Photo InterviewEn tant que professeur au Collège de France, Alain Supiot mène des recherches et enseigne l’« analyse juridique des solidarités » 1, établies principalement dans le cadre de l’État social et défiées aujourd’hui par la mondialisation. Son rapport pour la Commission européenne, « Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe » 2, fut réédité récemment. Rencontre, en marge d’une conférence à l’UCL 3 dont il est professeur honoris causa.

Comment s’est construite la solidarité en Europe ?


C’est à la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’État providence s’est mis en place sous des formes variées dans tous les pays d’Europe de l’Ouest. Les piliers de l’organisation de la solidarité sont alors la sécurité sociale, les services publics et les libertés collectives garanties par l’État de droit. Cette organisation de la solidarité correspond à l’expression de l’égale dignité des êtres humains. Elle constitue en même temps un frein à l’extension de la logique marchande.
À l’échelle internationale, la Déclaration de Philadelphie (1944), la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) et la Charte de La Havane (1948) ambitionnaient l’établissement d’un ordre juridique mondial fondé sur la solidarité entre les nations. Adoptée il y a près de 70 ans, mais jamais ratifiée par les pays du Nord, cette Charte de La Havane prévoyait la création d’une Organisation internationale du commerce (OIC) dont les objectifs auraient été la réalisation du plein emploi, le relèvement du niveau de vie, la coopération économique et la non-concurrence entre les États, ainsi que le respect des normes internationales du travail et la promotion de la stabilité des cours des produits. En bref, c’était à peu près l’inverse de la mission assignée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) lors de sa création en 1994.
Les années 1950 et davantage encore les années 1960 ont été marquées par la rivalité entre l’Est et l’Ouest qui a conduit les pays occidentaux à favoriser l’État social. Depuis la conversion des pays communistes à l’économie de marché, cette pression a disparu et a prévalu une logique de mise en concurrence et de compétition générale, dans laquelle les pays du Sud avaient pour seule arme la surexploitation de leurs ressources naturelles et humaines.

L’Europe a-t-elle ensuite apporté des solutions nouvelles au niveau de l’organisation de la solidarité ?


Au niveau européen, le Traité de Rome promet en 1957 une « égalisation dans le progrès ». Mais la Communauté, puis l’Union européenne, se montrent par la suite largement incapables d’organiser les solidarités entre pays, de plus en plus nombreux suite à des élargissements successifs. L’Union européenne rate le moment d’une réunification avec les pays de l’Est, qui se réalise plutôt comme un simple élargissement. Depuis lors, la discipline fiscale et une politique économique remodelée comme dispositif de mise en concurrence ont largement caractérisé l’intégration européenne. Dans ce cadre, la Cour de justice européenne n’a, jusqu’à présent, pas travailler à la mise en œuvre de cette égalisation dans le progrès et s’est même engagée, depuis 2007, dans le sens inverse d’une égalisation, c’est-à-dire dans la régression sociale.
Les pays, au niveau européen, comme au niveau international, se trouvent de plus en plus dans une course vers le bas du moindre coût de la main-d’œuvre. L’exploitation des travailleuses et travailleurs est au centre, comme le montre la face souvent cachée du miracle chinois. Les inégalités sont immenses et de nombreux pays sont incapables d’offrir du travail décent à l’ensemble de la population. Les tensions sociales et environnementales sont devenues insupportables. Côté social, il s’agit d’une paupérisation de fractions entières de la population, qui conduit à la radicalisation politique, voire religieuse. Pourtant, pour rappel, la constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) adoptée en 1919 affirme qu’il n’y a pas de paix durable sans justice sociale et que « la pauvreté, où elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous » 4. Les tendances sont aussi devenues insoutenables écologiquement. Le CETA est un exemple de contresens, avec la promotion d’un modèle agricole industriel et d’élevage intensif.

L’Europe aujourd’hui est-elle donc avant tout un vecteur de la marchandisation ?


