Année après année, Israël réussit la prouesse de parachever tout à la fois sa normalisation dans le concert des nations et l’assujettissement du peuple palestinien. Ce paradoxe n’augure rien de bon pour ce dernier tant que le monde occidental persistera à détourner le regard de l’injustice qui lui est faite.
Champion de l’antiterrorisme, Start-Up Nation, et, plus récemment, modèle vaccinal... Ce n’est désormais plus qu’en termes élogieux qu’Israël défraie la chronique. Celles et ceux qui pensaient qu’une telle image d’Épinal était indécente pour un État coupable de violations chroniques du droit international et humanitaire doivent se rendre à l’évidence. Par intermittence, les manifestations les plus visibles et violentes de l’oppression du peuple palestinien suscitent certes ça et là des protestations verbales de la communauté internationale. Intérêts géostratégiques, économiques et perméabilité aux réseaux d’influence de Tel-Aviv garantissent cependant qu’elles resteront sans conséquences pratiques.
Pour les Palestiniens et les Palestiniennes, la situation est pourtant plus alarmante que jamais et devrait inquiéter tous les tenants d’un ordre international fondé sur le droit plutôt que sur la froide application de la loi du plus fort. Les évolutions les plus récentes sur le terrain ne font qu’aggraver un cadre de domination structurelle dont il convient de comprendre la nature et les différentes déclinaisons.
Anatomie de l’oppression
Longtemps, le mouvement de solidarité avec les Palestinien·nes s’est centré sur la lutte contre la colonisation de leur territoire reconnu par le droit international (à savoir la bande de Gaza et la Cisjordanie, Jérusalem-Est incluse), occupé par Israël depuis 1967. Celle-ci n’est pourtant que l’élément le plus visible d’un système visant à imposer la suprématie d’un groupe ethnoculturel dominant sur un autre, dominé. Ce système correspond en tout point à ce que le droit international qualifie de crime d’apartheid. C’est ce fil conducteur qui dicte la politique d’Israël à l’encontre des différentes composantes du peuple palestinien, et ce, quel que soit leur statut juridique ou administratif 1.
Une citoyenneté de seconde zone pour les Palestinien·nes d’Israël
Officiellement, les 1,7 million de Palestinien·nes d’Israël (ou « Arabes israélien·nes »), descendant·es des autochtones resté·es sur leurs terres à la création d’Israël, bénéficient de l’égalité des droits civils et politiques. Une série de dispositifs plus ou moins insidieux les cantonnent toutefois dans une citoyenneté de seconde zone.
Ainsi, le système juridique israélien établit-il, en plus de la citoyenneté, une « nationalité juive », qui octroie une série d’avantages en matière sociale, d’emploi, de logement ou d’enseignement. La « loi des recrues » procure, par exemple, des privilèges aux personnes qui ont effectué leur service militaire, ce qui défavorise les Palestinien·nes d’Israël, qui en sont dispensé·es, par rapport à la plupart des Juif·ves, pour qui il est obligatoire.
Le poids des agences parapubliques dédiées à la promotion exclusive du développement juif permet également de contourner une législation formellement non discriminatoire. Ainsi, l’Agence juive et le Fonds national juif collaborent-ils étroitement avec les autorités en matière de gestion des terres (détenues par le secteur public à 93 %). Conséquences : aucune nouvelle localité arabe n’a été créée depuis la fondation d’Israël (pour un millier de localités juives créées), et les Palestinien·nes, qui représentent environ 18 % de la population, ne possèdent que 3 % des terres.
Certaines lois permettent également de discriminer les Palestinien·nes. La loi du 30 mars 2011 exige ainsi, pour quiconque cherche à s’installer dans les zones rurales du Néguev ou de Galilée, d’obtenir l’approbation d’un comité local habilité à rejeter les candidatures sur la base du principe flou de la « compatibilité sociale ». De nombreuses localités juives ont, en outre, édicté des règlements discriminatoires ou dirigés contre la minorité arabe avec le soutien tacite du gouvernement central 2.
Adoptée en 2018, la loi fondamentale (à valeur constitutionnelle) sur l’État-nation du peuple juif institutionnalise le caractère collectivement discriminatoire de l’État. La loi fondamentale de 1958 interdit, quant à elle, à tout parti politique de contester le caractère expressément juif de l’État.
