Avant les années 70, le concept de santé ne retenait guère l’attention au contraire du concept maladie. Le droit à la santé était surtout pensé comme un droit à la « réparation » de la santé.


Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, surtout avec l’émergence des assurances sociales obligatoires, la santé, écrit Hedwige Peemans-Poullet, est « complètement emprisonnée dans un problème de revenus : perte ou insuffisance de salaire, car la sécurité sociale ne se préoccupe pas de la santé mais bien du niveau de vie des travailleurs malades » (1). La première préoccupation était donc d’assurer un revenu de remplacement pour faire face aux « aléas de la vie ». Ce n’est que bien plus tard que l’on s’est préoccupé de la santé des travailleurs… lorsqu’on a pris conscience de l’influence de celle-ci sur les plans économique et social. Mais aussi, parce que depuis la fin des années 80, on s’interroge sur l’efficacité d’un système de soins de plus en plus budgétivore, confronté à la réduction du financement des politiques sociales avec les conséquences que l’on devine en termes de justice sociale. Telle était la question centrale du « Chantier Santé itinérant » qui s’est tenu dans le cadre des Assises pour l’Égalité qui vient de s’achever. Car, si personne ne doute qu’en termes de protection, de secours et de réconfort, notre système de soins est de qualité, grâce à une couverture sociale élevée des activités médicales et para-médicales ainsi qu’un fort potentiel d’excellence d’équipements et de savoir-faire, il n’est pas sûr pour autant que ce système s’adapte avec efficience aux besoins des personnes en grande vulnérabilité sociale.

Une santé publique plus égalitaire
Vaste initiative pluraliste de personnalités, de mouvements et d'association les « Assises pour l'égalité » (2), ont voulu « remettre le critère d'égalité au centre de la réflexion et des objectifs des politiques publiques ». C'est dans ce cadre que s'est déployé, en quatre forums, un « Chantier itinérant santé » ouvert – où chacun s’exprimait en son nom propre - aux professionnels de la santé, aux malades, aux citoyens afin de mesurer les effets négatifs des inégalités dans le secteur des soins et des politiques de santé.
Quatre thèmes ont été débattus au cours de quatre réunions publiques qui se sont tenues de novembre 2002 à février 2003 à Liège, Wavre, Libramont et Charleroi :
• l'organisation du système de soins concourt-elle à la réduction des inégalités ?
• participation, émancipation, être acteur de sa santé… sont aujourd’hui des thèmes porteurs : mais cela est-il à la portée de tous ?
• y a-t-il dans notre pays des parias de la santé ? (pour raison géographique, de revenus, d'âge, de sexe, d'ethnie, de mœurs, de pathologie particulière…)
• les inégalités entre secteurs médicaux et professionnels de la santé ont-ils des effets indésirables sur la qualité, l'équité, le coût, l'humanité des soins ? Ce fut, comme le souligne Thierry Poucet, cheville ouvrière de ces rencontres, un véritable exercice de participation citoyenne, où, chacun, sans le poids de ses « représentations » officielles, pouvait écouter l’autre avec attention et participer à ce vaste échange de savoirs au-delà des clivages traditionnels, comme si l’objectif de défendre « la santé pour tous » n’était pas – ne pouvait pas être – une cause partisane.

