cagpikettyQui vote pour qui ? Pourquoi ? Cela a-t-il changé au cours du temps ? Dans leur récent ouvrage Une histoire du conflit politique (Seuil, 2023), les économistes français Julia Cagé et Thomas Piketty s’interrogent sur l’évolution de la structure sociale des électorats des différents courants et mouvements politiques en France, de 1789 à nos jours. Invité·es début janvier à Bozar pour en parler, tous deux ont livré quelques enseignements majeurs de leur enquête colossale.

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Parce que les données d’enquête issues des sondages actuels ne permettent pas de comprendre la complexité des comportements de vote à l’œuvre lors des élections, les économistes français Julia Cagé et Thomas Piketty proposent une méthodologie inédite d’analyse des données de vote. Ils ont collecté les résultats électoraux des présidentielles et législatives au niveau des 36.000 communes qui composent la France ainsi que les données socio-économiques caractérisant cet électorat (âge, niveau de revenu, taille de la commune, éducation, capital immobilier, profession...) depuis la Révolution française. Cet ensemble colossal de données – entièrement numérisé et rendu accessible (1) –a été étudié pour comprendre la façon dont les gens votent, et ce sur une large période historique, de 1789 à nos jours. Le livre analyse aussi l’évolution des inégalités socio-économiques sur le plan territorial et spatial en France sur cette période. Cet article se concentrera essentiellement sur l’analyse des comportements de vote.

 

Comment peut-on déduire de grandes tendances de comportements électoraux à partir de données communales alors que ce ne sont pas les communes qui votent, mais bien les individus ? «Si on avait des communes identiques (même niveau de richesse, même patrimoine moyen...), ces données ne nous apprendraient rien sur les comportements de vote, explique Julia Cagé. Mais les communes en France comportent énormément d’hétérogénéité. Prenons le revenu moyen annuel par habitant·e (2) de chacune des communes (voir fig.1). Celui-ci est de 19.200euros. Parmi les 5% des communes les plus pauvres (Ex. Roubaix), il est de 8.900euros, ce qui équivaut à un revenu moyen mensuel par habitant d’environ 800euros. En revanche, si l’on prend une commune parmi les 1% des communes les plus riches, on est à 107.600euros soit environ 10.000euros par mois de revenu moyen/habitant. L’écart est encore plus frappant si l’on regarde la répartition du capital immobilier. Nous voulions exploiter cette hétérogénéité entre les différents territoires qui caractérise la France pour avoir quelque chose à dire sur la structure du vote à partir des données communales».

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Le vote Macron, le vote le plus bourgeois de l’histoire

Ces données historiques ne permettent pas seulement de mieux comprendre l’évolution de la structure politique française. Les auteur·es d’Une histoire du conflit politique tentent aussi d’apprendre de ces leçons historiques pour analyser les crises politiques actuelles et voir comment ces crises pourraient évoluer à l’avenir. L’approche historique montre par exemple que la tripartition qui caractérise la vie politique française depuis les élections de 2022 – avec un bloc à gauche (social-écologique), un bloc au centre (macroniste) et un bloc à droite (réactionnaire patriote)–n’est pas un phénomène nouveau dans l’Hexagone.

De la fin du 19e siècle au début du 20e siècle en France, on observe déjà une première période de tripartition. Celle-ci est caractérisée par un bloc central qui va partager avec le bloc central actuel un électorat socialement plus favorisé que la moyenne. L’alternance de la gauche et de la droite qui s’est imposée dans la quasi-totalité du 20e siècle n’a donc pas toujours rythmé la vie politique française.

Que dire de cette tripartition? Les sources rassemblées par les deux économistes montrent que le vote pour le bloc Ensemble du président actuel Emmanuel Macron (bloc central) augmente fortement avec le revenu. Sur le graphique ci-contre (fig.2), les communes sont rangées en fonction de leurs revenus: des 10% des communes les plus pauvres au 1% les plus riches. Selon la courbe jaune, les 1% des communes les plus riches ont voté en 2022 1,7 fois plus pour Ensemble que la moyenne nationale. De ce point de vue, le vote pour le bloc ensemble Ensemble a constitué le vote le plus bourgeois de l’histoire.