Territoire palestinien occupé (TPO) – Jérusalem-Est : un statut légal précaire
Non-citoyen·nes, les 300.000 Palestinien·nes de Jérusalem-Est (conquise en 1967, puis annexée illégalement par Israël) sont cantonné·es dans un sous-statut qui fait d’eux·elles des étranger·ères dans leur propre ville. Ils et elles disposent en effet du statut ambigu de « résident permanent », qui correspond dans les faits à un permis de résidence précaire qui peut être révoqué à tout moment. Ils et elles sont également privé·es de leurs droits politiques, sauf pour les élections locales.
La planification urbaine de la ville vise très officiellement à contenir, voire réduire, la présence palestinienne. Outre le fait de menacer de suspendre leur droit de résider dans la ville, Israël poursuit cet objectif en favorisant l’implantation (violente si nécessaire) de colons juifs (au nombre de 200.000 en 2017) et en désinvestissant volontairement dans les zones arabes de manière à organiser la pénurie en matière de services publics (santé, éducation, culture...).
Territoire palestinien occupé – Gaza et Cisjordanie : le régime militaire
Les Palestinien·nes vivant en Cisjordanie (2,7 millions) et à Gaza (1,9 million) sont sous juridiction militaire. Ce dernier territoire, en dépit du « désengagement » de 2005, reste donc bel et bien occupé, car soumis au contrôle d’Israël sur son commerce, ses frontières et son espace aérien et maritime.
Aux accusations d’apartheid dans le TPO, Israël et ses soutiens opposent que le droit de la guerre n’impose pas d’octroyer l’égalité des droits à la population d’un territoire occupé. Ce raisonnement fait l’impasse sur deux données fondamentales. Tout d’abord, il existe deux régimes juridiques et pénaux fondés sur l’appartenance ethnique. Les 390.000 colons juifs (hors Jérusalem-Est) sont, en effet, sous juridiction civile, qu’ils soient ou non de nationalité israélienne, quand les Palestinien·nes relèvent d’une juridiction militaire. Il existe dès lors un vaste écart entre les procédures et peines appliquées pour un même crime ou délit selon qu’il est commis par un·e Juif·ve ou un·e Palestinien·ne. Ensuite, la gestion du territoire et la planification de l’espace raciste se fondent sur :
* l’objectif officiel de hafrada, la « séparation » physique entre localités palestiniennes et juives, instaurant notamment un régime discriminatoire en matière de mobilité (routes séparées, check-points, interdiction aux Palestinien·nes d’accéder à certains lieux, etc.) ;
* une politique visant sciemment à empêcher le développement des zones palestiniennes tout en favorisant celui des colonies de peuplement : gestion discriminatoire de la terre et de l’eau, refus d’octroyer des permis de construire aux Palestinien·nes tout en poursuivant à tour de bras les constructions dans les colonies, etc.
Aujourd’hui, en Israël, une solide majorité politique exclut désormais tout retrait. Elle ne fait aucun mystère de sa volonté de créer un fait accompli.
Les réfugié·es : l’exclusion
Si les 5,2 millions de réfugié·es palestinien·nes ne sont pas à proprement parler intégré·es au système israélien de domination, l’interdiction qui leur est faite de revenir sur leurs terres, en dépit des résolutions de l’ONU, joue un rôle clé dans la préservation de l’apartheid. Empêcher leur retour permet en effet de s’assurer que la minorité arabe en Israël n’acquiert jamais le poids démographique susceptible de mettre fin à sa subordination et d’éviter de remettre en cause le contrôle militaire israélien sur le TPO.
Entrave au développement
Ce système ségrégationniste, au-delà de son immoralité, a des conséquences négatives majeures en matière de développement pour les Palestinien·nes. Il serait fastidieux de toutes les lister. Mentionnons néanmoins quelques chiffres.
La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a évalué en 2021 le coût de l’occupation depuis deux décennies à 57,7 milliards de dollars, soit trois fois et demie le PIB du TPO en 2019 3. Principalement en cause : les restrictions à la mobilité et l’interdiction faite aux secteurs public et privé palestiniens de toute activité économique dans les zones agricoles, industrielles, commerciales et minières dans les parties de la Cisjordanie contrôlées en totalité par Israël – la zone C, qui comprend plus de 60 % du territoire. En résulte une économie captive de celle de l’occupant et des conséquences dramatiques en termes de développement et d’emploi, forçant plus de 200.000 Palestinien·nes à travailler en Israël ou dans les colonies.
