Quasiment ignoré par les institutions européennes pendant quarante ans, le domaine de la santé fait son entrée dans les débats européens à partir 1998, non pas par la voie du législateur, mais par celle du juge. Celui-ci en proposera une lecture inspirée davantage par le concept de libre circulation des biens et de libre prestation des services que par la spécificité du secteur et son apport au bien commun. La Commission a fini par adopter cette vision – qui pourrait saper à terme les spécificités des modèles sociaux nationaux. Dernier exemple en date : une offensive, au nom du droit de la concurrence, sur les assurances complémentaires proposées par les mutuelles belges.

 

Le domaine de la santé a très peu retenu l’attention des institutions européennes pendant les quatre décennies qui ont suivi la signature du traité de Rome (1957). C’est avec la réforme du traité de Maastricht (1991) puis celle d’Amsterdam (1997) que la santé fait irruption dans le texte fondateur de l’Union européenne. Dans l’article 129, devenu 152 ensuite, on indique clairement que cette matière relève de l’application du principe de subsidiarité. Nonobstant, en 1998, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) rend, contre toute attente, un arrêt devenu célèbre en matière d’accès aux soins à l’étranger. Celui-ci va changer profondément la donne. Par la suite, la CJCE se prononcera, à diverses reprises, dans des affaires similaires pour construire une jurisprudence devenue irréversible. Celle-ci établit que le droit communautaire s’applique aux secteurs de la santé (Arrêt Decker et Kohll). Dans l’affaire Kohll et Decker, la CJCE a jugé que l’autorisation médicale préalable à l’octroi du remboursement par la sécurité sociale des prestations dispensées à l’étranger constitue une entrave à la libre prestation de services. En rendant cet arrêt, elle a fait siennes les conclusions de l’avocat général Tesauro, dans lesquelles on peut lire que « la sécurité sociale n’est pas un îlot à l’abri des règles du traité ». Depuis lors, la Commission veille à l’application des principes communautaires dans le secteur de la santé, à savoir : la libre circulation des biens et la libre prestation de services. Elle considère sur la base de la jurisprudence constante de la CJCE que les soins de santé sont des services au sens du traité. Cette approche a fondé l’initiative de l’ex-commissaire Bolkestein d’insérer dans la proposition de directive « services », déposée en janvier 2004, un article (23) appliquant la jurisprudence de la CJCE en matière de soins à l’étranger ainsi que des éléments permettant de considérer que la santé devait être soumise au principe de la libre prestation de services. Une forte mobilisation des acteurs de la santé, relayée par le monde économique et social, les parlementaires européens et même vingt ministres de la santé sur vingt-cinq ont fait reculer la Commission. En avril 2006, elle a finalement décidé de retirer la santé du champ de la proposition de directive « services ». Mais l’approche de la Commission n’en a pas été révisée pour autant, malgré de multiples interventions et prises de position ne cessant de réclamer une qualification spécifique des services de santé, distincte des habituels produits et services marchands. Sourde à ces appels, la Commission, dans la foulée du retrait de la santé du champ de la proposition de directive services, a, d’ailleurs, exclu les services de santé de la Communication sur les services sociaux d’intérêt général (SSIG). Dans le même temps, elle a intensifié l’envoi de mises en demeure aux États membres qui, à son estime, enfreignent le droit communautaire. Après examen des législations des États membres suite à diverses plaintes émanant notamment de fournisseurs de matériels médicaux, de compagnies d’assurances ou de citoyens, la Commission a lancé des procédures d’infraction arguant d’entraves aux principes de libre circulation des biens médicaux et/ou de libre prestation de services.