L’Union européenne est devenue aujourd’hui principalement un vaste supermarché. Il lui manque une politique commerciale équilibrée. Elle risque ainsi de perdre le meilleur de ses traditions sociales et culturelles. Les alertes relatives aux asymétries de la construction européenne ne datent pourtant pas d’hier. Dès les années 1990, Fritz Scharpf 5 avait mis en évidence le fait que la dynamique des traités démantèle les solidarités au plan national sans être capable d’en bâtir de nouvelles au plan européen. Plus récemment, de grands juristes, comme Dieter Grimm 6 en Allemagne, ont proposé des solutions pour sortir de cette impasse. Alors qu’il est très simple de supprimer le droit national, de démanteler les solidarités nationales – il ne faut, dans de nombreux cas, qu’un jugement –, il est très compliqué de produire du droit européen, voire des solidarités européennes – il faut alors le plus souvent, l’unanimité des 28 États membres. De surcroît, il y a, selon Dieter Grimm, une autonomisation des organes exécutifs et juridiques de l’Union européenne, qui se détachent chaque fois davantage des processus démocratiques, constituant par là un problème grave de légitimité. C’est pourquoi il propose de « déconstitutionnaliser » tout ce qui, dans les traités, relève de choix de politique économique, pour le rendre à la sphère politique et à des procédures de délibération démocratique.
Il faut finalement constater que, depuis un certain temps, le débat même sur l’Europe fait défaut. En cas d’absence de débat, surtout au niveau européen – et non seulement comme débat national sur l’Europe, avec des tonalités de plus en plus de repli –, il est impossible de développer des visions, pourtant bien nécessaires. C’est à ce niveau que des acteurs non gouvernementaux ont un rôle majeur à jouer. Le mouvement syndical a un rôle très important à cet égard, et ceci d’autant plus que tant d’autres acteurs sont largement, et de plus en plus, déconnectés de la réalité des classes populaires.

Vous dénoncez notamment le rôle des nouvelles logiques politiques, comme la « gouvernance par les nombres ». De quoi s’agit-il ?


La « gouvernance par les nombres » 7 correspond à un renversement des logiques politiques antérieures. Dans le libéralisme classique, les calculs d’utilité économique se faisaient sous l’égide d’une loi démocratiquement délibérée. Avec l’actuel néolibéralisme, on prétend faire l’inverse et placer la délibération de la loi sous l’égide des calculs d’utilité économique. Cela donne la promotion, au plan du « law shopping », de la mise en concurrence des législations fiscales, sociales et environnementales. C’est cette doctrine « law and economics » 8 qui domine aujourd’hui, aussi bien dans les universités que dans les tribunaux ou à la Commission européenne. Le droit n’est plus considéré comme une règle du jeu indispensable au bon fonctionnement du marché, mais comme un « produit législatif » dont la valeur s’apprécie sur le « marché des normes ». Au niveau pratique, cela cause une instabilité de la loi, notamment du droit fiscal ou du droit du travail, constamment sommé de s’adapter aux attentes des marchés. Cette instrumentalisation du droit était déjà à l’œuvre dans la planification collective, mais sous la forme des calculs d’utilité collective opérés par le Gosplan 9. Ce qu’on constate dans les deux cas, c’est la complète déconnexion entre les chiffres et la réalité.

L’Union européenne est devenue principalement un vaste supermarché. Il lui manque
une politique commerciale équilibrée.

 

Vous le voyez dans le mode de gestion de la crise grecque par les institutions, et plus généralement dans les priorités de la zone euro. Les membres de cette dernière sont ainsi obnubilés par la réalisation d’objectifs macroéconomiques alors que le fossé se creuse entre pays du Nord et du Sud, que s’étend la paupérisation, l’exclusion ou la marginalisation des jeunes sur le marché du travail et que, partout, se développent les replis nationalistes et identitaires.