Le blocus de Gaza décrété par Israël lors de la prise de contrôle du territoire par le Hamas et quatre campagnes militaires de bombardements massifs meurtrières (1.300 tué·es en 2008, 160 en 2012, 2.300 en 2014 et 260 en 2021) a provoqué une chute de 50 % du PIB et une catastrophe humanitaire. Selon la Banque mondiale, le niveau de chômage s’y élevait en 2017 à 44 %, et le taux de pauvreté à 72 %. La surexploitation de la nappe phréatique rend, quant à elle, l’eau courante impropre à la consommation pour 90 % des foyers.
Les discriminations dans l’allocation des ressources aux quartiers arabes en Israël ont généré de fortes disparités socio-économiques entre citoyen.nes juif·ves et non juif·ves. Le niveau de chômage des Palestinien·nes d’Israël est le double de celui des Juif·ves pour les hommes et le triple pour les femmes 4. La moitié d’entre eux vit sous le seuil de pauvreté, pour un cinquième à l’échelle nationale.
La normalisation en marche
L’échec de la seconde Intifada et la poursuite invétérée de la colonisation ont consacré l’enterrement du processus de paix entre Israélien·nes et Palestinien·nes. Vestige de celui-ci, l’Autorité palestinienne (AP), dont le pouvoir est circonscrit aux enclaves qui concentrent la majorité de la population palestinienne en Cisjordanie, joue désormais son va-tout sur l’arène diplomatique. En 2012, l’État de Palestine était ainsi admis à l’Assemblée générale de l’ONU en tant qu’Observateur non membre. Cette reconnaissance lui ouvrira les portes de la Cour pénale internationale (CPI), à laquelle il adhérera en 2015. Ces quelques succès n’effacent pas son inefficacité globale à enrayer la progressive disparition de la cause palestinienne de l’agenda international. En témoigne le processus de normalisation, sous l’égide des États-Unis, entre Israël et plusieurs pays arabes qui avaient jusque là fait de la fin de l’occupation une condition préalable à l’établissement de relations diplomatiques avec ce dernier.
L’Union européenne se refuse, quant à elle, à effectuer la moindre pression contre Israël, dont l’économie dépend pourtant grandement des échanges avec le Vieux Continent. Le départ du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et son remplacement par une coalition plus présentable a même levé les obstacles à la participation d’Israël au programme de recherche Horizon Europe en décembre 2021. Le nouvel exécutif conduit par Naftali Bennett, ancien directeur du Conseil de Yesha, le lobby des colons, poursuit néanmoins la politique palestinienne de son prédécesseur en l’aggravant. Depuis son entrée en fonction en juin 2021, les destructions de structures palestiniennes civiles ont augmenté de 143 % par rapport à la même période en 2020. Le nombre d’attaques violentes commises par les colons, le plus souvent impunément, s’est quant à lui élevé au niveau record de 848 cette année.
Une société civile prise en tenaille
En l’absence de direction politique, les organisations de la société civile se sont imposées comme des acteurs centraux de la résistance non violente à l’occupation. Fait nouveau, elles sont désormais moins liées aux partis politiques que par le passé. Certaines d’entre elles sont devenues des interlocutrices incontournables pour les institutions et organisations humanitaires internationales.
Elles doivent toutefois faire face à une double menace. D’une part celle des autorités d’occupation bien décidées à faire tomber ce rempart aux pratiques d’apartheid. Le gouvernement israélien a ainsi, en octobre 2021, qualifié de terroristes, puis interdit six des principales ONG de défense des droits humains actives sur le territoire palestinien, dont Addammeer, organisation de soutien aux prisonnier·ères politiques palestinien·nes et la section palestinienne de Defense for Children International-Palestine (DCI-P).
D’autre part, celle de l’AP elle-même. Décrédibilisée par sa collaboration sécuritaire avec Israël et sa corruption endémique, l’institution s’enfonce dans une dérive autoritaire de plus en plus manifeste. Les premières élections générales depuis 15 ans qui devaient se tenir en mai 2021 ont été annulées par le président Mahmoud Abbas, dont le parti risquait de perdre le pouvoir. Le meurtre de l’opposant Nizar Bannat en juin 2021 et la répression féroce des protestations populaires qu’il a générées ont consommé le divorce entre les autorités actuelles et son peuple, qui souhaiterait à près de 80 % son départ 5.
