Dans le précédent numéro de Démocratie, Marie-Thérèse Coenen a revisité l’histoire du syndicalisme féminin, des premières organisations ouvrières du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dans les lignes qui suivent, elle se penche sur l’organisation des femmes au sein du mouvement syndical chrétien, une organisation bien différente de celle qui a prévalu dans le syndicat socialiste (cf. Démocratie n° 5).

Dans le monde syndical chrétien, la séparation des sexes est en effet, dès l’origine, de mise. De la fin du XIXe siècle jusqu’à la Grande Guerre, s’observe la mise en place de syndicats dans les métiers de l’aiguille (dentellières, couseuses de gants, tailleuses, brodeuses, giletières, culottières, couturières…), dans les différents métiers à domicile, chez les employées, les institutrices ou les demoiselles de magasin...
Ces premières initiatives de regroupement des travailleuses sur le plan professionnel vont connaître, comme l’ensemble du mouvement ouvrier de l’époque, un effort de centralisation qui aboutit en 1912 à la création d’un Secrétariat général des unions professionnelles féminines chrétiennes. Il s’agit d’organiser, parallèlement au mouvement masculin, un organe pour stimuler le syndicalisme féminin. Cette visibilité des initiatives féminines permet aux chrétiennes, avec l’aide de quelques alliés, de mettre au point une méthode d’action, d’élaborer des programmes de revendications, de développer leurs organisations et de faire preuve d’initiatives innovantes. La personnalité de Victoire Cappe 1 s’impose tant par la force de sa pensée que de sa méthode. C’est elle qui donne l’impulsion pour une structure fondée sur le milieu professionnel aux organisations féminines chrétiennes qui, jusque-là, hésitaient encore entre mutuellisme ou œuvre d’éducation féminine. C’est elle encore qui permet ainsi l’émergence d’expériences multiformes originales, avec comme trame le respect de l’enseignement social et familial de l’Église catholique.

Formation et éducation

Le deuxième temps est relativement bref. Il couvre la période de la guerre (1914-1918) et va jusqu’à la fin de 1925. Pendant l’occupation, les activités du Secrétariat général des unions professionnelles chrétiennes se diversifient. L’accent est mis sur la formation, l’éducation des femmes ouvrières ou bourgeoises. Au lendemain de l’Armistice, la nouvelle appellation, « Secrétariat général des œuvres sociales féminines chrétiennes de Belgique », est significative d’une autre orientation et de nouvelles priorités. La Commission intersyndicale féminine, qui représente l’action syndicale, n’est plus qu’une simple section du Secrétariat. Au 1er janvier 1926, celle-ci disparaît quand les centrales ou sections professionnelles féminines fusionnent au sein de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC). Les organisations féminines chrétiennes se concentrent désormais sur les femmes au foyer et sur la défense d’une politique familialiste.
Maria Baers, personnalité de la première heure, marque de son projet toute l’action féminine chrétienne. Si, avant la guerre, elle reconnaît la nécessité pour certaines de travailler, après 1918, elle devient la porte-parole d’un véritable projet de retour de la femme au foyer jusqu’à plaider l’interdiction de travailler à tous les niveaux. Sa force de conviction est étonnante. Elle mène des enquêtes, publie, lance des campagnes de mobilisation autour de ce projet qui rencontre l’adhésion de beaucoup et ce, dans tous les milieux. Certaines voix commencent à s’élever contre cette politique coercitive visant le droit au travail des femmes. Mais Maria Baers arrive, à chaque fois, à se faire désigner pour rédiger le rapport souhaité, dans le milieu ouvrier chrétien, mais également dans des milieux pluralistes comme l’Association belge pour le progrès social ou dans des instances « nationales » comme la Commission nationale du travail des femmes. Elle a là une influence dont elle use avec intelligence et opiniâtreté.