Inégalités persistantes
« Tout commence à la naissance. Dès le départ dans la vie, chacun doit supporter et vivre avec son bagage génétique et sera donc plus ou moins sensible à tel ou tel type de maladie. Puis, plus tard, ce seront les conditions de travail, les conditions de logement… On est tous né quelque part. » affirme un responsable de mutualité. Il n’y a donc pas d’égalité « naturelle » devant la santé tant du point de vue biologique que du point de vue de la situation socio-économique, professionnelle ou culturelle. Mais, la santé étant – sans aucun doute – l'un des secteurs où l'on aspire à la plus grande égalité, on attend du système de santé qu'il corrige, grâce aux soins, les inégalités consécutives à la maladie (pertes de mobilité, perte de revenus…) dont un bon nombre résulte souvent (mais pas toujours) des différences de conditions de vie (liées au revenu, au travail, au condition de logement, à l'éducation, à la naissance…).
Or, qu’en est-il aujourd’hui alors que « les mailles du filet deviennent plus lâches. Si le patient devait mettre 100 FB de sa poche en 1998, il en mettait en moyenne 119 en 2001… » L’impression générale prévaut que malgré l’expansion impressionnante des dépenses publiques consacrées aux soins de santé, les progrès en terme s d’égalité d’accès aux soins comme d’égalité devant les progrès de santé sont relatifs. Chacun des participants au « Chantier Santé » avance de nombreux indices d’inégalités : inégalités devant la « culture sanitaire » (prévention, hygiène de vie, connaissance du médicament…), coûts prohibitifs de l’hébergement en maisons de repos, manque de structure de convalescence, obstacles psychologiques et financiers aux soins dentaires, solitude forcée de nombreux invalides, complexité incroyable des réglementations (même pour les professionnels), fortes précarisation des indépendants, soutien aléatoire et inégal des CPAS… Des observations qui, pour certaines, sont largement confirmées par la récente enquête sur la Santé des Belges réalisée par l’Institut d’hygiène et d’épidémiologie (3).
On sait ainsi que l’état de santé des personnes socio économiquement défavorisées est globalement moins satisfaisant : santé mentale moins bonne, maladies chroniques plus fréquentes, incapacités de travail plus longues, habitudes de vie moins bonnes avec moins de sports, de loisirs, obésité plus importante, alimentation moins bonne, fumeurs plus nombreux. Mais de plus, si l’on ajoute des ressources financières moindres, les soins de santé représentent pour elles une lourde charge financière estimée à 12 % en moyenne de leurs revenus, contre 6 % chez les ménages plus aisés. Trop de ménages considèrent que leurs dépenses en soins de santé sont difficiles à assumer, au point que près d’un sur dix retarde certains soins pour difficultés financières. Le problème est encore plus crucial pour les familles monoparentales. Les porte-parole d’associations de malades ou d’aide aux malades qui, tout en témoignant de certaines évolutions encourageantes, ont également regretté les trop nombreuses formes d’exclusions dans le travail, le logement, les prêts bancaires… qui s’« auto-justifient » en se référant à leur état de santé précaire. Ces personnes se montrent très attentives à l’application de la toute récente loi adoptée au Sénat le 12 décembre dernier qui, précisément, donne des outils législatifs à ceux qui seraient discriminés en raison de leur état de santé actuel ou futur.

Au-delà de la médecine curative
Depuis plusieurs années, l’épidémiologie a bien mis en évidence le fait que les médecins, les soignants, le système de soins ne sont pas les seuls « remèdes » aux problèmes de santé publique. Un emploi stable, un réseau familial, un circuit d’amis, un environnement sain, un logement de qualité… ont un impact sanitaire incontestable. La médecine curative n’occupe donc qu’une place parmi d’autres (qui reste déterminante) dans les facteurs fondamentaux d’amélioration de la santé publique. On sait, par exemple, que le recul séculaire de la tuberculose dans les pays occidentaux doit beaucoup plus aux progrès de l’hygiène du milieu, au sens large, qu’à la découverte des premiers médicaments efficaces apparus vers le milieu du XXe siècle. Ensuite, on s’est aperçu que le poids des facteurs sociaux sur la distribution inégalitaire des atouts de santé parmi les groupes qui constituent la population se fait sentir de manière extrêmement précoce dans le cours de l’existence. Ainsi, on observe chez les jeunes enfants des catégories socio-professionnelles les plus modestes des situations d’obésité sensiblement plus répandues que dans d’autres milieux sociaux. Celles-ci ne peuvent donc s’expliquer par une longue période de vie entachée des comportements individuels « néfastes ».
Cela signifie que le souci d’améliorer l’accès au système de soins de santé des catégories les moins favorisées ne peut se faire aux dépens d’efforts parallèles en matière d’hygiène du milieu, de commodités sociales et de ressources culturelles (habitat, environnement, mobilité, travail communautaire, accès aux études qualifiantes, au travail, aux loisirs créatifs et conviviaux, à des services de proximité suffisamment développés et adaptés, etc.). Cela ne signifie pas pour autant que cette approche plus globale par ce qu’on appelle les déterminants sociaux de la santé invalide l’approche thérapeutique classique ! Cela signifie que celle-ci doit être remise à sa juste place et qu’elle ne peut prétendre pouvoir répondre à toutes les questions de santé.