Des raisons d’espérer
Quelques lueurs d’espoir viennent éclaircir ce sombre tableau. Parmi celles-ci, l’unité retrouvée des Palestinien·nes lors des soulèvements des mois d’avril-mai 2021 déclenchée par les projets d’expulsions du quartier de Sheikh Jerrah et les provocations israéliennes autour de l’esplanade des Mosquées durant le mois de Ramadan. Du Jourdain à la Méditerranée, les victimes des différentes déclinaisons du régime d’oppression israélien se sont mobilisées, avec la grève générale du 18 mai en point d’orgue. Ce mouvement simultané et largement spontané représente un échec de la stratégie israélienne de fragmentation du peuple palestinien.
D’autre part, le consensus sur la réalité de l’apartheid israélien progresse. En 2011, les juristes du tribunal Russell sur la Palestine, auquel l’Association belgo-palestinienne avait activement participé, en attestaient déjà. Longtemps, la comparaison entre le régime ségrégationniste d’application en Afrique du Sud et la situation israélo-palestinienne a pourtant paru outrancière. La dérive d’Israël vers une ethnocratie pure et dure a toutefois changé la donne, et conduit de nombreuses organisations à partager le constat selon lequel Israël avait franchi le seuil nécessaire pour être qualifié comme tel. Il s’agit notamment de la Fédération internationale des Droits humains dès 2013, suivie de l’ONG israélienne B’ tselem en janvier 2021 et de Human Rights Watch en mai 2021. Sont également de cet avis de multiples associations de la société civile belge, dont le CNCD-11.11.11, Solsoc et le Mouvement ouvrier chrétien.
Sur le plan judiciaire, l’ouverture, le 3 mars 2021, de l’enquête de la CPI sur les crimes commis en Palestine marque un pas décisif dans la prise en compte du droit international dans la résolution de la question israélo-palestinienne. Ladite enquête porte sur les crimes de guerre commis depuis le 13 juin 2014, ce qui inclut la campagne israélienne meurtrière conduite contre la bande de Gaza en juillet et août de la même année. Elle établit en outre le statut d’État de la Palestine ainsi que les frontières auxquelles elle a droit. Cette enquête, à laquelle Israël a refusé de collaborer, peut contribuer à faire reculer l’impunité qui règne jusqu’à présent en maîtresse sur le terrain 6.
Enfin, les sociétés civiles à travers le monde ne semblent pas partager le désintérêt de leurs gouvernants pour la cause palestinienne. Elle représente un point important de convergence en Belgique, qui compte notamment la plus forte proportion de partisan·es du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), initiative non violente de la société civile palestinienne visant à contraindre Israël à se conformer à ses obligations internationales 7. Les peuples arabes restent vigoureusement hostiles à la normalisation impulsée par leurs dirigeants avec Israël. Après les avoir longtemps ignorés, les militant·es progressistes aux États-Unis ont désormais pleinement intégré la défense des droits des Palestinien·nes, au même titre que l’écologie ou l’antiracisme. Parmi les nombreuses manifestations de cette évolution, notons la décision, le 21 juillet dernier, de la marque Ben & Jerry’s, réputée pour ses engagements sociaux, de cesser de vendre ses célèbres glaces dans les colonies situées en territoire occupé.
Ainsi, la lutte contre le régime d’apartheid imposé aux Palestinien·nes n’apparaît-elle plus comme une fixation obsessionnelle sur les travers d’un seul État telle qu’elle est trop souvent caricaturée, mais comme le symbole de la lutte contre toutes les injustices. Reste à atteindre la masse critique nécessaire pour traduire cette aspiration en actes politiques et initiatives diplomatiques susceptibles de la réaliser.
Grégory Mauzé, chargé de communication et de plaidoyer politique à l’Association belgo-palestinienne
- Une analyse centrée sur les effets de l’occupation sur le territoire palestinien occupé : G. MAUZÉ, « La victoire de la politique du fait accompli », Constrastes, avril 2018.
2. N. SPHIGEL, « Interior Ministry Finds No Fault in City Council’s Oath to Maintain Afula’s ‘Jewish Character’ », Haaretz, 2018.
3. United Nations, « Arrested development and poverty take a $57 billion economic toll in Palestine », UN News, 2021.
4. AFP, « Arabs of Israel, minority with deep-seated grievances », France 24, 2021.
5. L. IMBERT, « Le procès du meurtre d’un opposant, première étape d’une tentative de rebond de l’Autorité palestinienne », Le Monde, 2021.
6. F. DUBUISSON, « La décision de la Cour pénale internationale pour les crimes commis en Palestine, une étape décisive ? », Orient XXI, 2021.
