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Au fil du temps, le concept de « démocratisation culturelle » a connu bien des tumultes. Ses défenseurs estiment que l’art est accessible et compréhensible par tout un chacun. Mais très vite, cette perception sera battue en brèche par d’autres théoriciens qui mettent en avant le poids non négligeable des origines socioculturelles dans le rapport à l’art. S’en suit l’émergence de la « démocratie culturelle ». Et une cohabitation de ces deux approches dans les politiques culturelles aujourd’hui menées. Il en résulte des objectifs très vagues. Analyse.  

En Belgique, le coup d’envoi de politiques culturelles fondées sur l’idée de « promouvoir [la] fréquentation par le plus grand nombre »1 des œuvres considérées comme étant exceptionnelles n’a été donné qu’à l’occasion de la construction de l’autonomie culturelle, c’est-à-dire de la création de trois Communautés pourvues de compétences en matière culturelle2. Si, dès 1895, Jules Destrée évoque à la Chambre les idées socialistes en matière d’art3, ces réflexions restent limitées à une époque où les inégalités culturelles, au même titre que les inégalités socioéconomiques, paraissaient encore « naturelles » au pouvoir politique. Face à cette carence du pouvoir politique, ce sont des organisations privées qui, les premières, lanceront les fondations de la démocratisation de la culture entraînant la pilarisation du secteur4.
L’autonomie culturelle permettra ensuite de dessiner une politique culturelle de démocratisation de la culture, qui se traduira par un soutien à l’offre artistique et aux enceintes institutionnalisées (musées, théâtres, Centres culturels) de sa diffusion. Ce faisant, on assiste à la création d’un réseau d’institutions culturelles de proximité et à une « délégation de missions de service public à un maillage institutionnel dense, créant ainsi, dans le champ culturel, un tiers secteur »5. Ce « tiers secteur » est alors constitué principalement par le réseau des bibliothèques publiques, des Médiathèques, des Centres culturels, des associations d’éducation permanente et de la jeunesse.
Nombreux sont ceux qui ont insisté sur l’ « ambiguïté originelle »6 de cette version initiale de la politique de démocratisation. En effet, celle-ci semble osciller entre une politique réduite à la simple « invitation » à la culture (impliquant essentiellement un combat contre les inégalités géographiques et financières par la décentralisation) et une politique ouverte à l’« initiation » à cette culture au travers de médiations culturelles et d’une éducation à la culture. En France, la démocratisation tend à exclure toute autre médiation en dehors de celle assurée par l’art lui-même (que ce soit par la pratique, l’explication, l’interprétation ou par l’action de réseaux comme l’éducation populaire). Elle est donc globalement ancrée dans ce que les commentateurs des politiques culturelles ont dénommé comme la théorie du « choc » et de la « révélation » que les œuvres d’art sont censées produire chez les spectateurs : l’œuvre d’art y est décrite comme ayant un double pouvoir, celui « d’affectation psychique et de transmission »7 et comme permettant de réconcilier les exigences conflictuelles de la raison et de l’instinct, par l’expérience de la beauté8. C’est d’ailleurs cette idée qu’il n’y a nul besoin de passer par « la médiation du concept » et que l’œuvre « se suffit à elle-même » qui permet de justifier l’existence du Ministère de la Culture aux côtés des Ministères de l’Éducation, de la Jeunesse.
Cette conception française de la démocratisation de la culture percole également en Communauté française de Belgique. Mais, s’il est vrai que le développement des politiques culturelles dans les années soixante s’est accompagné, comme en France, d’une séparation entre culture et éducation – malgré le transfert conjoint des compétences en matière de culture et d’enseignement de l’État belge aux Communautés − et que l’école, a, seule, été chargée de l’éducation artistique9, la démocratisation de la culture portée par les politiques culturelles n’a pour autant pas été totalement « a-pédagogique ». En témoignent l’émergence rapide de la fonction d’animateur socioculturel, pivot de la médiation culturelle, et le rattachement de la Jeunesse, des sports et de l’éducation permanente au Ministère de la Culture. En atteste également le « Plan Wigny » (plan quinquennal de politique culturelle, adopté en 1968), qui se structure à la fois sur l’invitation à la culture, mais également sur l’initiation à cette culture et qui est ainsi ouvert à une pluralité de médiations culturelles. Il reste cependant vrai que, en Communauté française de Belgique, la démocratisation de la culture a très largement privilégié les pratiques artistiques collectives aux pratiques culturelles individuelles (à l’exception notable du réseau de la lecture publique, organisant un maillage de bibliothèques accessibles à tous), les arts dits « majeurs » (peinture, sculpture) aux arts dits « mineurs » (décoration, mode, design), les arts professionnels à l’expression artistique amateur (cette dernière étant reléguée vers la Jeunesse, l’éducation permanente ou l’éducation populaire).