Blocage et relance

La troisième période, de 1926 à 1938, est synonyme de mise entre parenthèses de l’action syndicale et revendicative des femmes. Les mesures discriminatoires visant les travailleuses ainsi que la crise économique bloquent la syndicalisation féminine. Pour les syndicats chrétiens, c’est l’interdiction du travail salarié des femmes mariées qui occupe l’avant-scène et sur laquelle convergent toutes les énergies.
À partir de 1936, la CSC connaît un regain d’intérêt pour la syndicalisation des femmes. Le contexte n’y est pas étranger : le débat contemporain sur l’assurance chômage obligatoire ouvre des perspectives et il faut se positionner vis-à-vis des publics jusque-là peu touchés par le syndicalisme : les jeunes et les femmes. La Conférence nationale du travail et les commissions paritaires nécessitent des militants et des militantes formé(e)s, capables de défendre les positions de la CSC. La concurrence avec les socialistes, sur un terrain où le syndicat chrétien a une longueur d’avance, est un stimulant. Après avoir négocié un accord avec la JOC et la KAJ pour la syndicalisation des jeunes travailleurs, la CSC signe, en 1938, un accord avec les organisations de jeunesses féminines JOCF et VKAJ et les organisations féminines adultes LOFC et KAV pour intensifier l’action et la propagande auprès des jeunes filles et des adultes. Cette convention sera renouvelée en 1945.

Un groupe marginal ?

L’analyse quantitative du syndicalisme féminin peut aboutir à la conclusion que les femmes sont et restent au XIXe et au XXe siècle, marginales et marginalisées au sein du mouvement syndical. Mettre un verre grossissant sur tout ce qui peut évoquer leur présence et leurs actions déforme la portée de nos conclusions. Sans doute, c’était un risque à prendre. En leur donnant davantage de visibilité, nous induire implicitement qu’elles ont plus d’influence et de présence que ce qu’elles ont réellement eu à l’époque. À partir de quel seuil un groupe minoritaire peut-il acquérir une certaine importance et exercer son influence sur le sens de l’histoire ? Ce que nous constatons c’est que même quand tout et tous se liguent contre elles – collègues de travail, politiques publiques, syndicalistes… –, les femmes continuent à être présentes. Elles se syndiquent quand les circonstances leur sont favorables, quand l’accès est possible et qu’elles peuvent accorder leur confiance. Quand le contexte leur est contraire, quand elles n’ont rien à y gagner, pourquoi se syndiqueraient-elles ? Elles entrent et sortent du syndicat comme elles entrent et sortent du travail.
L’organisation des travailleuses dans les deux organisations syndicales concurrentes se fait en parallèle. Il y a des convergences et des divergences. Il est possible de comparer les discours, analyser les stratégies et observer les résultats ou les échecs. Les deux approches puisent leurs justifications dans des doctrines totalement opposées, mais aboutissent néanmoins au même résultat, à savoir la volonté d’intégration des femmes sans contrepartie et sans prendre en compte des revendications spécifiques des travailleuses. Cette approche est essentielle pour comprendre l’évolution du syndicalisme féminin contemporain après la Seconde Guerre mondiale. Dès la fin des années 1930, nous constatons un frémissement dans les organisations qui va dans le bon sens : une volonté de syndiquer les travailleuses parce qu’elles sont des travailleuses à part entière. Après 1935, les syndicats chrétiens et socialistes comprennent qu’elles sont un groupe avec lequel il va falloir, désormais, compter. Cette nouvelle aventure fera l’objet d’un prochain ouvrage.

(*) Historienne, ancienne directrice du Carhop, Conseillère à la formation FOPES.


(1) Voir l’œuvre magistrale de Denise Keymolen, 1886-1927, Victoire Cappe, Une vie chrétienne, sociale, féministe, Presse universitaire de Louvain, Academia — Bruylant, Carhop, 2001 (Kadoc studies 28). Signalons également que Démocratie lui a consacré deux articles dans les n° du 15 juillet et du 1er août 2002 (disponibles sur www.revue-democratie.be).

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