Procédures d’infraction


 À partir de 1999, au lendemain de l’arrêt rendu par la CJCE concernant l’accès aux soins à l’étranger, la Commission a commencé à interroger les États membres sur la conformité de leurs législations avec le droit communautaire. S’en est suivie, notamment, une condamnation de la France suite aux refus de rembourser les analyses médicales effectuées par des laboratoires n’ayant pas leur siège sur le territoire français ; une condamnation de la Belgique pour les normes techniques des chaises roulantes jugées privilégier les producteurs nationaux au détriment des producteurs étrangers... À partir de 2006, lorsque la santé a été retirée de la proposition de directive services, l’envoi de lettres de mises en demeure s’est intensifié. Hasard ou volonté communautaire d’appliquer avec rigueur les principes communautaires dans le champ de la santé ? L’Italie, l’Espagne, l’Autriche et la France ont été priées de revoir leur législation limitant l’implantation des officines pharmaceutiques sur leur territoire. La France a été invitée à revoir son décret sur l’application de la jurisprudence en matière d’accès aux soins ambulatoires à l’étranger. La Belgique a été attaquée pour sa législation sur les « petscans » et celle relative à la mutualité. Quant à l’Irlande, elle a reçu une mise en demeure pour l’absence d’intégration des directives assurances non-vie dans sa législation sur les assurances complémentaires.

Mises en demeure


 Le législateur belge, comme d’autres, a adopté des règles pour financer les prestations petscan et contrôler leur implantation, à travers des normes d’agrément et le respect de conditions diverses, appelées dans d’autres États, planification, programmation, etc. Dans sa lettre de mise en demeure, la Commission, qui relaye une plainte des fournisseurs de petscans, estime que la Belgique entrave la libre circulation des biens médicaux (commercialisation sans entrave des petscans). Elle invite la Belgique à modifier les remboursements des prestations, par exemple en les abaissant, si les budgets sociaux sont insuffisants, et insiste pour que la législation sur la limitation à l’implantation de petscans soit révisée. Elle considère que cette législation va à l’encontre de la protection des patients et qu’elle n’est pas justifiée par des raisons d’intérêt général (telles que la limite des budgets sociaux). Elle argue que des économies peuvent être réalisées grâce aux petscans dans la mesure où ceux-ci permettent de réduire le nombre d’hospitalisations, etc.  Si la Commission poursuit la procédure entamée, et que celle-ci aboutit à une condamnation de la Belgique, ce sont tous les dispositifs de régulation qui ont été adoptés dans les États membres qui seront mis à mal. L’enjeu est de taille, car les mécanismes de régulation savamment élaborés au cours de plusieurs décennies de politique de santé se verraient ainsi sanctionnés.

La loi sur les mutualités


 Le 12 décembre 2006, la Commission européenne a adressé à la Belgique une mise en demeure établissant que la législation belge régissant les services complémentaires des mutualités n’était pas conforme à l’application des première et troisième directives européennes relatives aux assurances non-vie. Pour la Commission européenne, les services complémentaires des mutualités entrent en concurrence avec les produits des entreprises d’assurances qui sont soumises à ces directives. Elle considère que les services complémentaires mutuellistes, les couvertures hospitalisation et petits risques doivent se conformer aux dispositions communautaires en matière d’assurances. La Commission demande au gouvernement belge d’adapter en conséquence la législation sur les mutualités en intégrant les directives européennes.  Le 30 mars 2007, le Conseil des ministres belge a adopté le projet de réponse auquel les mutualités ont été associées. Après examen de cette réponse, la Commission peut mettre fin à la procédure lancée ou la poursuivre. Si tel devait être le cas, l’affaire pourrait être portée devant la CJCE, qui devrait trancher. Mais avant d’en arriver à ce stade ultime, des éléments d’informations complémentaires devraient sans doute être échangés avec la Commission pour tenter de rechercher des solutions appropriées.

Enjeux


 L’application des directives assurances aux activités complémentaires des mutualités serait sans conteste lourde de conséquences pour le système belge de sécurité sociale. Tout d’abord, l’incidence serait financière (augmentation du coût des services). Ensuite, le niveau de prise en charge en souffrirait (abandon ou abaissement). Mais, c’est surtout le mouvement mutuelliste qui serait affecté, de même que les associations qu’il dynamise, les mouvements socio-éducatifs qu’il a fondés et encourage. Au total, c’est la spécificité du modèle belge de protection sociale qui serait atteinte.  Les directives assurances concernées ont été adoptées en 1973 et en 1992. Elles sont destinées à promouvoir le libre établissement des entreprises d’assurances dans l’Union européenne et la libre circulation des produits d’assurances appelée « libre prestation de services ». Concrètement, l’application des directives non-vie imposerait que les services complémentaires soient gérés dans une entreprise agréée pour faire de l’assurance, c’est-à-dire une société anonyme, une société coopérative ou encore une société d’assurances mutuelles, type Ethias. Cette forme organisationnelle doit notamment constituer un fonds de garantie et appliquer les règles de solvabilité en vigueur en matière d’assurances.