Avènement de la démocratie culturelle

En raison de ces ambiguïtés et de la fragilité de certains de ses postulats, l’entreprise de démocratisation a rapidement fait l’objet de critiques, notamment de la part des acteurs socioculturels exclus de l’entreprise. De plus, dès 1966, un certain nombre d’études sociologiques révèlent les postulats erronés et les effets pervers de cette entreprise. En 1966, Pierre Bourdieu et Alain Darbel démontrent que le « besoin de culture » est construit socialement et que la théorie de la « révélation » repose sur une idéologie du don, qui permet de naturaliser les dominances culturelles sans s’interroger sur les privilèges qui les déterminent10. La même année, Pierre Bourdieu écrit que « (...) le déchiffrement d’une œuvre de culture savante suppose la possession du chiffre selon lequel elle est codée (...). La maîtrise du code ne peut être acquise qu’au prix d’un apprentissage méthodique et organisé par une institution [l’école] expressément aménagée à cette fin (...). On ne peut que douter de l’efficacité de toutes les techniques d’action culturelle directe, depuis les Maisons de la Culture jusqu’aux entreprises d’éducation populaire, qui, tant que se perpétuent les inégalités devant l’école, seule capable de créer l’attitude cultivée, ne font que pallier les inégalités culturelles qu’elles ne peuvent réduire réellement et surtout durablement »11. Quant à Alain Touraine, il juge, en 1969, que la réception passive par les spectateurs de ces spectacles doit être considérée comme une « forme appauvrie, mais positive, de contact avec les valeurs culturelles »12. De nombreux auteurs (Tony Bennett, Bernard Lahire...) confirment aujourd’hui encore que l’accès et la participation à la vie culturelle restent principalement influencés par la possession d’un certain capital culturel, déterminé lui-même par l’origine socioculturelle des individus. Et ces mêmes auteurs n’ont de cesse de souligner, de manière lancinante, la faiblesse de l’éducation culturelle et artistique organisée par l’école.
Si l’entreprise de démocratisation n’est pas restée tout à fait insensible à ces critiques13, les réorientations opérées paraissent, en Mai 68, insuffisantes aux promoteurs de la démocratie culturelle, qui vont plus radicalement remettre en cause l’entreprise de démocratisation de la culture et militer en faveur de la « démocratie culturelle ». Celle-ci dénonce l’occultation par « l’égalité formelle du droit à la culture » des « monopoles » détenus par les consommateurs de haute culture et les créateurs. Puisant ses sources dans la politique de la jeunesse14 mise en place dès les années cinquante, elle doit son essor, en Communauté française de Belgique, à la personnalité de Marcel Hicter. Ce dernier, chargé dès 1946 de mettre en place le Service de la Jeunesse, est devenu Directeur général de la Jeunesse et des Loisirs en 1963. Son objectif sera de mettre en place une « stratégie volontariste » poursuivant « une plus forte autonomisation des politiques culturelles par rapport aux politiques artistiques (...) et d’éducation (...) » et reposant sur la nécessité de « contester la notion patrimoniale de la culture pour la remplacer par une conception renvoyant la définition de la culture à la population elle-même »15. Les vecteurs privilégiés de cette nouvelle philosophie de l’action culturelle et sociale sont l’animation culturelle, les Centres culturels et l’éducation permanente16.

