activement et plus directement à la décision publique. Et les mini-publics proposeraient une voie originale de revitalisation de la participation. Plutôt que de consulter l’ensemble du dèmos (ou de solliciter son approbation), comme c’est le cas dans un referendum, les mini-publics réunissent un échantillon restreint et donnent l’occasion aux participants de débattre avant de se prononcer. Ce débat préalable – entre les participants, mais aussi entre ceux-ci et des experts, des acteurs sociaux, politiques et économiques – est ce qui distingue le mini-public d’un banal sondage d’opinion, mais aussi de formes de consultations plus convenues. L’objectif n’est pas d’enregistrer et d’agréger des préférences ou des doléances, mais de construire collectivement une position par l’échange d’opinions et d’arguments entre des citoyens ordinaires. C’est la raison pour laquelle les promoteurs de ces initiatives se réclament de l’idéal de la démocratie délibérative : une décision publique ne doit pas simplement être le reflet des opinions ou préférences de la majorité, elle suppose avant tout que les opinions et décisions soient élaborées de manière raisonnée par la confrontation des arguments entre ceux qui sont concernés.

La politique autrement  

En se réclamant de la démocratie délibérative, les partisans des mini-publics renversent complètement l’argument avancé par les promoteurs du gouvernement représentatif au tournant du 18e siècle. Ceux-ci estimaient qu’il fallait confier le gouvernement à des hommes compétents et soucieux de l’intérêt public, ce que la plupart des citoyens ne pouvaient être en permanence puisqu’ils devaient légitimement vaquer à leurs affaires privées. L’élection avait dès lors un sens aristocratique : elle devait assurer la sélection des meilleurs et le consentement des gouvernés à ce qu’ils gouvernent. Or deux siècles plus tard, l’expérience semble montrer que les élus ou les candidats à l’élection ne sont pas moins que les autres citoyens, motivés par leur intérêt privé, au premier chef celui d’être (ré)élu, et que cela conduit à adapter stratégiquement leurs décisions et leurs positions en fonction de cet objectif, plutôt que d’un jugement bien pesé sur l’intérêt public. Il n’en va pas très différemment lorsque le jeu électoral est aux mains de partis politiques. En revanche, le « citoyen ordinaire » sélectionné par le sort pour participer à un mini-public serait, lui, dans une position davantage désintéressée ; il n’aurait pas grand-chose à perdre ou à gagner, sa carrière n’étant pas en jeu. De plus, le caractère socialement diversifié de l’échantillon constituant un mini-public permettrait de faire émerger des points de vue ou même des informations qui auraient pu échapper à des élus « déconnectés » de certaines réalités sociales. Même si l’échantillon peut rarement prétendre à être représentatif, on peut néanmoins veiller à ce que des voix ou des positions sociales souvent peu représentées dans les débats publics et dans les processus de décisions puissent s’exprimer et être prises en compte. C’est ainsi que les organisateurs du G1000 furent par exemple attentifs à intégrer dans le panel des personnes qui n’ont pas l’habitude de participer à la vie publique ou à la vie associative.
Le bénéfice des mini-publics pour la démocratie serait donc double (au moins). D’une part, ils permettraient d’intégrer une grande diversité de points de vue et d’informations, en particulier celles émanant de groupes marginalisés et qui sont peu pris en compte par les partis politiques ou même par les associations ayant pignon sur rue. D’autre part, ils assureraient une formation mieux raisonnée, délibérative de la décision publique, car elle ne serait pas soumise aux rhétoriques électoralistes et aux marchandages qui émaillent la démocratie électorale. Bien évidemment, ces vertus demeurent hypothétiques tant que l’on n’a pas précisé quelles seraient les compétences de mini-publics s’ils étaient institutionnalisés (ce que le G1000 n’était pas). Certains vont même jusqu’à proposer qu’une des assemblées parlementaires de nos systèmes représentatifs soit constituée sur base d’un tirage au sort.
Ce n’est pas le lieu d’examiner ici, par le détail, ce genre de propositions. L’attention sera plutôt portée sur quelques risques qu’il y aurait, en dépit des bénéfices évoqués, à jouer les mini-publics « contre les élections ».

Les revers de ces processus

Le pouvoir des experts ès participation.
Les concepteurs des mini-publics sont particulièrement soucieux d’assurer une représentativité sociologique du panel, une délibération dûment informée et raisonnée, ainsi qu’une implication égale des participants. Cela requiert une organisation minutieuse et une régulation très approfondie des opérations : sélection de l’échantillon, formulation des enjeux traités, choix des experts et des acteurs invités, configuration des discussions, tâches des animateurs, distribution des temps de parole, procédures de vote... Cette régulation forte contraste avec le caractère anarchique des débats dans l’espace public ou même dans l’espace parlementaire. Elle apparaît certes nécessaire pour assurer la participation à une délibération de qualité, mais c’est au prix d’un pouvoir important concédé aux concepteurs du dispositif et d’une dépossession des participants du pouvoir d’auto-organisation de leurs échanges.

La fragmentation des enjeux politiques
Les mini-publics ne sont pas, jusqu’à présent, des institutions permanentes. Et la participation d’un citoyen ne peut y être que ponctuelle. À défaut, il deviendrait un « professionnel de la politique », ce que l’on cherche précisément à éviter. Dans la mesure où le mini-public se focalise sur un seul enjeu ponctuel, cela pourrait conduire à une fragmentation des enjeux politiques. Un gouvernement ou un parlement élu inscrivent leur action dans la durée, au moins une législature, et doivent rendre compte de la continuité de leur action dans cette durée, notamment des priorités qu’ils ont choisies.

