2013Croatia seamstresses3 Le 24 avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh a suscité une énorme prise de conscience sur les conditions de travail dans l’industrie mondialisée de l’habillement. Les 1.138 travailleurs tués et les 2.000 blessés confectionnaient des vêtements pour le compte de grandes marques et enseignes de vêtements occidentales, de Benetton à Primark en passant par Auchan ou Carrefour. Sous le feu des critiques, nombre d’entre elles ont alors évoqué la relocalisation de leur approvisionnement en Europe sous-entendant que les conditions de travail sur le «  Vieux Continent  » étaient sûres et équitables, que les États jouaient leur rôle législatif et de contrôle et que les vêtements y seraient produits dans des conditions décentes. Mais est-ce vraiment le cas ?  



Si la problématique de l’exploitation des travailleurs et travailleuses de l’industrie de l’habillement est généralement associée à l’Asie, la Clean Clothes Campaign (achACT, en Belgique francophone) montre dans un rapport1 récent publié dans le cadre de son action pour un salaire vital que le Made in Europe ne garantit ni de bonnes conditions salariales et de travail ni le respect des droits humains aux trois millions de personnes employées dans le secteur de la confection en Géorgie, Bulgarie, Roumanie, Macédoine, Moldavie, Ukraine, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Slovaquie ou encore dans la proche Turquie. Ainsi, une travailleuse bulgare de l’habillement, occupée à temps plein et dont la production est destinée au marché de l’Union européenne gagne 139 euros par mois2, soit en valeur absolue moins qu’une travailleuse chinoise en Chine où le salaire minimum légal mensuel est de 175 euros3. Dans les faits, son pouvoir d’achat est inférieur à celui d’une travailleuse d’usine au Bangladesh.  

L’Europe, le plus important fournisseur de l’Union européenne

Selon les statistiques 2011 de l’OMC, l’Europe géographique fournissait 49,1 % des vêtements vendus sur le marché de l’Union européenne des 28. Le phénomène n’est pas neuf : l’industrie de l’habillement a un long passé dans la région. Durant la transition vers une économie de marché capitaliste, le secteur textile des pays de l’ex-Europe de l’Est a fortement souffert d’une désindustrialisation dramatique liée à la fermeture ou à la privatisation des entreprises textiles appartenant à l’État. La fin des années 90 a, elle, été marquée par une croissance rapide de petites et moyennes entreprises. Cette croissance ne s’est pas traduite par une amélioration des conditions de travail. Depuis la crise de 2008, le secteur stagne et les conditions de travail s’y détériorent. En Bulgarie par exemple, de nombreuses travailleuses ont été mises en « congé sans solde » et travaillent aujourd’hui chez elles, en tant que couturières indépendantes ou travailleuses à domicile.
Le passage à l’économie de marché a également entraîné une crise sociale qui persiste aujourd’hui et qui se marque notamment par une extrême pauvreté et un démantèlement du système social et notamment syndical. Ces différents phénomènes engendrent entre autres l’effondrement du taux de natalité dans les années 90, la baisse considérable de l’espérance de vie et une vague importante d’émigration touchant particulièrement les jeunes femmes diplômées.  
Malgré tout, l’industrie vestimentaire reste particulièrement importante pour les économies des pays d’Europe orientale. En Roumanie, selon les statistiques officielles, les vêtements occupent le 4e rang des exportations (en valeur). En Macédoine, environ un tiers des revenus à l’exportation est généré par les vêtements. En Moldavie et en Bulgarie, l’exportation d’habits représente respectivement près de 20 % et environ 25 % de la valeur totale des exportations. Mais dans ces pays comme dans d’autres de la région, les statistiques officielles ne prennent pas en compte les activités économiques informelles ni parfois les vêtements fabriqués dans le cadre du trafic de perfectionnement passif (ou travail à façon), décrit ci-dessous. L’association patronale sectorielle ukrainienne estime ainsi que la production réelle en Ukraine est en fait 20 fois plus élevée que ce que traduisent les statistiques d’exportation.