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«Si l’on regarde le haut de la distribution, on voit que le vote pour le bloc Ensemble se comporte comme un vote de la droite traditionnelle observé par le passé. À travers l’histoire, on constate ce lien assez fort entre le niveau de revenu et le vote pour la droite. La différence entre le vote Ensemble et celui pour la droite traditionnelle se voit en bas de la distribution. Pendant longtemps, les partis traditionnels de droite étaient capables d’aller capturer une part des votes des classes populaires, notamment dans les zones rurales. Si vous prenez le vote pour Macron, il est en dessous de la moyenne nationale dans les 70% des communes les plus modestes», souligne Julia Cagé.

En comparant les périodes historiques, les auteur·es font apparaitre l’instabilité de la tripartition contrairement à la bipartition, analysée quant à elle comme une dialectique motrice qui a permis un mouvement vers une plus forte égalité sociale et une plus grande prospérité économique.

Tous·tes égaux·ales face à l’abstentionnisme ?

Dans la seconde partie du livre, consacrée à l’analyse des comportements électoraux, les auteur·es se focalisent sur la participation électorale en France au cours de l’histoire. Ils constatent un effondrement de celle-ci aux élections législatives dans la dernière partie de la période historique à partir de 1990. La participation est tombée sous la barre des 50 % parmi les électeur·rices inscrit·es lors des législatives de 2022, soit le niveau le plus faible enregistré depuis deux siècles. Cet effondrement de la participation concerne-til autant les classes populaires que les plus riches ?

L’effondrement de la participation s’est accompagné d’un écart croissant de participation entre les communes riches et pauvres. En résumé, aujourd’hui, dans les communes les plus riches, on vote davantage que dans les communes les plus pauvres.

 

Là aussi, l’analyse proposée met en avant des enseignements intéressants. L’effondrement de la participation s’est accompagné d’un écart croissant de participation entre les communes riches et pauvres. En résumé, aujourd’hui, dans les communes les plus riches, on vote davantage que dans les communes les plus pauvres. En 2022, 5% des communes les plus riches ont voté en moyenne jusqu’à 35 fois plus que les 5% des communes les plus pauvres.

Selon Julia Cagé, « ce qui est intéressant, c’est la manière dont les gens interprètent cela en général. Ils pensent que les habitant·es de ces communes sont en moyenne plus éduqué·es, dès lors mieux informé·es, plus politisé·es, ce qui les pousserait à voter davantage. Si cette explication tenait la route, on devrait voir systématiquement dans l’histoire un vote plus important dans les communes les plus riches que les plus pauvres. Or, le relevé des données des années 1970-80 jusqu’au début des années 1990 montre que les communes les plus pauvres votaient beaucoup plus que les communes les plus riches».

«La participation électorale évolue donc au fil du temps. Les déterminants de la participation ne sont pas “naturels”, mais liés à un processus politique», expliquent Cagé et Piketty. Pour eux, le taux d’abstentionnisme dans les communes les plus pauvres s’explique par le sentiment d’abandon des classes populaires depuis les années 1980-1990, lui-même lié à l’affaiblissement de la bipolarisation gauchedroite et à la perception d’une convergence des programmes économiques des principales formations politiques. L’abstentionnisme touchant les communes qui sont les plus pauvres est donc aussi un phénomène qui affecte davantage le bloc de gauche...

Clivage social VS clivage territorial

Un autre comportement de vote observé dans le livre concerne le rapport au territoire. Le monde rural a tendance de manière générale à voter plus à droite que le monde urbain, mais l’ampleur de l’écart varie dans le temps. Ce clivage territorial est plus important au 19e siècle, relativement modéré pendant une partie du 20e siècle et puis remonte depuis peu à des niveaux très importants. «En 2022, quand on compare le ratio entre le vote à droite dans la moitié la plus rurale du pays et dans la moitié la plus urbaine du pays, on obtient un ratio de 1,4, ce qui signifie que la moitié la plus rurale vote 1,4 plus pour la droite que la moitié la plus urbaine. On n’avait plus vu un tel fossé territorial dans le pays depuis la fin du 19e siècle », souligne Thomas Piketty.

La bipolarisation gauche-droite correspond à des périodes historiques où le clivage social l’emporte sur le clivage territorial.