Position belge


 Dans sa réponse à la Commission, la Belgique réfute l’argumentation de la Commission et justifie le bien-fondé de la législation sur les mutualités. Elle considère que les exigences prévues dans les directives européennes sont déjà inscrites dans la loi sur les mutualités, qui prévoit en outre une série de garanties pour l’affilié. Celles-ci sont adaptées à la spécificité des mutualités, qui exercent des activités sur la base du principe de solidarité, sont dépourvues de tout but de lucre, n’opèrent pas de sélection des risques, et dont la finalité exclusive est la santé et le bien-être. En outre, les mutualités belges n’exercent pas d’activités transnationales.  La réponse belge comprend un volet détaillé sur le rôle historique des mutualités dans le développement de la protection sociale et sur leurs caractéristiques spécifiques. Dans le cadre de leurs activités complémentaires, les mutualités appliquent, en conformité avec les exigences de la loi, les principes et les mécanismes en vigueur dans l’assurance maladie obligatoire. Elles n’accomplissent ces activités que dans la mesure où elles sont en lien avec la santé, sans discrimination des membres.  La Belgique rappelle par ailleurs à la Commission qu’en janvier 1993, à la suite d’une plainte similaire déposée à l’encontre du service Eurocross en 1992, elle avait estimé qu’il n’y avait aucune raison de soumettre les mutualités à l’application des directives assurances et avait classé l’affaire sans suite. Depuis lors, la législation européenne n’a guère évolué et les activités mutuellistes répondent toujours aux mêmes principes qu’auparavant. En outre, la loi belge sur les mutualités a été renforcée pour clarifier toute ambiguïté entre l’activité des mutualités et celles des compagnies d’assurances, puisqu’il leur est désormais interdit de collaborer.

 Les principaux arguments développés sont les suivants : • Chaque État membre est libre d’organiser et de gérer son système de santé et de sécurité sociale sur la base de l’article 152 du traité en respect du principe de subsidiarité. En conséquence, la Belgique définit les règles qui s’appliquent dans ce domaine et donc celles relatives aux activités complémentaires des mutualités. • Les services complémentaires des mutualités constituent un volet du système de protection sociale belge qui confère à l’État le droit de légiférer de manière propre, pour veiller à la bonne organisation et à la gestion de ces services. En insérant dans la loi sur les mutualités, l’obligation faite à ces dernières d’offrir des services complémentaires, le législateur belge a inscrit sa volonté manifeste d’articuler assurance maladie obligatoire et services complémentaires mutuellistes, et reconnait ceux-ci comme partie intégrante de la protection sociale. Ces services constituent, en effet, un complément essentiel à l’organisation et à la couverture de l’assurance maladie obligatoire. • Par leurs services complémentaires, les mutualités, selon la même logique que l’assurance maladie obligatoire, renforcent la cohésion sociale qui est un objectif du traité communautaire. • Ces activités sont d’intérêt général. Elles doivent être exonérées de l’application des principes du traité, car ceux-ci peuvent faire obstacle à la réalisation de leurs missions d’intérêt général. Le traité établit, à cet égard (art. 86 § 2) que les États membres peuvent organiser des tâches et définir des missions d’intérêt général en dehors des principes de libre marché. • Les activités complémentaires des mutualités doivent être rangées dans le champ non économique au même titre que les régimes de sécurité sociale. Or, ces derniers sont exemptés de l’application des directives assurances non-vie. Corollairement, les services complémentaires mutuellistes doivent l’être aussi.