Les essuyeurs de plâtres
Il a également été souligné au cours de ce « Chantier santé » à quel point, les acteurs et les organismes « promoteurs de santé » en étaient souvent réduits à jouer les éternels réparateurs de messages pervers abondamment répandus et induits par les stimuli de consommation. Un participant au forum de Wavre faisait, par exemple, remarquer que l’on pouvait voir, sur les bords de nos routes, des campagnes de sensibilisation à la sécurité routière qui nous mettent en garde contre le fait que l’airbag ou l’ABS ne sont pas des remèdes souverains contre les accidents dus à l’excès de vitesse. Ce type de message ne s’impose évidemment que parce que l’on nous a préalablement bercés, à grand renfort de propagande accrocheuse, sur la sécurité magistrale que constitueraient les nouvelles techniques de sécurisation passive des voitures… Les ressources d’organismes subventionnés sont donc mobilisées pour tenter de corriger, si cela est possible, les défauts de notre société de consommation. C’est peu dire, dans ces conditions, que les institutions et associations à visée préventive et humanitaire sont trop souvent condamnées de fait au statut de produits dérivés d’un système marchand qui les dédaigne le plus souvent, comme il se moque de la qualité de vie de nos concitoyens.
Enfin, signalons encore un atelier qui a bien mis en lumière les injustices et privilèges qui régentent les professions de santé en signalant une série de lignes de fracture qui vont bien au-delà des situations particulières qui y ont été décrites. La cohabitation entre le « marchand » et le « non-marchand » dans le secteur de la santé est déjà ancienne, mais elle se fait plus tendue ces dernières années au travers des exigences croissantes de rentabilité financière au point de contraindre les orientations professionnelles des soignants. Entre salariés et indépendants, on retrouve également nombre de « différences », notamment en termes de protection sociale. Le système de santé, jusqu’ici, est toujours centré sur l’hôpital aux dépens du développement des indispensables soins à domicile. À l’intérieur du système hospitalier on ne peut manquer de « voir » la différence entre des services riches et prestigieux comme la chirurgie et les services moins riches et plus effacés comme la gériatrie. On pourrait citer encore la pyramide des soignants, des sans grades jusqu’au plus connu des spécialistes, les inégalités hommes-femmes dans la répartition des responsabilités, les clivages entre prestataires conventionnés et non conventionnés, l’information commerciale et l’information scientifique… De toutes ces observations foisonnantes, on peut retirer, selon Thierry Poucet, quelques grandes tendances, à convertir un jour en propositions opérationnelles :
• la société devrait s’interroger davantage sur les besoins de santé qu’elle veut absolument voir correctement pris en charge. Tout progrès ou développement supplémentaire devrait être examiné à l’aune de l’égalité : soutenir socialement, par principe, ce qui peut être offert à toutes les personnes véritablement concernées (selon des critères médicaux objectifs). C’est dire que la question du prix à mettre pour rencontrer les besoins identifiés comme importants ne peut être éludée ;
• nos dirigeants et nos élites, impressionnés par l’innovation haut de gamme, peuvent s’imaginer que l’objectif de tout consommateur normalement constitué est de ne pas manquer la moindre de ces nouveautés. Un participant exprime à cet égard le plus grand scepticisme : « la plupart des gens ne rêvent pas de voyager en première classe ; ce qui les intéresse surtout c’est d’être dans le train, d’arriver à destination et de ne pas rester éternellement à quai » ;
• on se dirige alors assez naturellement vers la question de la politique de santé. Celle-ci gagnerait à être organisée autour d’objectifs prioritaires démocratiquement sélectionnés, puis mobilisant sur le mode coopératif l’ensemble du système de santé, avec évaluation périodique des résultats engrangés et des difficultés qui restent à surmonter. Tout ceci n’excluant pas, bien sûr, la prise en compte parallèle des risques ou des souffrances qui ne cadrent pas directement avec les priorités fixées ;
• pour appuyer cette politique sans engendrer d’inégalités, le maintien, voire le renforcement d’un système de financement solidaire paraît primordial.