7. Y. LEMPKOWICZ, « In Europe, support for the anti-Israel BDS campaign is the highest in Belgium, survey shows »,EJP, 2019.
Confirmé par les plus hautes instances internationales, le caractère illégal des colonies israéliennes en territoire palestinien occupé n’est aujourd’hui plus à démontrer. En effet, non seulement elles violent l’interdiction absolue du droit international humanitaire qu’une puissance occupante transfère une partie de sa population civile sur un territoire occupé, qu’elle déporte la population occupée, confisque ses terres et détruise ses biens 1, mais elles sont également la source de nombreuses violations des droits humains de la population palestinienne, empêchant notamment son développement social et économique.
Malgré le fait que ce soit l’une des questions juridiques et diplomatiques les moins controversées, la situation n’évolue pas pour autant. Au contraire, actuellement très peu d’États dans le monde mettent en œuvre la résolution 2334 adoptée par le Conseil de Sécurité de l’ONU en 2016 qui leur demande de « faire une distinction, dans leurs échanges en la matière, entre le territoire de l’État d’Israël et les territoires occupés depuis 1967 ». En outre, les colonies israéliennes continuent d’attirer l’engagement d’entreprises internationales qui, par le biais de leurs investissements, prêts bancaires, contrats d’infrastructure, etc. les aident à se maintenir, voire à s’étendre encore davantage.
Pourtant, en vertu de règles de l’ONU et de l’OCDE 2, les entreprises ont la responsabilité de s’assurer qu’elles ne sont pas impliquées dans des violations du droit international mais, si c’est le cas, de remédier à tout impact négatif découlant de leurs activités et relations commerciales 3. Les institutions financières internationales ont également la responsabilité d’utiliser leur influence pour garantir que les entreprises dans lesquelles elles investissent respectent le droit international.
C’est dans le but de faire respecter ces règles et d’endiguer ces développements sur le terrain qu’une coalition « Don’t buy into occupation » (DBIO), composée aujourd’hui de 27 organisations palestiniennes, régionales et européennes basées en Belgique (dont la CNE et l’ACV-CSC 4), en France, en Irlande, aux Pays-Bas, en Norvège, en Espagne et au Royaume-Uni, a vu le jour en début d’année.
Dans un rapport publié en septembre 2021, et qui va au-delà de la base de données des Nations Unies de février 20205, la coalition démontre qu’entre 2018 et mai 2021, pas moins de 672 institutions financières européennes (y compris des banques, des gestionnaires d’actifs, des compagnies d’assurance et des fonds de pension) ont eu des relations financières avec 50 entreprises activement impliquées dans les colonies israéliennes. Au moins 114 milliards de dollars américains auraient ainsi été fournis sous forme de prêts et de souscriptions.
Des liens directs peuvent être établis avec la Belgique. D’une part via l’entreprise belge de chimie Solvay dont les produits ont été observés sur le chantier de construction d’un pipeline à Bardala, permettant de détourner l’eau douce des sources d’eau palestiniennes vers les colonies israéliennes. D’autre part via le groupe BNP Paribas qui, malgré ses engagements à respecter les normes internationales, continue de financer 33 entreprises impliquées dans la colonisation israélienne 6. Bien que le groupe soit domicilié en France, le gouvernement belge est l’un de ses principaux actionnaires. D’autres banques étrangères telles que Deutsche Bank, ING, AXA, qui sont également actives en Belgique, entretiennent aussi des relations financières importantes avec des sociétés impliquées dans les colonies. En plus de ces constats, le rapport contient 26 recommandations, dont notamment celles-ci :
• les entreprises opérant directement dans les colonies israéliennes doivent cesser leurs activités à court terme et fournir l’indemnisation nécessaire aux communautés palestiniennes qui ont subi des dommages du fait de ces activités développées dans les colonies israéliennes ;
• les institutions financières qui entretiennent des relations financières avec des entreprises impliquées dans les colonies doivent :
– appliquer une diligence raisonnable renforcée en matière de droits humains sur toutes les relations financières avec les entreprises opérant dans les colonies israéliennes ;
– utiliser leur influence pour convaincre ces entreprises de mettre fin à leurs activités dans les colonies israéliennes. Si un tel processus d’influence ne produit pas de résultat concret dans un délai raisonnable, l’institution financière elle-même doit se désinvestir des entreprises en question ;
– prendre les mesures nécessaires pour éviter de futurs investissements dans des entreprises actives dans les colonies, grâce à l’élaboration d’une politique claire en matière de droits humains qui utilise « l’implication dans les colonies israéliennes » comme critère d’exclusion.