Travail à façon, une voie sans issue

Le travail à façon, ou trafic de perfectionnement passif, déjà instauré dans les années 70, a traversé la transition vers une économie de marché sans trop d’encombres. Il s’agit d’un système commercial interne à l’Europe et spécifique à l’industrie de l’habillement. C’est encore aujourd’hui le principal système commercial et de production de l’industrie de l’habillement en Europe orientale. Le procédé consiste pour un producteur d’Europe occidentale à confier la partie de la confection la plus intensive en main-d’œuvre à des ateliers basés dans des pays proches à bas salaires, tout en fournissant à ces ateliers les tissus – la plupart du temps prédécoupés – et les accessoires qui, une fois assemblés et cousus, sont réexportés vers le pays d’origine. Ce système a longtemps bénéficié d’exonération totale des droits de douane tant à l’export de matériaux qu’à la réimportation des produits assemblés. Il a notamment permis de protéger l’industrie textile et de l’habillement en Europe occidentale. Il donne au producteur d’Europe occidentale davantage de flexibilité et augmente les possibilités de livraison à flux tendus. Il ne lui est cependant profitable que si les coûts pour la couture (salaires, loyer, coût de l’énergie, etc.) sont suffisamment bas, si les termes de l’échange commercial sont favorables et si les transactions ne sont ni taxées ni soumises aux droits de douane, ce qui est de mise dans le marché unique européen.
Depuis les années 90, le secteur textile en Europe orientale ne remplit pratiquement plus que cette unique fonction. Intégrées de la sorte au marché mondial, les structures économiques des pays concernés sont devenues similaires à celles des pays en développement :  concentrées sur les tâches intensives en main-d’œuvre au sein de filières globalisées. En règle générale, ces activités ne génèrent qu’une faible valeur ajoutée et rendent les opérateurs locaux excessivement dépendants des acheteurs internationaux. Le moindre écart de coût peut pousser les fabricants hors du marché. Pour s’assurer une certaine résilience, ces fabricants ont tendance à sous-traiter au sein de filières complexes, peu ou pas contrôlées, mettant encore plus à mal les droits des travailleurs et leurs conditions de travail.
Jugez plutôt :  une travailleuse à domicile coud des perles sur des tops H & M ou Triumph. Chaque top nécessite une heure de travail et elle gagne 0,50 euro par pièce. Une de ses amies coud des perles sur des blouses Benetton ou Max Mara, ce qui représente 1 heure et demie de travail par pièce pour un maigre salaire de 1,50 euro.

Des salaires nettement insuffisants

Dans tous les pays concernés par l’enquête de la Clean Clothes Campaign, l’écart entre le salaire minimum légal et le salaire vital estimé est immense. Il tend même à être plus important que dans les pays asiatiques. En 2013, la Bulgarie, la Macédoine et la Roumanie présentaient des salaires minimums légaux inférieurs à ceux de la Chine. En Moldavie et en Ukraine, les salaires minimums légaux sont même plus bas qu’en Indonésie. Les salaires nets touchés par les ouvriers et ouvrières du secteur de l’habillement sont largement inférieurs au minimum vital. En Géorgie, Bulgarie, Ukraine, Macédoine, Moldavie, Roumanie et dans l’est de la Turquie, ils représentent moins d’un cinquième des dépenses vitales estimées par les travailleurs.  
En Bulgarie et en Bosnie-Herzégovine, les travailleuses expliquent que le salaire minimum légal ne couvre que 70 % de leurs seules dépenses alimentaires.

Responsabilité des marques

Dans les usines couvertes par l’étude s’approvisionnaient notamment Zara/Inditex, H & M, Hugo Boss, Adidas, Puma, Nike, Levi’s, Max Mara, Tom Tailor, Benetton, Mango, Tesco, Versace, Dolce & Gabbana, Gerry Weber, Otto, Arcadia, Prada, Esprit et C & A. Au vu de l’augmentation des salaires, notamment en Chine, il est tout simplement devenu plus avantageux pour ces entreprises de s’approvisionner dans les pays européens où la main-d’œuvre est très bon marché. Tout en accroissant leurs bénéfices, même durant la crise actuelle, ces entreprises exercent une pression permanente sur les prix de production et par conséquent sur les salaires des travailleuses d’usine.
Les maigres salaires vont évidemment de pair avec des heures supplémentaires excessives. Des travailleurs et travailleuses employés par deux fournisseurs de H & M et Zara ont expliqué devoir souvent faire un nombre d’heures supplémentaires dépassant les limites fixées par la loi, payées en liquide et n’apparaissant pas sur la fiche de salaire.
Et la situation n’est pas meilleure dans les filières approvisionnant les marques de luxe. Sur quatre sites de production en Croatie et en Turquie, produisant pour Hugo Boss, les travailleurs font état de salaires bien inférieurs au salaire vital estimé, mais aussi d’autres violations de leurs droits et de leur intégrité, telles que l’hostilité de la direction à l’encontre des syndicats, du chantage destiné à obliger les personnes à démissionner du syndicat, des pratiques de licenciement et de réembauche des travailleurs dans une filiale à des conditions plus désavantageuses, le harcèlement sexuel et moral, la violation de la législation sur le nombre d’heures prestées et en matière de rémunération et la violation des droits reproductifs des femmes (contraintes de ne pas tomber enceinte).