 

Les mini-publics risquent d’induire une vision du politique comme résolution successive de problèmes plutôt que comme construction collective de la vie commune.

Un mini-public n’est pas tenu à cette obligation : il se focalise sur l’enjeu qui lui est adressé, sans considérer d’autres enjeux et leur priorité relative. Ceci génère un risque de fragmentation de la vie publique et induit une vision du politique comme résolution successive de problèmes plutôt que comme construction collective de la vie commune.

La déconnexion par rapport aux logiques sociales
Les mini-publics rassemblent des individus en vue de délibérer. Ces individus sont désignés par le hasard. Dans certains cas, on veille à ce que certaines catégories sociales soient bien représentées, en particulier les plus défavorisées. Mais la représentation ainsi organisée est purement statistique. Elle est découplée de la représentation qui est assurée par des organisations qui ont vocation à défendre les intérêts d’un groupe social dans un contexte qui peut être conflictuel (syndicats, associations). Cela implique que la conflictualité des rapports sociaux et le fait que certains groupes soient dominants, et d’autres dominés, ne sont pas comme tels intégrés dans les procédures de mini-publics. Dans le meilleur des cas, ceux-ci peuvent s’efforcer de rectifier les disparités entre participants dans la discussion, mais ils n’intègrent pas les inégalités qui se situent en amont.

Le défi de la démocratie de masse
La discussion au sein d’un mini-public viserait, selon ses promoteurs, à produire une opinion que l’on pourrait considérer comme identique à –  ou proche de  – celle que développerait le grand public s’il pouvait délibérer. Mais celle-ci ne coïncide pas pour autant avec l’opinion ou les opinions auxquelles adhère effectivement le grand public. Au Canada, dans les années 2000, deux assemblées de citoyens tirés au sort ont préparé minutieusement et adopté presque unanimement des projets de réformes du système électoral. Dans les deux cas, le projet, soumis à referendum, a été repoussé par les citoyens. L’opinion « raisonnée » du mini-public a été désavouée par le grand public via le scrutin.
Ceci montre que les mini-publics relèvent davantage d’une logique représentative, quoique non élective, que de la démocratie directe. Ils posent de ce fait la question de savoir au nom de quoi un petit nombre peut prétendre à s’exprimer, et éventuellement à décider, pour l’ensemble du dèmos. Les défenseurs des mini-publics répondront que ce dernier est de facto inclus par le biais du tirage au sort. Ceci n’est qu’à moitié vrai.
Dans la cité athénienne, au 5e siècle av. J.-C., le tirage au sort, utilisé massivement, pour la désignation des mandats aux charges publiques, avait une force inclusive. En raison de la taille de la population, du nombre important de mandats, des limites à leur durée et à leur renouvellement, un citoyen avait une chance très élevée (plus d’une sur deux) d’exercer un jour un mandat public. C’est pour cette raison que, selon Aristote, Athènes était une démocratie : l’égalité politique s’y trouvait garantie par le fait que chacun était tour à tour gouvernant et gouverné. Cette dynamique inclusive est absente du tirage au sort, tel que pratiqué dans les mini-publics. Le pouvoir dont dispose le participant est peu important et surtout la probabilité pour un citoyen d’y participer est très faible. Qui plus est, la motivation à participer est biaisée par des motifs sociaux, qui conduisent un nombre important de citoyens à s’auto-exclure.

Conclusions

En dépit de vertus évidentes, les mini-publics ne semblent donc pas appropriés pour répondre à ce qui est, somme toute, le défi le plus important de nos démocraties de masse : celui de l’inclusion des citoyens dans la délibération publique. L’instauration du suffrage universel visait à impliquer tous les citoyens dans le processus de la décision politique. Ses promoteurs se sont longtemps heurtés à l’objection selon laquelle la grande masse des citoyens était incompétente pour gouverner et même pour choisir les gouvernants. Des travaux, comme ceux de Habermas, nous ont montré que l’irrationalité du jugement politique n’est pas liée à la position socioéconomique que l’on occupe ni même à un (faible) niveau de scolarisation, mais à des facteurs structurels, notamment des logiques technocratiques ou de marchandisation des médias, qui obèrent le débat public ou en excluent certains groupes sociaux. L’ambition inclusive d’une démocratie de masse doit être d’associer les citoyens, tous les citoyens, dans les débats publics : ceux-ci ne peuvent être l’apanage ni des experts ni des élus ni même de citoyens ordinaires volontaires pour prendre part à des mini-publics. Une délibération démocratique vraiment inclusive suppose donc que l’échange et la mise à l’épreuve des raisons déterminent la formation de l’opinion au sein du grand public, au moins lorsque celui-ci est amené à se prononcer sur les grands enjeux lors des élections ou des referendums. Si les défenseurs de la démocratie délibérative ne prennent pas au sérieux ce défi de la démocratie de masse, s’ils se contentent de compléter la démocratie électorale par des dispositifs de mini-publics qui ne touchent qu’une part très faible et déjà politisée de la population, on court le risque d’une schizophrénie démocratique, d’une démocratie écartelée entre des opinions produites par une délibération policée dans des enceintes pluralistes auxquelles participent un public restreint et les opinions d’une grande masse de la population qui demeureraient conditionnées par la rhétorique électoraliste ou les messages produits par des acteurs dominants.
Il y a là un risque majeur que la fascination actuelle pour les mini-publics et pour le tirage au sort ne devrait pas occulter. On ne peut lui opposer qu’une mobilisation forte des acteurs organisés de la société civile en faveur d’une démocratisation la plus extensive possible des débats publics.

Hervé POURTOIS - UCL, Chaire Hoover d’éthique économique et sociale
Copyright photo : copyright Sebastiaan ter Burg

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