• le gouvernement fédéral doit :
– utiliser son influence en tant qu’actionnaire majoritaire (7,7 %) pour pousser BNP Paribas à revoir ses relations avec les sociétés actives dans les colonies israéliennes ;
– fournir un soutien politique et financier pour une mise à jour annuelle de la base de données des Nations Unies sur les entreprises impliquées dans la colonisation ;
– renforcer les conseils existants aux entreprises en ce qui concerne les activités financières et économiques dans les colonies israéliennes, et les promouvoir de manière plus proactive vis-à-vis des entreprises et institutions financières belges ;
– jouer un rôle actif dans les négociations en cours sur le Traité contraignant des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains, et veiller à ce que les activités en territoire occupé soient incluses dans le champ d’application du traité ;
imposer une interdiction nationale du commerce avec les colonies illégales en territoire occupé ;
• les conseils communaux locaux doivent veiller à ne pas conclure de contrats avec des entreprises activement impliquées dans les colonies israéliennes.
Afin de sensibiliser le grand public à ces enjeux, mais aussi pour faire du plaidoyer, la coalition souhaite désormais mener une large campagne au niveau belge et européen. Une semaine d’action européenne sera lancée du 31 janvier au 6 février 2022. La mobilisation de la société civile sera à cette occasion importante !
Plus d’informations à suivre...
Agathe Smyth, ACV-CSC International
1. Conformément à la Quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, adoptée en 1950.
2. Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme et Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales de 2011.
3. À ce sujet, une campagne sur les entreprises et les droits humains coordonnée par les coupoles CNCD-11.11.11 et 11.11.11 devrait avoir lieu en 2022.
4. Les autres membres belges de la coalition sont 11.11.11, CNCD-11.11.11, Fairfin et Intal.
5. En février 2020, suite à des recherches le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme a publié une base de données répertoriant 112 entreprises impliquées dans des activités commerciales substantielles et matérielles qui maintiennent et facilitent l’entreprise coloniale dans les territoires palestiniens occupés. Voir : https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=25542.
6. Le rapport DBIO contient une étude de cas plus complète de BNP Paribas : https://dontbuyintooccupation.org/.
Palestine: une priorité pour le MOC et ses organisations
Le MOC soutient depuis longtemps la résolution du conflit au Moyen-Orient et apporte sa solidarité aux mouvements sociaux palestiniens (notamment par l’organisation de plusieurs voyages pour rencontrer les réalités palestiniennes). Le MOC et ses organisations dénoncent notamment les exactions dont sont victimes les travailleur·ses et les militant·es syndicaux·ales dans l’exercice de leur travail ou leur mandat et leur apporte soutien et solidarité, en dénonçant le phénomène du « rétrécissement de l’espace militant » et la criminalisation des mouvements sociaux. Il dénonce en particulier la politique de colonisation, de spoliation des terres et d’apartheid menée par Israël dans les territoires palestiniens. Le MOC craint par ailleurs que la définition de l’antisémitisme de l’IHRA ainsi que la loi dite de l’État-nation renforcent cette situation inégalitaire. Le MOC souligne la nécessité de continuer de faire pression sur nos gouvernements (notamment pour la reconnaissance d’un État de Palestine par l’ONU et la levée du blocus de Gaza) et sur les entreprises qui tirent profit de la situation.
En 2022, le MOC orientera ses actions vers le plaidoyer politique et la mobilisation, ainsi que le renforcement des partenariats, ici en Belgique (participation aux activités de la Middle East Platform et partenariat avec l’Association belgo-palestinienne-ABP) mais aussi éventuellement en Palestine. Nos organisations soutiendront activement la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions), notamment avec des actions de sensibilisation à la question des produits issus des colonies et de mobilisation des consommateur·rices (mais aussi des responsables commerciaux et des travailleur·ses) dans les commerces, en collaboration avec les syndicats (ETUN notamment, mais aussi la CSC et les différentes centrales concernées). Le MOC soutiendra également la campagne Don’t Buy Into Occupation (voir article ci-joint) ainsi que la campagne Made In Illegality et l’Initiative citoyenne européenne qui sera lancée en février pour demander à la Commission européenne d’interdire le commerce européen avec les colonies établies en territoires occupés.
Les actions menées seront bien sûr ajustées en fonction de l’actualité, mais le MOC renouvelle son soutien aux populations palestiniennes.
Zoé MAUS, CIEP