Réorientations et remises en cause

L’avènement de la démocratie culturelle n’a toutefois pas sonné le glas de la démocratisation de la culture classique ni même des politiques artistiques, même si les évaluations effectuées ont démontré l’impuissance de cette dernière à réellement élargir l’accès à certaines pratiques culturelles. En effet, lever les obstacles financiers, géographiques et matériels qui empêchent l’accès à la culture n’est pas suffisant : encore faut-il travailler sur les obstacles socioculturels, sur le manque de « désir de culture », sur l’absence de « clés » pour la comprendre, sur une répartition plus équitable du « capital culturel », sur la reconnaissance de toutes les vies culturelles et de toutes les créativités comme étant d’égale valeur dans la formation de ce « capital culturel »... En effet, l’accès et la participation à la vie culturelle restent influencés de façon déterminante par la possession d’un certain capital culturel, déterminé lui-même par l’origine socioculturelle des individus. L’école n’a que peu de prise sur ces mécanismes de « distinction sociale » tant reste faible l’éducation artistique et culturelle systématique organisée par l’école et les institutions érigées dans le but de faire fonctionner l’ascenseur social en distribuant mieux les privilèges associés à la possession d’un fort capital culturel. Dans cette perspective, s’il faut saluer les récentes initiatives comme le décret relatif aux institutions muséales qui établit l’ouverture gratuite des musées reconnus chaque premier dimanche du mois, les dispositifs mis en place dans le cadre du décret « Culture-École » (décret du 24 mars 2006 relatif à la mise en œuvre, la promotion et le renforcement des collaborations entre la Culture et l’Enseignement17) ou les nombreuses initiatives notamment coordonnées par l’ASBL Article 27 et les services éducatifs des institutions culturelles, ces différentes initiatives restent insuffisantes et trop sporadiques, que pour donner des chances réelles à une démocratisation de la culture.

L'accès et la participation à la vie culturelle restent influencés de façon déterminante par l'origine socioculturelle des individus.

Un empilement d’objectifs très vastes

epuis les années 1980, on constate une montée en puissance du thème de la création, des industries culturelles et de la diversité culturelle dans le sens d’une exigence de soutien à un ensemble hétérogène d’œuvres culturelles18. Ce repli vers la diffusion est souvent critiqué puisqu’il implique souvent une absence d’actions en direction des publics, pourtant essentiels pour la survie de pans entiers de la vie culturelle19. Par ailleurs, l’hétérogénéité croissante des sociétés belge et française a amené le développement d’une nouvelle forme d’action culturelle publique, axée sur le multiculturalisme et la promotion de vies culturelles diversifiées. Ce nouveau type d’action culturelle réoriente les anciennes politiques culturelles vers la pluralité, sans nécessairement les contredire20, et participe au processus, désormais classique, d’accumulation des objectifs des politiques culturelles.
L’empilement des objectifs des politiques culturelles et l’absence d’articulation entre les deux idées fondatrices de l’action culturelle publique – la démocratisation et la démocratie culturelle –  ont contribué à l’inexistence de programmes politiques clairs en matière culturelle. Ceci explique, en partie, la situation actuelle de saupoudrage des subventions et l’absence de hiérarchisation entre les objectifs poursuivis. La simple reconduction d’anciennes politiques et l’ajout de nouvelles ont de surcroît entraîné d’importantes lacunes dans des secteurs fondamentaux depuis longtemps délaissés, comme notamment l’éducation artistique et culturelle, l’éducation permanente culturelle ou la médiation culturelle.
En conséquence, de nombreuses questions relatives à la démocratisation culturelle restent sans réponses. Comment, une politique qui vise l’accès de tous à la culture peut-elle se passer de l’école et d’une éducation artistique et culturelle méthodique ? Comment peut-on encore soutenir un discours de démocratisation et considérer – du moins aux niveaux normatif et budgétaire – comme portion négligeable les dispositifs de médiation établis dans les secteurs du patrimoine et des arts de la scène ? Comment peut-on réellement envisager une politique culturelle de démocratisation qui soit déconnectée des politiques audiovisuelles et relatives à l’environnement numérique ?
Répondre à ces questions reste tout à fait possible. De nombreuses ressources existent déjà, notamment dans les secteurs associatifs. Dans un contexte budgétaire qui s’annonce difficile, il convient sans aucun doute d’apporter à ces questions des réponses politiques claires, d’établir des priorités. Ces dernières devraient porter sur la question de l’éducation artistique et culturelle pour tous les enfants, dès l’entrée à la maternelle, de la médiation culturelle dans les institutions culturelles subventionnées, de la formation en médiation culturelle ou encore de l’élaboration d’une politique audiovisuelle et de l’Internet orientée vers la démocratisation de la culture. #