 

Ce phénomène va de pair avec la tripartition de la vie politique : classes populaires urbaines et rurales se partagent entre le bloc de gauche et le bloc de droite, tandis que le bloc central rassemble les classes moyennes et aisées, lui permettant ainsi de gouverner.

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« À l’inverse, le clivage social l’emporte sur le clivage territorial pendant l’essentiel du 20e siècle. La bipolarisation gauche-droite correspond à des périodes historiques où le clivage social l’emporte sur le clivage territorial. Au 19e siècle, l’énorme écart de vote entre le monde rural et urbain provient d’une opposition entre paysans et ouvriers. Les paysans peinaient à se retrouver dans les programmes du parti socialiste. Au cours du 20e siècle, la gauche va réussir à mieux parler au monde rural et à rassembler les classes populaires rurales et urbaines autour de son projet politique et à tirer parti de l’alternance politique entre la gauche et la droite. »

Les classes populaires boudent-elles la gauche ?

L’idée selon laquelle les classes populaires ne voteraient plus à gauche est une idée reçue déconstruite par le travail de Julia Cagé et Thomas Piketty qui montrent au contraire que le vote pour le bloc de gauche n’a jamais cessé d’être fortement lié à la décroissance de la richesse de la commune, même sur la fin de la période étudiée. Sur les communes les plus pauvres, la gauche est en général au-dessus de sa moyenne nationale tandis que dans les 20%-30% des communes les plus riches, le vote pour le bloc de gauche diminue fortement avec la richesse (fig.3).

Toutefois, au cours des dernières décennies, une tendance notable a émergé : le vote populaire en faveur du Front national-Rassemblement national, principalement observé dans les bourgs et les villages, a gagné en importance. Pour les deux auteurs, ce vote s’expliquerait par le sentiment d’abandon de la classe ouvrière industrielle confrontée à la concurrence internationale qu’on retrouve depuis les années 1980-1990, davantage dans les zones rurales que dans les banlieues et les métropoles.

Toutefois, au cours des dernières décennies, une tendance notable a émergé : le vote populaire en faveur du Front national-Rassemblement national, principalement observé dans les bourgs et les villages, a gagné en importance.

 

«Ce vote en faveur de la droite nationale est au départ un vote très urbain et puis devient très fortement rural en 2007-2012. Cela s’explique par l’absorption de la fraction la plus urbaine du bloc RN, mais aussi la plus anti-immigrés par le parti de Nicolas Sarkozy. À partir de ce moment-là, le RN va se retrouver avec un électorat de petites villes, de villages, plutôt de droite. Si on regarde cet électorat à la loupe, vous ne pouvez pas l’attraper simplement avec un discours antiimmigrés. Les questions du libéralisme économique, de la mondialisation, de la concurrence internationale constituent des sujets encore plus importants que la question migratoire », soutient Thomas Piketty.

Dans leur livre, les auteur·es essayent ainsi de comprendre les déterminants de votes. Les gens votent-ils sur leur revenu, sur la richesse, sur l’éducation, l’identité, l’immigration, la religion? Leur travail montre que les enjeux socio-économiques, les enjeux de classe et les enjeux de territoire restent importants dans les comportements de vote des Français·es, davantage que les questions migratoire, religieuse et identitaire. Voilà une seconde idée reçue que ce travail captivant et inspirant fait voler en éclat. #

  1. Les données sont accessibles sur un site permettant de visualiser toutes les données électorales et socioéconomiques rassemblées dans le cadre du livre. J. CAGÉ et T. PIKETTY, Une histoire du conflit politique, 2023. Disponible sur : www.histoireduconflitpolitique.fr
  2. Revenu fiscal total avant toute déduction divisé par le nombre d’habitant·es, y compris les enfants.
  3.  Dans un chapitre, les auteur·es expliquent comment ils ont procédé pour attribuer à chaque candidat·e une «nuance politique» à travers l’histoire, en s’appuyant sur la presse nationale et régionale de l’époque. Cela leur a permis d’opérer des regroupements en «courants politiques» et entre les trois principaux blocs

Crédit photo Une : Hermance Triay / Seuil

Crédit graphiques : Unehistoireduconflitpolitique.fr

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