Avenir des mutualités


 L’issue de la procédure lancée par la Commission européenne revêt une importance primordiale pour l’avenir des mutualités en Belgique. Si la Commission oblige la Belgique à tailler les assurances complémentaires mutuellistes à l’aune des produits des assurances commerciales, les personnes les plus vulnérables en seront les premières victimes, et l’exclusion sociale s’accentuera. En effet, les personnes les plus fragilisées socioéconomiquement et sanitairement n’ont quasiment pas accès aux produits maladie des assureurs commerciaux, dont l’objectif est de faire du profit. Leur logique diffère en tout point de celle des mutualités, qui appliquent le principe de solidarité dans toutes leurs activités. Outre ses conséquences sociales et son impact financier sur la protection sociale, l’application des directives assurances aboutirait à l’intégration des services complémentaires mutuellistes dans une entité juridique distincte, de type commercial. Elle briserait de ce fait la vision actuelle, dans laquelle l’assurance maladie obligatoire et l’assurance maladie complémentaire doivent s’inscrire sociétalement pour réaliser le même objectif, à savoir : offrir à chacun l’accès à des soins de santé abordables financièrement et de qualité. L’intégration dans les services complémentaires des mutualités chrétiennes francophones de l’hospi solidaire « Solimut », garantit à l’ensemble des membres de ces mutualités l’accès aux soins hospitaliers sans barrière financière et principalement lorsque « le reste à charge » du patient est élevé. En cas d’application des directives d’assurances, une telle solidarité et de tels services ne pourraient être mis en œuvre. En outre, la logique du marché de l’assurance et les surcoûts financiers générés par les directives nuiraient au maintien de ces services et entraîneraient une croissance des charges, qui ferait disparaître les qualités particulières de ces services financés solidairement et proposés à un prix social et raisonnable. Il y va de l’intérêt d’assurer un haut niveau de protection sociale contre la maladie à toute la population du pays, comme le prône d’ailleurs le traité dans ses objectifs.

Une compétence des États


 L’article 152 du Traité de l’Union européenne prévoit bien que ce sont les États membres qui sont compétents en matière d’organisation et de fourniture de services de santé et de soins médicaux. Le voici.  1. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté. L’action de la Communauté, qui complète les politiques nationales, porte sur l’amélioration de la santé publique et la prévention des maladies et des affections humaines et des causes de danger pour la santé humaine. Cette action comprend également la lutte contre les grands fléaux, en favorisant la recherche sur leurs causes, leur transmission et leur prévention ainsi que l’information et l’éducation en matière de santé. La Communauté complète l’action menée par les États membres en vue de réduire les effets nocifs de la drogue sur la santé, y compris par l’information et la prévention.  2. La Communauté encourage la coopération entre les États membres dans les domaines visés au présent article et, si nécessaire, elle appuie leur action. Les États membres coordonnent entre eux, en liaison avec la Commission, leurs politiques et programmes dans les domaines visés au paragraphe 1. La Commission peut prendre, en contact étroit avec les États membres, toute initiative utile pour promouvoir cette coordination.  3. La Communauté et les États membres favorisent la coopération avec les pays tiers et les organisations internationales compétentes en matière de santé publique.  4. Le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l’article 251, et après consultation du Comité économique et social et du Comité des Régions, contribue à la réalisation des objectifs visés au présent article en adoptant :  a) des mesures fixant des normes élevées de qualité et de sécurité des organes et substances d’origine humaine, du sang et des dérivés du sang; ces mesures ne peuvent empêcher un État membre de maintenir ou d’établir des mesures de protection plus strictes;  b) par dérogation à l’article 37, des mesures dans les domaines vétérinaire et phytosanitaire ayant directement pour objectif la protection de la santé publique;  c) des actions d’encouragement visant à protéger et à améliorer la santé humaine, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres.  Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, peut également adopter des recommandations aux fins énoncées dans le présent article.  5. L’action de la Communauté dans le domaine de la santé publique respecte pleinement les responsabilités des États membres en matière d’organisation et de fourniture de services de santé et de soins médicaux. En particulier, les mesures visées au paragraphe 4, point a), ne portent pas atteinte aux dispositions nationales relatives aux dons d’organes et de sang ou à leur utilisation.