(*) Chargée de recherches du FNRS et chargée de cours invitée à l’Université catholique de Louvain, à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université Saint-Louis de Bruxelles

Crédit photo : Annabe2008


1. L. SANTERRE, « De la démocratisation de la culture à la démocratie culturelle », in G. BELLAVANCE (dir.), Démocratisation de la culture ou démocratie culturelle ? Deux logiques d’action publique, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2000, p.48.
2. Voir sur ce point : V. MONTENS, « Finances publiques et art en Belgique (1930-1940) », in L’argent des arts, Bruxelles, Éditions de l’U.L.B., 2001, pp. 9-24 .
3. H. DUMONT, op. cit., p.25.
4. H. DUMONT, « Les politiques culturelles et la création en Belgique. Quelques repères historiques et juridiques », in B. LIBOIS et A. STROWEL (dir.), Profils de la création, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1997, p.201.
5. J.-L. GENARD, « Les politiques culturelles de la Communauté française de Belgique: Fondement, enjeux et défis », in C. AUDET, D. SAINT-PIERRE (dir.), Tendances et défis des politiques culturelles. Cas nationaux en perspective, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2010, pp.186-187.
6. O. DONNAT, « La démocratisation à l’heure des bilans : le cas de la France », in G. BELLAVANCE (dir.), op.cit., p.31.
7. J. CAUNE, La démocratisation culturelle : une médiation à bout de souffle, Grenoble, Presses de l’Université de Grenoble, 2006, p.104.
8. A. MALRAUX, « Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la maison de la culture d’Amiens », 1966, accessible sur http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/dossiers/malraux2006/discours/a.m-amiens.htm (dernière visite le 6 mai 2014).
9. J-L. GENARD, « Les politiques culturelles de la Communauté française de Belgique : Fondement, enjeux et défis », in C. AUDET, D. SAINT-PIERRE (dir.), op.cit., p.205.
10. P. BOURDIEU, A. DARBEL, (en collaboration avec D. SCHNAPPER), L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Édition de Minuit, 1966.
11. P. BOURDIEU, « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue française de sociologie, 1966, n° 7-3, p.345.
12. A. TOURAINE, La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969, p.270.
13. J. CAUNE, op. cit., p.104.
14. H. DUMONT, Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge, Volume I – De 1830 à 1970, op. cit., pp.262-267 et pp.327-335.
15. M. HICTER, Pour une démocratie culturelle, Rixensart, Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs du Ministère de la Communauté française – Fondation Marcel Hicter pour la démocratie culturelle, 1980, p.338 et p.253.
16. Hugues DUMONT définit l’éducation permanente comme « le fait de stimuler la critique sur un vécu et une culture propres, afin de les appréhender dans la généralité de la société, et, à partir de cette réflexion, de mettre en lumière et d’exprimer les injustices que cette démarche révèle et de s’engager à lutter à leur encontre » (H. DUMONT, Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge, op. cit., p.333).
17. Moniteur belge, 22 mai 2006.
18. Voir, notamment, la déclaration de politique communautaire 2009-2014 (accessible sur le site http://www.opc.cfwb.be/index.php?id=7790&L=0 dernière visite le 5 mai 2014), p.113.
19. O. DONNAT, « Démocratisation de la culture : fin et... suite ? », in Culture et Société : un lien à recomposer, J.-P. SAEZ (dir.), Paris, Éditions de l’Attribut, 2008, pp. 34-35.
20. Ibid.., p.579.

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