Christian Van Rompaey

1 Peemans-Poullet Hedwige, « La santé est-elle assumée politiquement comme une fonction collective ? » 10e Congrès des Économistes belges de langue française, CIFOP, Charleroi 1992. Cité dans « L’égalité », Henri Lewalle, participation aux Semaines sociales du MOC, Éd. EVO Société, 1999.
2 Voir le site Internet : www.assises-egalite.be
3 Voir sur le site Internet de En marche, le journal de la Mutualité chrétienne : http://www.enmarche.be/Sante/Sante_publique/Enquete_sante_des_Belges.htm

Existe-t-il un droit à la santé ?
Depuis la fin des années 80, la définition très large de la santé au sens où l’entend l’Organisation mondiale de la santé (qui, il faut le signaler, a été reprise dans la nouvelle loi sur les mutualités) est devenue une référence incontournable. L’équité en matière de santé, ce serait sans aucun doute le droit à « la santé pour tous » comme le proclamait avec enthousiasme l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Peut-on pour autant parler de « droit à la santé » ? L’expression de l’OMS, qui relève plus du slogan mobilisateur que du plan d’action, a souvent été critiquée pour son caractère utopique (donc situé en dehors du droit). Il faut pourtant rappeler dans son contexte la formule fondatrice : « Tous les peuples du monde ont le droit d’accéder au meilleur état de santé possible, la santé étant définie non seulement comme l’absence de maladie ou d’infirmité, mais comme un état complet de bien-être physique, mental et social. » Introduire la notion d’infirmité, dont on voit le poids aujourd’hui dans nos sociétés vieillissantes, et la notion de bien-être individuel, à laquelle on fait aujourd’hui tellement référence, c’était – en 1946 ( !) – avoir quelques longueurs d’avances sur les conceptions dominantes de l’époque. Beaucoup s’interrogent encore aujourd’hui sur la portée qu’il faut donner à cette expression : « … le droit d’accéder au meilleur état de santé possible… » alors que, en 1948, la Déclaration des Droits de l’Homme (article 25) stipulait déjà que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé. »
Christian Van Rompaey

Inégalités de santé et travail
Le Haut Comité de la santé publique en France nous indique, dans une enquête publiée au début de 2002, que la différence d’espérance de vie entre un ouvrier et un cadre âgés de 35 ans atteint 6,5 années. Deux ouvriers sur huit, âgés actuellement de 35 ans, décèderont avant l’âge de 65 ans, pour un décès de cadre sur dix. Le score de risque d’invalidité d’un ouvrier non qualifié est de 113 quand celui du cadre supérieur est de 89, la moyenne française étant de 100. Le taux de prématurité varie du simple au triple et la fréquence des petits poids à la naissance du simple au double en fonction du niveau scolaire de la mère.
Au fur et à mesure que progresse la recherche sur les inégalités sociales en santé, il apparaît aussi que ces inégalités ne concernent pas seulement la mortalité ou la morbidité de la population, mais aussi le handicap ou les dépendances, et leur prise en charge sociale et sanitaire. Par exemple, à handicap de gravité équivalente, la proportion d’enfants handicapés entrant en institution est trois fois plus élevée chez les ouvriers et les employés que chez les cadres et les professions intermédiaires. On estime par ailleurs qu’environ le tiers des différences sociales de mortalité par cancer dans les pays industrialisés est expliqué par l’exposition à des facteurs d’origine professionnelle, et que cette fraction s’élève jusqu’à 50% pour les cancers du poumon et de la vessie. Les troubles musculo-squelettiques, les troubles de l’audition, de la reproduction, des pathologies respiratoires, de la peau, neuro-psychiatrique, cardiovasculaire… sont en grande partie liés à l’univers du travail, comme les facteurs psycho-sociaux associés à l’organisation du travail.
Le facteur travail, premier facteur d’inégalité devant la santé, reste sous-estimé dans les études d’évaluation de l’état de santé des populations. Cela devrait nous inciter à poursuivre des recherches approfondies dans le domaine des déterminants sociaux de la santé (le travail, mais aussi l’environnement, le cadre de vie, la qualité des aliments…) pour mieux comprendre les causes des situations sanitaires, des comportements de santé et des recours aux soins.
Christian Van Rompaey