Que dire alors du projet d’un socle de droits sociaux de l’actuelle Commission européenne ?


Parler de socle, c’est encore se situer dans une logique de nivellement par le bas et renoncer à l’idée d’égalisation dans le progrès. Ce dont l’Europe a besoin, c’est d’un projet mobilisateur, de la perspective d’un avenir meilleur pour le plus grand nombre et non d’une nouvelle « poor law » – loi d’assistance aux pauvres – visant seulement à éviter que l’on meure de faim ou de froid. Tout le contraire de cette « global race » – course mortelle – que l’ancien Premier ministre de la Grande-Bretagne, David Cameron, désignait comme seul avenir possible pour les Britanniques, c’est-à-dire d’un processus darwinien d’élimination des plus faibles dans une lutte mondiale de tous contre tous.
La première question que nous devrions nous poser aujourd’hui est : quelle société voulons-nous pour nos enfants dans le contexte écologique, économique et social des temps présents ? À ce sujet, il est intéressant de faire une comparaison avec le Conseil national de la résistance de 1943-1944 en France : c’est au fond du gouffre, alors que le pays était à terre, livré à l’occupation étrangère et à la trahison d’une partie de ses élites, que les hommes et les femmes de la résistance ont commencé à projeter un avenir de justice et de progrès pour l’après-guerre. Des propositions comme celles esquissées par Michel Aglietta 10 pour une double démocratie européenne, mettant le Parlement européen, mais aussi les parlements nationaux, pleinement au cœur du processus démocratique en Europe, sont des perspectives discutables, mais intéressantes et devraient nourrir le débat démocratique. Face à des auteurs tels que le philosophe et économiste britannique, Friedrich Hayek, qui parlait d’une démocratie limitée, la question est de voir comment élargir la démocratie pour construire des solidarités nouvelles, surtout face au marché.

Quel avenir pour le droit du travail ?


À l’heure de la révolution informatique et d’une interdépendance sans précédent de tous les pays du monde, il faut remettre le travail, et non l’emploi, au centre de la réflexion sur l’avenir du droit du travail. Le progrès technique est une chance de réduire la peine des hommes, d’humaniser le travail et de permettre aux travailleurs de retrouver leur liberté de choix dans la conduite de leur vie. À l’aube du 100e anniversaire de l’OIT, des travaux de première importance sont menés en ce sens, notamment par l’OIT elle-même 11. Face aux formes anciennes et nouvelles de déshumanisation dans le monde du travail, l’enjeu est – comme le déclarait déjà la constitution de l’OIT – de mettre en place un « régime de travail réellement humain » pour les travailleurs individuellement, comme pour les collectifs, les entreprises ou les États. Dans ce cadre, des réflexions, comme celle sur la « Cité de travail »12 du syndicaliste italien Bruno Trentin, peuvent être très inspirantes.#

Propos recueillis par Thomas Miessen (CSC)


1. https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/
2. A. SUPIOT, Au-delà de l’emploi, (nouvelle édition du rapport sur les transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe pour la Commission des Communautés Européennes, publié en 1999), Paris, Flammarion, 2016.
3. Cet entretien a été réalisé le 20 février 2017.
4. http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/how-the-ilo-works/departments-and-offices/jur/legal-instruments/WCMS_428589/lang--en/index.htm
5. F. Scharpf, Gouverner l’Europe,  Paris, PUF, 2000.
6. D. Grimm, The Constitution of European Democracy, Oxford, OUP, 2017.
7. A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
8. Il s’agit d’une application de la théorie économique, plus particulièrement de la microéconomie, à l’analyse du droit, initiée par l’École de Chicago.
9. Le Gosplan était, en Union soviétique, l’organisme d’État chargé de définir et de planifier les objectifs économiques à atteindre
10. M. Aglietta, La double démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Paris, Seuil, 2017.
11. https://www.youtube.com/watch?v=f_ATJAVquuw
12. B. Trentin, La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012.

 

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