Sortir de l’étau de la pauvreté

Le dumping social au sein même de l’Union européenne a déjà été dénoncé dans d’autres secteurs tels que celui des transports ou de la construction. Le rapport de la Clean Clothes Campaign propose cependant une analyse sectorielle et systémique des processus conduisant à l’exploitation des travailleurs. Ce faisant, elle met le doigt sur les responsabilités, qui ne résident pas seulement au sein des gouvernements des pays concernés, mais également dans les politiques de l’Union européenne et des entreprises donneuses d’ordre. Parmi les actions à mener, la Clean Clothes Campaign invite à rehausser les salaires légaux sectoriels dans les pays concernés pour qu’ils atteignent immédiatement 60 % du salaire médian4 dans chacun de ces pays et à poursuivre une augmentation progressive du salaire minimum jusqu’à ce que celui-ci corresponde au salaire vital. Du pain sur la planche pour les États concernés dont certains comme la Géorgie n’ont à ce jour qu’un embryon de législation du travail. Mais, ici comme ailleurs, pour que les États prennent de telles initiatives encore faut-il que l’étau des prix se desserre. C’est ici que l’Union européenne et les entreprises donneuses d’ordre doivent assumer leurs lourdes parts de responsabilité.
Selon les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme (ONU – 2011), les entreprises ne peuvent se dissimuler derrière d’éventuelles faiblesses des législations nationales ou leur piètre mise en œuvre pour ne pas respecter les droits de l’Homme en leur sein et dans leurs filières d’approvisionnement. Cela signifie notamment que les entreprises doivent s’assurer que les travailleurs et travailleuses touchent un salaire leur permettant de couvrir leurs besoins de base. Si ce n’est pas le cas, elles doivent prendre des mesures pour remédier à cette situation.
Enfin, l’Union européenne ne peut rester spectatrice. Lutter contre le dumping social en son sein est une priorité, même dans un secteur particulièrement globalisé tel que celui de la confection. L’un des cinq principaux objectifs de « Europe 2020 : une stratégie pour une croissance intelligente durable et inclusive » est de diminuer de 20 millions au moins, d’ici 2020, le nombre de personnes menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale. Le paiement d’un salaire vital dans les usines de vêtements et de chaussures est une mesure concrète qui toucherait un grand nombre de personnes au sein de l’UE et améliorerait leurs conditions de vie de façon déterminante.
Avec ses partenaires en Europe orientale et en Turquie, achACT et son réseau, la Clean Clothes Campaign, ont notamment défendu ces mesures lors d’un séminaire début octobre 2014, au Parlement européen. La pression est également mise sur les entreprises qui se fournissent dans cette région. Un long chemin reste toutefois à parcourir pour mettre en lumière la situation des travailleurs, les responsabilités des différents acteurs et, encore plus, pour consolider des revendications qui doivent émaner de mouvements sociaux locaux, aujourd’hui très faibles et démunis. La Clean Clothes Campaign et ses organisations membres (syndicats, ONG, organisations sociales) ont là aussi un rôle à jouer d’urgence. #

Carole Crabbé est coordinatrice d’achACT


Copyright Photo : CleanClothes Campaign - 2014


1. « Salaires de misère – La production de vêtements en Europe de l’Est et en Turquie » (consultable sur : http://www.achact.be/upload/files/rapports/Rapport_2014_06_EuropeOrientale.pdf).

2. Les chiffres mentionnés datent de juin 2014.
3. Idem.
4. Le salaire médian est celui de l’individu situé au milieu de l’échelle des salaires. 50 % des individus ont donc un salaire inférieur, et les 50 autres % un salaire supérieur (NDLR).

 

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